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L'image consécutive et le souvenir visuel - Partie 1

Revue scientifique

En 1885, par Binet A.

Nous n'avons pas l'intention de donner ici une théorie complète des images; c'est une tentative qui nous parait prématurée; à plusieurs égards, la question n'est pas mûre. Mais nous ne pouvons nous dispenser de consacrer quelques pages à l'étude de ces intéressants phénomènes, car la connaissance de la nature des images ne peut manquer d'éclairer le problème du mécanisme du raisonnement. En somme, ce sont les images qui constituent, avec les sensations les matériaux de toutes nos opérations intellectuelles; la mémoire, le raisonnement, l'imagination, sont des actes qui consistent, en dernière analyse, à grouper et à coordonner des images, à en saisir les rapports déjà formés, et à les réunir dans des rapports nouveaux. « De même que le corps est un polypier de cellules, a dit M. Taine, l'esprit est un polypier d'images. »

Il n'y a pas longtemps que l'on parait s'être mis d'accord sur la nature psychologique des images. Quelques auteurs anciens, il est vrai, avaient déjà vu ce qui a échappé à nombre de nos contemporains. Aristote disait qu'on ne peut penser sans une image sensible. Mais beaucoup de bons esprits répugnaient à admettre que la pensée a besoin de signes matériels pour s'exercer. Il leur semblait que ce serait faire une concession au matérialisme. En 1865, à l'époque où une grande discussion sur les hallucinations eut lieu au sein de la Société médico-psychologique, le philosophe Garnier et des aliénistes éminents, tels que Baillarger, Sandras et d'autres encore, soutenaient qu'un abîme infranchissable sépare la conception d'un objet absent ou imaginaire — autrement dit l'image — et la sensation réelle produite par un objet présent; que ces deux phénomènes diffèrent non seulement en degré, mais en nature, et qu'ils se ressemblent tout au plus comme « le corps et l'ombre ». Il est curieux de faire un rapprochement entre l'opinion de ces auteurs et les réponses que Galton obtint autrefois d'un grand nombre de savants, lorsqu'il commença sa vaste enquête sur les images mentales (mental imagery). Il demandait dans un questionnaire qu'il fit circuler si on avait le pouvoir de se représenter mentalement, par une sorte de vision interne, les objets absents — il prenait un exemple bien anglais: l'aspect du déjeuner servi — et si cette représentation toute subjective avait des caractères communs avec la vision externe. Tandis que des personnes peu instruites, des femmes, lui fournirent des réponses très intéressantes sur la nature de la vision mentale, les savants auxquels il s'adressa refusèrent de croire à cette faculté, qui leur paraissait une simple figure de langage.

Les choses ont changé depuis cette époque. Psychologues et physiologistes — MM. Taine et Galton au premier rang — ont travaillé à fixer la nature des images, leur siège cérébral, leurs relations avec les sensations. Ils ont démontré que chaque image est une sensation spontanément renaissante, en général plus simple et plus faible que l'impression primitive, mais capable d'acquérir, dans des conditions données, une intensité si grande qu'on croirait continuer à voir l'objet extérieur. On trouvera dans les ouvrages spéciaux la démonstration complète de ces vérités, qui de nos jours ont fini par devenir banales; elles ne servent plus qu'a défrayer les traités psychologiques de second ordre.
Remarquons en passant que cette théorie de l'Image n'a rien de matérialiste; elle rapproche l'image de la sensation, elle en fait une sensation conservée et reproduite. Or qu'est-ce que la sensation? Ce n'est pas un fait matériel, c'est un état de conscience, comme une émotion ou un désir. Si on est tenté de voir dans la sensation un fait matériel, c'est parce qu'elle a un corrélatif physiologique très apparent, l'excitation produite par l'objet extérieur sur l'organe des sens et transmise au cerveau. Mais on sait que tous les faits de conscience sont accompagnés d'un phénomène physiologique. C'est la loi. A ce point de vue, la sensation et l'image ne diffèrent pas des autres états de conscience.

M. Spencer appelle les images des états faibles, pour les opposer aux sensations, qui sont les états forts. Le terme est juste. Le peu de vivacité des images est une des raisons qui empêchent de les observer commodément et qui expliquent comment leur nature a été si longtemps méconnue. Pour les étudier, il faut les comparer aux images consécutives de la vue, phénomènes qui succèdent à l'impression d'un objet extérieur sur la rétine.
On sait que les images consécutives sont de deux sortes, positives et négatives. Placez un petit carré rouge sur une surface blanche vivement éclairée, regardez ce carré pendant une seconde, puis fermez les yeux sans effort en les recouvrant de la main, vous voyez apparaître le carré rouge: c'est l'image positive. Répétez la même expérience en fixant plus longtemps le carré rouge, puis, en fermant les yeux ou en les fixant sur un point différent de la surface blanche, vous verrez apparaître ce même carré; mais, au lieu d'être rouge, il sera vert, de la teinte complémentaire: c'est l'image négative.

L'image consécutive constitue un type de transition entre la sensation et l'image ordinaire; elle tient de la sensation en ce qu'elle succède immédiatement à l'action d'un rayon de lumière sur la rétine, et elle tient de l'image en ce qu'elle survit à cette action. En général, l'image consécutive a une assez grande intensité; on peut expérimenter sur elle avec plus de fruit que sur l'image ordinaire.
M. Parinaud a démontré le siège cérébral de l'image consécutive par l'expérience que voici:

« M. Béclard rapporte en ces termes, dans son Traité de physiologie, une expérience peu connue: L'impression d'une couleur sur une rétine éveille, sur le point identique de l'autre rétine, l'impression de la couleur complémentaire. Exemple: fermez l'un des yeux, fixez avec l’œil ouvert et pendant longtemps un cercle rouge; puis fermez cet œil, ouvrez celui qui était fermé, vous verrez apparaître une auréole verte, p. 863, édit. de 1866.
Ainsi présentée, cette expérience prête à la critique; sa formule énonce même une erreur; mais, ramenée à sa véritable signification, elle renferme la démonstration de la proposition que je viens d'émettre.
Pour bien nous rendre compte de la nature de la sensation développée dans l’œil non impressionné, voyons d'abord ce qui se passe dans l’œil qui reçoit l'impression.
Fermant l’œil gauche pour le moment exclu de l'expérience, nous fixons un cercle rouge sur une feuille de papier blanc, ou mieux, un point tracé au centre du cercle, afin de mieux immobiliser l’œil. Après quelques secondes, le fond blanc perd de son intensité et la couleur elle-même s'obscurcit. Retirant le cercle rouge sans cesser de fixer le point, nous voyons apparaître, sur le papier, l'image du cercle colorée en vert et plus claire que le fond: c'est l'image négative. Ferme-t-on l’œil: après avoir disparu un instant, l'image se reproduit avec les mêmes caractères.
Répétons maintenant l'expérience de Béclard, c'est-à-dire, au moment où nous retirons le cercle, fermons l’œil droit impressionné et ouvrons l’œil gauche en fixant toujours le papier.
L'image du cercle n'apparaît pas immédiatement.
Le blanc du fond s'obscurcit tout d'abord, et c'est seulement alors que l'image se dessine colorée en vert et plus claire que le fond. C'est la même image négative, extériorisée par l’œil gauche non impressionné, telle que nous l'avons reconnue dans l’œil droit qui a reçu l'impression.
On peut produire le même transfert avec l'image positive en variant les conditions de l'expérience.
L'extériorisation de l'image accidentelle par l’œil qui n'a pas reçu l'impression implique forcément l'intervention du cerveau et, avec une grande probabilité, le siège cérébral de l'image elle-même. »

Cette expérience sur l'image consécutive me paraissant très importante pour la théorie, je l'ai répétée un très grand nombre de fois. Au cours de ces études, j'ai remarqué quelques phénomènes curieux. D'abord l'expérience peut être faite avec les deux yeux ouverts. On regarde une croix rouge avec l’œil droit, en maintenant l’œil gauche ouvert, mais en empêchant cet œil de voir la croix, par l'interposition d'un écran. Au bout de quelques secondes, on ferme l’œil droit; et bientôt après, l’œil gauche, qui est resté constamment ouvert, voit le point du papier qu'il fixe se couvrir d'une ombre légère, et au milieu de cette surface obscure apparaît une croix verte.
Il faut aussi noter les changements qui s'opèrent dans la vision de l'image consécutive transférée ; elle apparaît, comme M. Parinaud l'a très bien remarqué, après un certain retard; elle ne dure jamais bien longtemps, au moins pour mes yeux; ordinairement, elle disparaît au bout de deux secondes, et le papier reprend en même temps sa teinte blanche primitive. Mais tout n'est pas fini, et si on maintient l’œil fixé sur le même point, on voit, quelques secondes après, le papier s'assombrir de nouveau et l'image reparaître avec les mêmes caractères de forme et de couleur que la première fois. Le nombre de ces oscillations semble dépendre de l'intensité de l'image; j'en compte souvent trois.
J'ai constaté aussi que l'autre œil, celui qui a regardé fixement la croix rouge, conserve son image consécutive pendant tout ce temps, et qu'on peut, en ouvrant et en fermant alternativement les deux yeux, voir se succéder l'image consécutive directe et l'image consécutive transférée.

Cette succession des deux images permet de les comparer. Elles n'ont pas toujours les mêmes caractères; j'ai constaté pour certaines couleurs une différence de teinte assez tranchée. Par exemple, un pain à cacheter de couleur orangée me donne une image consécutive qui se rapproche du bleu quand elle est vue directement, et du vert quand elle est transférée; cette différence se maintient quel que soit l’œil avec lequel on commence l'expérience. Pour d'autres couleurs, les deux images offrent sensiblement la même teinte.


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