Partie : 1 - 2 - 3 - 4

Les impressions réitérées - Partie 3

Revue scientifique

En 1886, par Soret J.L.

2 — Juxtaposition des couleurs

Les choses se passent tout autrement lorsque, au lieu d'être mélangées ou superposées, les couleurs sont juxtaposées. Entre plusieurs objets placés les uns près des autres, ou simplement entre les différentes parties d'un même objet, il y a des rapprochements de couleurs qui plaisent et d'autres qui déplaisent. Nous allons reconnaître que les teintes qui vont bien ensemble présentent entre elles quelque affinité, quelque parenté justifiant cet accord.
Pour le faire comprendre, rappelons que les couleurs diverses des corps se différencient les unes des autres par trois qualités principales: le ton, la saturation et l'intensité.
Le ton, ou couleur proprement dite, c'est le caractère qui nous permet de distinguer les différentes espèces de rayons simples que nous appelons rouges, jaunes, verts, bleus, etc. On reconnaît qu'il y a une infinité de tons lumineux dont les effets sur notre œil varient par degrés insensibles, en sorte que pour les classer on peut avoir recours au diagramme du cercle chromatique dans lequel les tons sont distribués à la circonférence et forment une série graduée de couleurs allant du rouge au violet en passant par toutes les nuances du spectre solaire, et revenant du violet au rouge par les teintes qu'on appelle pourpres, telles que le lilas, le pourpre proprement dit, le cramoisi. Les tons placés aux deux extrémités d'un même diamètre du cercle chromatique sont complémentaires, c'est-à-dire que, mélangés l'un à l'autre, ils déterminent la sensation du blanc, sensation que produit aussi le mélange de tous les tons réunis.
Dans les rayons simples séparés par le prisme, le ton est aussi prononcé que possible, la pureté de la couleur est au maximum, c'est ce que l'on exprime en disant que la saturation est complète. Ces tons simples et purs, mélangés avec une proportion de plus en plus grande de blanc, produisent une série de teintes de moins en moins saturées, pâles ou, comme on le dit, lavées de blanc, dans lesquelles l’œil reconnaît cependant le ton prédominant.
Enfin, entre les couleurs de même ton et de même saturation, il y a des différences d'intensité ou d'éclat se traduisant par une impression plus ou moins vive à la vue. Plus l'intensité est faible, plus la sensation se rapproche de celle du noir. Physiquement le noir correspond à l'absence de lumière; mais, physiologiquement, il peut être considéré comme une couleur, comme une sensation particulière. Par suite, une couleur de saturation et de ton déterminé, mais de faible intensité, peut être envisagée comme un mélange de ladite couleur avec le noir. De là résulte une série de teintes que l'on appelle rabattues; tels sont les bruns qui ne sont que des rouges ou des orangés de faible intensité, ou, si l'on veut, mélangé de noir.

Cette classification des couleurs une fois établie, examinons quels sont les rapports, les affinités des couleurs qui plaisent par leur juxtaposition.
D'abord l'affinité la plus complète, c'est l'identité. Si nous considérons un objet uniformément coloré ou plusieurs objets de même teinte, l’œil retrouve partout la même impression en ce qui concerne la couleur; l'effet, par suite, est agréable: une étoffe unie, la parité de teinte dans un mobilier, une toilette absolument assortie, plaisent toujours au regard: et un défaut, une tache sur ces objets donnent une impression de laideur en rompant cette unité.
En second lieu, les couleurs lui ne diffèrent que par leur intensité forment de bonnes combinaisons; c'est le cas d'un objet de teinte naturellement uniforme, mais dont les parties sont inégalement éclairées; c'est le cas aussi des associations artificielles de couleurs plus ou moins rabattues, associations si fréquemment utilisées dans les arts, par exemple, pour les étoffes dont les dessins se détachent en clair ou en foncé sur un fond de même teinte. — Par extension, le noir, qui est la limite commune vers laquelle tendent toutes les couleurs quand l'intensité diminue, le noir, disons-nous, va bien avec toutes les nuances, à moins qu'elles ne soient trop claires, auquel cas le contraste est parfois un peu dur.
Les couleurs de même ton, mais de saturation différente, s'harmonisent également parce qu'elles présentent un caractère commun, ce qui justifie l'emploi fréquent des juxtapositions d'un même ton plus ou moins lavé de blanc, dans la teinture des étoffes et généralement dans la décoration chromatique. Le blanc lui-même, qui est la limite commune de tous les tons quand leur saturation diminue, forme de bonnes combinaisons avec toutes les couleurs, surtout si celles-ci ne sont pas trop saturées.
Nous pouvons encore remarquer que les juxtapositions de couleurs, quel qu'en soit le ton, ne sont pas défavorables si elles sont toutes très rabattues ou toutes très lavées de blanc; ici la parenté s'établit par le noir ou par le blanc qui sont prédominants.
Des couleurs placées à un petit intervalle sur le cercle chromatique, c'est-à-dire de tons très peu différents, se marient bien l'une à l'autre parce que l’œil retrouve dans l'une une impression très rapprochée de l'autre. C'est là ce que M. Chevreul a appelé des harmonies d'analogues. Généralement, toutes les fois qu'il y a passage par degrés insensibles d'une teinte à une autre, l'effet est favorable parce qu'il y a continuité.

Un tout autre mode de bonnes combinaisons de couleurs résulte de la juxtaposition de tons très différents placés approximativement aux deux extrémités d'un même diamètre dans le cercle chromatique, en d'autres termes, de couleurs complémentaires ou à peu près. Ces associations ont été désignées par M. Chevreul sous le nom d'harmonie de contraste. Pour en expliquer l'effet, il faut avoir recours au phénomène physiologique du contraste des couleurs étudié particulièrement par M. Chevreul et M. Brücke.
Toutes les fois que nous fixons un objet coloré placé sur un fond blanc, gris ou noir, nous voyons autour de lui comme une auréole du ton complémentaire: un cercle bleu sur une feuille de papier blanc paraît entouré d'une auréole jaune pâle; avec un cercle pourpre l'auréole sera verte, et ainsi de suite. Cet effet de contraste est absolument général, quoiqu'il ne nous frappe guère quand notre attention n'est pas spécialement attirée sur ce point. Il se manifeste d'une manière plus sensible encore quand, après avoir fixé pendant quelques instants un objet coloré, nous portons rapidement le regard sur une surface blanche, grise ou noire; nous voyons alors une tache de la forme de l'objet et de couleur complémentaire, tache qui ne tarde pas à s'évanouir.
Dans la vision habituelle, par suite de la mobilité de l’œil qui fixe à chaque instant des points différents, ces effets de contraste simultané ou successif se produisent à la fois.
Il résulte de ces phénomènes que lorsque nous voyons une couleur d'un certain ton, nous percevons toujours en même temps, quoique inconsciemment peut-être, la couleur complémentaire; ces deux couleurs opposées présentent donc une affinité toute spéciale, puisque l’œil ne voit pas l'une sans l'autre. Quand leur association s'effectue artificiellement, c'est-à-dire lorsqu'on juxtapose des couleurs complémentaires, l’œil éprouve une impression généralement agréable parce qu'il reconnaît cette parenté; il retrouve avec plus d'énergie une impression qui lui est familière. Le rouge et le bleu, le jaune et l'outre-mer, le vert et le violet, forment de bonnes combinaisons.
Cette parenté n'est pas d'ailleurs la seule raison de l'harmonie des couleurs complémentaires. Le contraste augmente réciproquement leur pureté, leur saturation. De plus, quand l’œil dans son incessante mobilité se porte de l'une des couleurs à l'autre, la sensation qu'il éprouve devient momentanément plus vive, pour s'émousser l'instant d'après. Il se produit ainsi un chatoiement qui donne à l'impression quelque chose de vivant et de changeant, sans que l'unité de ton soit rompue.

Si les couleurs complémentaires ou opposées sur le cercle chromatique forment des combinaisons agréables, il n'en est pas de même des couleurs placées à peu près à angle droit sur ce cercle; c'est ainsi que les associations du rouge et du jaune, du jaune orangé et du vert, du vert et du bleu, du bleu et du violet, sont ordinairement considérées comme défavorables, ce qui se justifie, parce que l’œil ne retrouve aucune parenté entre les deux teintes, et que l'effet de contraste nuit à la pureté des couleurs; en particulier, le chatoiement dont nous venons de parler modifie à chaque instant le ton: par exemple, la teinte apparente du rouge, lorsqu'il est juxtaposé au jaune, passe à chaque moment du rouge au pourpre, tandis que celle du jaune oscille du jaune au vert: l'unité de ton se trouve ainsi rompue, et l'impression est désagréable parce qu'elle a perdu sa continuité.

3 — Répétition des couleurs

Je dois encore mentionner l'effet produit par la répétition des couleurs, effet si connu qu'il suffira de le rappeler par quelques exemples. — Dans les tapisseries d'une salle, on cherche presque toujours à établir une relation de ton entre les parties dissemblables; par exemple, dans les bordures, on introduira des couleurs, habituellement plus saturées, mais de même ton que celles du fond, de manière à établir une harmonie de nuances. — Le regard, de même, se plaît à retrouver une teinte identique dans des parties d'un ameublement, lesquelles, sans cela, seraient disparates. — Dans une toilette de femme, le rappel d'une même couleur dans les nœuds du chapeau, du corsage et de la jupe, se retrouvant peut-être aussi dans les chaussures, les gants, l'ombrelle, l'éventail, a toujours eu un caractère de grande élégance. — Généralement le charme des objets assortis par leur couleur ne saurait être méconnu; c'est là une parenté qui peut suppléer à l'absence de relation dans les formes.


IV. Le beau dans la nature

Après l'étude des trois principales catégories de sensations esthétiques qui sont utilisées dans les arts, je passe à l'examen des impressions que fait naître en nous l'aspect de la nature, sujet que je ne saurais laisser de côté en m'adressant à des naturalistes, mais que cependant je ne pourrai pas traiter d'une manière complète: je dois choisir un petit nombre de points seulement, et même ne m'y pas attarder.

1 - La beauté dans le règne animal

L'un de ces points, celui auquel je donnerai le plus de développement, c'est la beauté chez les animaux et particulièrement chez l'homme. Les éléments en sont complexes: nous y retrouvons bon nombre des caractères physiques et matériels que nous avons déjà étudiés.
Le corps des animaux est habituellement symétrique à droite et à gauche d'un plan médian; seulement la symétrie absolue est à chaque instant troublée par la mobilité des membres, par les déplacements relatifs des parties du corps. — Est-ce là une cause d'infériorité esthétique comparativement à la symétrie fixe et régulière? Bien au contraire. — Notre œil, à l'aide d'une habitude guidée par l'intelligence, est admirablement propre à nous faire reconnaître l'existence réelle de la symétrie, malgré des variations de position relative. Nous distinguons sans peine que le corps de l'homme, quels qu'en soient les poses ou les mouvements, est composé de deux moitiés pareilles. Par suite, la mobilité, loin d'empêcher la perception de la symétrie, apporte dans l'impression un élément de variété, d'imprévu et de richesse, tout à fait favorable à l'effet esthétique. D'ailleurs, dans ce que nous avons dit précédemment, on a déjà dû reconnaître que ce ne sont pas les impressions réitérées les plus évidentes, les plus serviles, les plus brutales, dirai-je, qui nous plaisent le mieux: le sentiment du beau s'élève, au contraire, quand les similitudes de sensation sont délicates et partiellement voilées, ou en d'autres termes, lorsque entre des objets disparates, à la première apparence, on découvre une relation qui en fait saisir l'unité.
Les répétitions de formes ou de dessins analogues ne se présentent guère chez l'homme; mais elles prennent une grande importance esthétique chez certains animaux. Il est à peine nécessaire de citer les taches de la panthère, les raies du tigre et du zèbre, les dessins des plumes de l'oiseau, des ailes du papillon et d'un grand nombre d'organes chez les animaux inférieurs.
Les formes du corps de l'homme sont généralement arrondies et continues; la peau qui les recouvre présente une grande homogénéité de consistance et de couleur; la similitude de complexion des muscles ressort à la vue et au toucher. Cette continuité n'est interrompue que dans divers organes qui, au point de vue esthétique, peuvent être considérés comme des ornements rompant momentanément les lignes et les surfaces pour les faire retrouver ensuite avec plus de charme. Tel est l'effet que produisent la chevelure en voilant la monotonie de la surface presque sphérique du crâne, les sourcils et les yeux, en coupant l'ovale du visage, les lèvres et les dents, en encadrant et décorant l'ouverture de la bouche, les ongles en délimitant les extrémités des membres.
Chez les animaux, la continuité des formes et l'homogénéité des téguments s'allient en général à la beauté; ainsi l'égalité du pelage des mammifères et du plumage des oiseaux sont des éléments esthétiques auxquels viennent se joindre des couleurs variées souvent d'une grande vivacité.
Le défaut des qualités matérielles que nous venons de rappeler, par exemple une difformité qui altère la symétrie, une blessure, une rougeur qui rompt la continuité de la peau, produisent une impression de laideur prononcée.


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