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Les impressions réitérées - Partie 1

Revue scientifique

En 1886, par Soret J.L.

C'est par l'intermédiaire de nos sens que nous recevons des impressions esthétiques et que le sentiment du beau pénètre dans notre esprit en nous donnant les jouissances les plus vives et les plus pures. Deux éléments entrent donc en jeu dans cette perception: l'un, physiologique, qui la rattache aux sciences physiques et naturelles; l'autre, psychologique, dont l'importance prépondérante ne saurait être contestée. En réfléchissant sur ces sujets, surtout sur le côté physiologique de la question, j'ai été frappé du rôle capital joué par la reproduction des mêmes sensations, ou par ce que j'appellerai des impressions réitérées; c'est sur ce rôle, messieurs, que je me propose d'appeler particulièrement votre attention.

L'idée est-elle absolument neuve? Je me hâte de dire que non et de déclarer que j'en ai puisé les germes chez divers auteurs, spécialement dans le bel ouvrage de M. Helmholtz sur la théorie physique de la musique. Mais cette idée ne me paraît pas avoir reçu le degré de généralisation qu'elle comporte, et ses conséquences n'ont pas, je pense, excité l'intérêt qu'elles méritent.
J'aurai souvent dans ce qui va suivre à employer le terme de sensations ou d'impressions esthétiques: je prends ce mot dans le sens le plus large, c'est-à-dire comprenant le beau à tous les degrés même les plus rudimentaires. Très volontiers dans le langage du monde cultivé, on réserve la qualification d'esthétique aux meilleures productions de l'art, aux œuvres qui excitent vivement notre admiration; mais scientifiquement, ce sens doit être étendu: une foule de choses sont simplement agréables à voir ou à entendre sans atteindre à un haut degré de beauté, et le charme qui leur appartient, ne pouvant être confondu avec une jouissance purement sensuelle, rentre dans le domaine de l'esthétique.

Les impressions esthétiques peuvent être classées en deux catégories:
1° Les impressions esthétiques se rapportant aux caractères physiques et matériels des choses. Dans ce premier cas, nous apprécions par nos sensations directes les qualités qui nous plaisent ou nous déplaisent; par exemple, nous pouvons trouver qu'un objet est beau par ses formes ou par l'assemblage de ses couleurs.
2° Les impressions esthétiques, généralement plus relevées, qui sont de l'ordre intellectuel et psychique. Dans ce cas, nos sensations physiques subissent une réaction de notre intelligence; par exemple, ce ne sont plus les formes mêmes d'un objet qui nous frappent, ce sont les idées que ces formes réveillent en nous.

Ces deux éléments, physique et psychique, sont d'ailleurs très souvent mélangés et concomitants. Je m'occuperai principalement du premier, car c'est celui qui a le plus de connexion avec les sciences qui forment l'objet des travaux de notre Société; mais je ne pourrai entièrement négliger le second dont, je l'ai déjà dit, l'importance est prépondérante dans l'esthétique.
Il convient de remarquer encore que, de l'assentiment général, la variété est une condition nécessaire de la perception du beau. La variété seule ne suffit pas pour faire naître des impressions esthétiques, mais elle les avive et les empoche de s'émousser. Je me borne à rappeler le fait sans avoir l'intention d'y insister.


I. La forme

La beauté des formes constitue la base de la sculpture, de l'architecture, du dessin. Il est entendu que nous laissons de côté toute la partie la plus relevée de ces grands arts, c'est-à-dire leur élément psychique et intellectuel, pour ne nous attacher qu'au jeu plus modeste des impressions de l'ordre matériel. Recherchons donc quels sont les principaux caractères géométriques et physiologiques qui nous plaisent dans la forme des objets.

1 - La symétrie

Le premier de ces caractères, c'est la symétrie, et le plus souvent la symétrie binaire, à droite et à gauche d'une ligne verticale médiane s'il s'agit d'un dessin dans un plan, à droite et à gauche d'un plan vertical médian s'il s'agit d'un objet considéré dans ses trois dimensions.
Il n'est pas possible de nier l'action esthétique de la symétrie, quoique quelques personnes peut-être soient tentées de la contester: ce qui est vrai, c'est que la symétrie ne suffit pas à elle seule à satisfaire nos aspirations vers le beau, c'est qu'il en est fait un usage si fréquent dans les arts que nous sommes blasés sur ce genre d'impression, c'est que par elle-même elle est peu propre à provoquer des idées de l'ordre intellectuel. Mais on ne peut sérieusement lui refuser un rôle esthétique considérable: dans l'architecture et les arts décoratifs, il n'y a pour ainsi dire pas une oeuvre où elle n'entre à quelque degré comme facteur; un bel édifice, par exemple, peut être absolument asymétrique dans son plan général, mais nous y trouverons toujours des colonnes, des ornements, des fenêtres, des perles, des détails divers qui, pris isolément, sont symétriques.
Or en quoi consiste l'impression de symétrie au point de vue géométrique et physiologique? Plaçons-nous en face d'un objet symétrique, c'est-à-dire de telle façon que son plan de symétrie coïncide avec le plan médian de notre corps. Nous reconnaîtrons immédiatement qu'à droite et à gauche de ce plan les deux moitiés de l'objet sont pareilles, qu'à chaque point de la surface du côté gauche correspond un point de la surface du côté droit également distant du plan médian. Cette perception instantanée du caractère géométrique de l'objet découle de la faculté que possède notre œil d'apprécier l'égalité de deux images projetées sur la rétine. — Ainsi l'impression de symétrie est basée sur ce que notre œil éprouve simultanément deux sensations pareilles; la partie gauche de l'objet nous apparaît comme la répétition de la partie droite, et cette impression réitérée s'associe à une sensation esthétique.
Remarquons que notre œil est assez exercé pour que cette impression d'égalité des deux moitiés se manifeste lors même que le plan de symétrie n'est pas tracé sur l'objet. Bien plus, elle subsiste quand nous ne sommes pas placés en face de l'objet, c'est-à-dire lors même qu'il n'y a pas coïncidence du plan de symétrie avec le plan médian de notre corps; dans ce cas si fréquent, l'image qui se forme sur la rétine n'est pas effectivement symétrique; mais l'éducation, jointe aux phénomènes physiologiques de la vision binoculaire, rend le sens de la vue capable de juger sans hésitation de la forme réelle des objets.

2 - Les dessins répétés

Un deuxième mode d'impressions réitérées pouvant donner un caractère esthétique à un objet, c'est la répétition multiple d'une même figure. S'il s'agit du tracé dans un plan, le type le plus complet de ce mode que le mathématicien définirait comme correspondant à une fonction périodique se rencontre dans ces dessins indéfiniment reproduits sur une étoffe ou une tapisserie. Nous le retrouvons constamment employé dans l'architecture et les arts décoratifs: ce sont des colonnes, des fenêtres, des ornements, des moulures se répétant plusieurs fois dans un édifice, un meuble, un bijou. C'est là quelque chose de tout différent de la symétrie, laquelle peut faire complètement défaut sans que l'impression esthétique cesse de se produire.
Ici encore il n'est pas nécessaire que les dessins périodiques forment réellement des images identiques sur la rétine: ainsi une étoffe peut n'être pas étendue de manière à former une surface plane, elle peut être ondulée, sans que la régularité objective de ses dessins en perde la propriété esthétique; l’œil et assez exercé pour ne pas s'y tromper, et souvent même l'impression de variété qui en résulte ajoute à l'effet obtenu.
Il n'est pas non plus nécessaire que les figures soient rigoureusement identiques pour que la répétition puisse en être utilisée; ce peuvent être aussi des dessins semblables, c'est-à-dire de même forme, mais de dimensions différentes, ou des dessins présentant entre eux quelque analogie évidente. C'est ainsi que dans un bijou, un collier par exemple, nous reconnaissons une série de chaînons tous de même dessin, mais de grandeur décroissante. Notre œil, en effet, a acquis au plus haut degré d'aptitude d'apprécier la similitude, parce qu'il est constamment exercé à envisager un même objet à diverses distances, ce qui entraîne une différence de dimension de l'image sur la rétine sans altération sensible des proportions relatives.

3 - La continuité

Un troisième caractère, qui est universellement reconnu comme un élément de beauté dans les formes, c'est la continuité des lignes et des surfaces. Or je ne crois pas faire erreur en affirmant que c'est encore là le résultat d'impressions réitérées.
Le type le plus simple et le plus complet d'une ligne continue est la ligne droite qui est partout identique à elle-même. Donc l’œil, en se dirigeant successivement sur les différentes parties de cette ligne, éprouve constamment la même sensation répétée: l'image qui se forme sur la rétine reste invariablement la même. On peut en dire à peu près autant de la circonférence du cercle ou, parmi les surfaces, du plan, de la sphère et de quelques hélicoïdes. Ces formes, dont toutes les parties sont identiquement superposables, sont d'un emploi très fréquent dans les arts.
Quant aux autres formes continues, lignes ou surfaces, la courbure des parties élémentaires contigus varie par degrés insensibles. Ces parties juxtaposées sont immédiatement reconnues comme appartenant à un même tout; chacune d'elles diffère aussi peu que possible de celle qui la précède et de celle qui la suit: l'analogie est donc évidente, l'existence d'un caractère commun ne peut donc échapper à la vue.
Pour celles de ces formes continues auxquelles l’œil est très accoutumé, ou qui sont symétriques, ou encore souvent répétées dans l'objet considéré, les lignes et les surfaces peuvent être interrompues et partiellement masquées par des ornements sans que nous cessions d'en percevoir la continuité. L'impression générale d'un plan que nous donne la façade d'un édifice n'est pas détruite par les saillies et les moulures que l'architecte y a appliquées. Ces ruptures intentionnelles de continuité constituent même un élément de variété et d'imprévu qui ravive la sensation en en brisant la monotonie.

4 - Rôle des impressions réitérées

Avant d'aller plus loin et d'aborder un autre sujet que la forme, il ne sera pas inutile d'entrer dans quelques développements qui feront mieux comprendre ma pensée sur le rôle de ces impressions réitérées dont je viens de citer quelques exemples.
Est-ce la répétition même d'une sensation qui constitue la beauté? En aucune façon, et il serait facile de trouver des exemples de sensations dont la répétition n'est point accompagnée d'un sentiment de beauté. Cherchons donc en quoi réside la jouissance esthétique.
Notre esprit éprouve toujours une satisfaction à se rendre compte de ce qui s'offre à lui, à y découvrir une signification, à reconnaître l'existence d'une relation, d'une organisation, d'une loi. Mais il peut y arriver par deux voies complètement différentes: l'une, c'est le raisonnement; l'autre, c'est l'intuition; la première est celle du logicien, du mathématicien; la seconde, celle de l'artiste. — Quand on parvient par le raisonnement, l'analyse ou l'expérimentation, à découvrir une loi, l'esprit ressent une jouissance très réelle, bien connue des adeptes des sciences, mais qui n'est pas une jouissance esthétique. — Au contraire, si nous procédons par voie d'intuition, si d'un coup d’œil nous saisissons qu'il y a une règle, une unité dans ce qui se présente à nous, nous éprouvons la jouissance esthétique. — La loi que dégage le raisonnement est formulée d'une manière plus précise, elle est plus complètement comprise; mais il y a plus de charme et un charme plus facilement accessible à tous dans l'intuition qui nous révèle l'existence d'une relation presque sans effort pour notre esprit. Prenons un exemple très simple. Demandons à un mathématicien de nous faire connaître ce que c'est qu'une ellipse; à l'aide de la géométrie analytique et du calcul infinitésimal, il nous en fera trouver l'équation, il en déduira les propriétés, il en calculera l'aire et la courbure. Prions maintenant un dessinateur de nous décrire cette même ellipse: d'une main habile, il en trace l'ovale sur le papier, et immédiatement, intuitivement, nous aurons le sentiment que la courbe répond à une loi. Le dessinateur ne nous en a pas appris autant que le mathématicien, mais il nous a donné une impression plus saisissante.
Or quelle est l'origine de cette intuition qui s'allie aux jouissances esthétiques? Nos sens nous permettent souvent ce jugement non raisonné; ils sont en particulier admirablement propres à nous donner avec précision la notion d'égalité entre deux ou plusieurs choses: l’œil reconnaît immédiatement que deux grandeurs sont égales, que deux formes sont semblables, que deux corps ont la même nuance, le même éclat lumineux; l'oreille nous fait facilement apprécier l'identité de hauteur de deux sons; l'égalité d'espaces de temps est accusée par la vue, l'ouïe, le toucher. Donc, toutes les fois qu'une loi entraînera comme conséquence l'identité de deux ou plusieurs sensations, c'est-à-dire une impression réitérée, nous aurons l'intuition immédiate de l'existence d'une relation, et par suite nous éprouverons une jouissance esthétique. Le degré de cette jouissance dépendra de l'étendue et de l'importance de la loi qui se révèle, de la vivacité et de la variété des impressions ressenties.


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