Partie : 1 - 2 - 3 - 4

Les impressions réitérées - Partie 4

Revue scientifique

En 1886, par Soret J.L.

Les caractères de l'ordre purement physique ont donc une grande part dans la beauté animale; mais, surtout s'il s'agit de la beauté humaine, ils sont loin de suffire à en rendre complètement compte. Pour y arriver, il faut recourir à d'autres éléments que je dois indiquer rapidement, quand ce ne serait que pour donner un aperçu de la manière dont les idées que j'ai exposées sur la perception du beau s'appliquent et se transforment lorsqu'on entre dans le champ plus relevé des impressions de l'ordre intellectuel et psychique.
En premier lieu, nous sommes enclins à nous faire une conception spéciale de ce que doit être la beauté humaine; nous nous formons en imagination des types de cette beauté: types masculin et féminin; types de l'enfant, de l'adulte et du vieillard; types de variétés brune ou blonde. Lorsque nous rencontrons la réalisation, tout au moins approximative, de l'un de ces types, nous éprouvons une jouissance esthétique: nous reconnaissons un ensemble de relations de formes et de couleurs répondant à l'idéal fixé dans notre mémoire, nous nous trouvons en face d'une sensation déjà connue, déjà appréciée. — II y a donc là une impression réitérée, d'un mode particulier, qui est assez différent de ce que nous avons vu jusqu'ici; la perception esthétique s'effectue toujours par l'intermédiaire de nos sens et conserve ainsi son caractère intuitif; mais au lieu de nous révéler une loi objective et matérielle, elle répond à une relation, à une conception qui s'est développée dans notre esprit. Cette catégorie d'impressions réitérées se retrouve dans beaucoup d'autres cas: le style dans l'architecture et les arts décoratifs, les conventions artistiques, les modes mêmes, nous en offrent des exemples.
Comment arrivons-nous à cette conception de types de beauté humaine? C'est en partie par éducation, par habitude, peut-être aussi par hérédité. Entouré de ses semblables, élevé par ses parents qu'il est enclin à aimer, l'enfant apprend à connaître sa race mieux que toute autre. Une partie des individus au milieu desquels il vit est douée des éléments physiques de beauté que nous avons énumérés et qui exercent sur lui une action inconsciente; il arrive ainsi à se former un idéal réunissant ces caractères esthétiques matériels et les caractères spécifiques de sa race. — En outre, l'art exerce une action incontestable sur cette conception: nous nous assimilons les types adoptés par les peintres, les sculpteurs, les poètes; la tradition moule pour ainsi dire dans notre mémoire des formes que nous nous plaisons plus tard à retrouver.
Un autre élément essentiel de la beauté de l'homme et des animaux, c'est la vie. Un être vivant, en effet, est un tout dont les différentes parties sont reliées entre elles par un étonnant ensemble de lois que la science biologique s'efforce de dévoiler. Cette organisation, admirable dans tous les degrés de l'échelle, atteint sa plus grande perfection chez les animaux supérieurs. Chacun d'eux forme à lui seul un individu complet, doué d'un centre qui, par l'intermédiaire du système nerveux, commande à tout l'ensemble, reçoit les sensations, préside aux mouvements, possède une volonté.
Il est donc naturel que les êtres animés, dans la plénitude de leur vitalité, puissent exciter en nous de profondes impressions esthétiques: il suffit pour ce que nous ayons une impression intuitive des caractères qui leur sont propres.
Le geste et l'expression jouent un grand rôle dans la beauté humaine. Un sentiment, une idée se traduit par un mouvement de la main, par une modification du visage, parfois à peine perceptible. Ces mouvements, ces poses, ces variétés d'apparence, tantôt naturelles et inhérentes à notre organisation, tantôt conventionnelles, sont comme un silencieux langage qu'une longue habitude nous a enseigné à comprendre. Or qui dit habitude dit impression réitérée. Tout langage — la langue parlée qui est celui des poètes, l'imitation qui est celui des peintres — tout langage est propre à nous communiquer des impressions esthétiques. Il est, en effet, composé de sensations de l’ouïe et de la vue, qui nous sont connues, que nous avons mille fois éprouvées, et qui ont pour nous une signification devenue intuitive.

Je dois dire ici quelques mots des effets résultant des mouvements de l'homme. L'élément du beau intervient à divers degrés dans la plupart des exercices du corps, mais il prend le rôle prépondérant dans l'art de la danse. Voyons rapidement quels en sont les principaux caractères physiques.
Nous rencontrons en premier lieu le rythme dont nous avons suffisamment parlé à propos de l'acoustique musicale. Remarquons seulement que la danse est presque toujours accompagnée de musique, en sorte que les sensations de l'ouïe s'unissent à celles de la vue, en étant soumises au même rythme, c'est-à-dire à une loi commune de temps et de durée qui établit entre elles une unité évidente.
Un second facteur de l'art de la danse réside dans la répétition des mêmes mouvements, la reproduction de dessins chorégraphiques semblables. C'est tantôt le même sujet qui répète le même pas, tantôt plusieurs danseurs qui exécutent les mêmes figures simultanément ou successivement.
Enfin la symétrie intervient dans la chorégraphie avec un caractère très particulier. S'il s'agit d'un seul danseur, il est rare que, dans ses poses successives, il réalise la symétrie absolue; mais l’œil perçoit avec facilité une autre sorte de symétrie que l'on peut appeler alternante et qui constitue un des principaux éléments esthétiques de la danse. Elle consiste dans la répétition alternative des mouvements des membres de gauche par les membres de droite, et inversement. La marche ordinaire de l'homme en est l'exemple le plus simple, et ces conditions se retrouvent aussi très fréquemment dans les pas les plus complexes des ballets. Dans les cas où plusieurs sujets concourent à une figure d'ensemble, les deux espèces de symétrie, absolue et alternante, interviennent tour à tour sous les formes les plus variées.

2 — La beauté dans le règne végétal

Laissons maintenant le règne animal et arrivons aux végétaux. Ici la symétrie ne joue plus qu'un rôle secondaire, et d'autres relations que nous allons indiquer prennent la première place.

Vous savez, messieurs, que l'on désigne sous le nom de géométrie de position une partie peu développée encore des sciences mathématiques, traitant des relations de position que présentent des lignes ou des surfaces indépendamment de leurs dimensions absolues. Deux lignes se coupent l'une l'autre: voilà une relation de position très claire pour notre esprit, très claire aussi pour notre œil ; peu importe que ces lignes soient longues ou courtes, droites ou courbes. Trois lignes partent d'un même point, ou, ce qui revient au même, une ligne se bifurque; les angles que ces lignes forment entre elles seront aigus ou obtus: voilà encore des caractères très positifs, immédiatement reconnaissables, sans qu'il soit nécessaire de spécifier la nature et la longueur de ces lignes, la valeur exacte des angles.
Ce sont des relations de ce genre qui prédominent chez les végétaux. Le type général auquel ils se rattachent dans leur forme générale est celui de la ramification; la plupart d'entre eux sont en effet formés d'une tige centrale sortant de terre pour se diviser en branches se subdivisant à leur tour en rameaux. Cet ensemble forme la charpente ligneuse dont les dernières extrémités portent les organes plus délicats que l'on nomme les feuilles, les fleurs et les fruits.
Les modes très variés suivant lesquels s'effectue cette ramification sont soumis à des règles spéciales qui donnent à chaque genre, à chaque espèce végétale une apparence particulière, un faciès aisément reconnaissable. C'est tantôt la structure pyramidale des conifères, au tronc vertical d'où partent, dès la base, les branches latérales; tantôt la forme élargie à la partie supérieure d'un grand nombre d'arbres dont le tronc élevé ne se coiffe qu'à une certaine distance du sol; tantôt l'aspect d'un bouquet, d'un buisson; tantôt la disposition des plantes grimpantes, et bien d'autres encore.
Dans ces types divers qui se multiplient à l'infini, nous sommes frappés d'abord par l'unité et la continuité de chaque individu, tous les organes se rattachant à un centre; puis par les répétitions de figures ou dessins de ramifications qui, pour n'être ni absolument égaux ni rigoureusement semblables, n'en présentent pas moins une analogie que notre œil saisit immédiatement. Dans toutes les branches d'un même végétal nous retrouvons des caractères communs, tels que le nombre des rameaux qui se détachent d'un même point, l'angle aigu ou obtus suivant lequel ils se séparent.
Un arbre dépouillé de ses feuilles et réduit ainsi à sa charpente ligneuse ne perd point toute sa beauté, ni tous les caractères spécifiques qui le distinguent et qui pourraient être définis d'une manière précise par des relations de position: de fait, c'est ce que les botanistes font constamment dans leurs descriptions.
Dans le feuillage nous trouvons d'autres facteurs esthétiques: vu à distance, il présente une unité de couleur et une apparence générale de continuité; vu de près, il nous frappe par la similitude de dessin des feuilles, par leur symétrie, par la continuité et la finesse des tissus.
Les fleurs font dans l'ensemble l'effet d'ornements, habituellement symétriques, de même forme chez le même individu, de mêmes couleurs souvent fort vives.
Ce sont là des points sur lesquels il est inutile d'insister non plus que sur la vie dont les végétaux sont doués, vie moins apparente, moins complète, que celle des animaux, mais dont le charme ne saurait être contesté.

3 — La beauté dans le paysage

Après avoir parlé de la beauté dans le règne animal et le règne végétal, je passe à la beauté des paysages. Il faudrait un volume pour traiter ce sujet d'une manière complète; je me borne à en esquisser quelques traits principaux.
L'ensemble d'un paysage comprend toujours une étendue supérieure, le ciel, et une étendue inférieure qui peut dire la terre ou l'eau. Indiquons en quoi consiste la beauté de ces trois éléments.
L'air atmosphérique répandu au-dessus de la surface du sol forme une masse gazeuse énorme, partout identique à elle-même lorsque le temps est serein: c'est la continuité, non pas dans les lignes et les surfaces, mais dans la profondeur, dans les trois dimensions de l'espace. Pour qu'elle produise sur nous une impression esthétique en rapport avec l'immensité dans laquelle elle s'étend, il suffit que nos sens puissent en avoir la perception. C'est bien là ce qui a eu lieu.
L'eau aussi bien que l'atmosphère présente le caractère de continuité dans la profondeur; les masses transparentes des mers et des lacs lui doivent une partie de leur beauté. Mais l'impression prédominante est celle de continuité de la surface dont la direction est horizontale dans son ensemble et qui tantôt forme un miroir reproduisant l'image ou le reflet des corps voisins, tantôt est agitée de vagues aux mouvements périodiquement répétés.
L'air et l'eau dans un paysage produisent donc habituellement des impressions esthétiques très variées et plus ou moins prononcées suivant les circonstances.
Reste le troisième grand élément du paysage, la terre. Ici l'impression de continuité subsiste à un certain degré, mais amoindrie et souvent voilée; par suite, les paysages terrestres ne sont pas toujours beaux. Dans les masses de terre ou de roches, l'homogénéité, si elle existe, n'est pas accessible à nos sens au-dessous de la surface du sol, qui seule est visible. C'est donc de cette surface, de son apparence, de ses formes et de la couleur dont elle est revêtue, que dépend l'impression esthétique éprouvée.
Envisagée d'une certaine hauteur, une grande vue de plaine, qu'il s'agisse d'un désert de sable, de steppes, de prairies ou de bois, présente, malgré sa monotonie, un charme puissant à cause de son homogénéité. Les lignes continues, formées par les plans successifs de collines éloignées, produisent un effet du même genre. Ailleurs, les rochers nus d'une montagne, avec leurs puissantes assises géologiques, accusent également la similitude de structure de leurs masses; ou encore dans une forêt la multiplicité des arbres de même essence agit comme la répétition de figures analogues.
Le caractère d'unité de forme ou de couleur est donc habituellement associé à la beauté dans les grandes lignes d'un paysage. Je dois laisser de côté les détails qui rehaussent et diversifient cet ensemble, comme des broderies sur une riche étoffe. Je n'insiste pas non plus sur les impressions de l'ordre intellectuel qui entrent en jeu dans le charme que la nature nous inspire: les souvenirs, les associations d'idées que réveille une similitude surgissent à chaque instant.
Puis, ne l'oublions pas, les impressions de nos sens ne sont que l'intermédiaire entre la nature et notre esprit. La vivacité de notre admiration dépend moins de l'intensité des sensations ou de leur exacte répétition, que de ce que ces sensations nous révèlent par intuition; c'est la grandeur des lois qui régissent notre monde, c'est cette splendide organisation, c'est la chaleur, la lumière, la vie débordant de toute part, qui causent notre enchantement en face du spectacle de la nature.


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