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L'éducation du sens esthétique chez le petit enfant - Partie 1

Revue philosophique de la France et de l'étranger

En 1879, par Perez B.

Le sens du beau visuel se manifeste de très bonne heure chez l'enfant, parallèlement au sens musical; le sens du jeu et le sens dramatique apparaît un peu plus tard; et encore un peu plus tard, le sens de la fiction ou du merveilleux en récit. Je vais présenter ici, sur le premier développement de ces quatre instincts innés ou héréditaires, quelques observations, qui, bien que modestes et pas toujours neuves, pourront éveiller des réflexions utiles chez les personnes qui s'intéressent à la psychologie et à la pédagogie infantiles.

Sens du beau visuel. Dès la fin du premier mois, ou vers le milieu du second, la fixité du regard, l'attention soutenue, le sourire, et les gestes automatiques de la tête, des bras et des jambes, chez l'enfant mis en présence d'objets bien éclairés, vivement colorés, et surtout agités, ne paraissent pas exprimer autre chose que le plaisir résultant de sensations très excitantes. Un peu plus tard, quelquefois avant la fin du troisième mois, la vue d'une bougie, d'un objet à couleur tranchante, détermine chez lui des trépignements, des tressaillements, des gazouillements, qui sont l'expression naturelle de la joie, de l'envie, de l'admiration. Depuis longtemps déjà, le sein de la nourrice, le biberon, la personne de la nourrice, celle de ses parents et amis, lui ont fait produire, à peine vus, des gestes, des cris et des attitudes analogues ainsi, pendant les premiers mois, on peut croire que le beau se confond pour lui avec le bon, que son idée est celle de l'agréable. Le moment d'éclosion des germes esthétiques héréditaires ne paraît pas encore venu. Mais on peut déjà constater que l'intensité de ces émotions visuelles est en rapport avec l'impressionnabilité constitutionnelle du sujet et prévoir vaguement le degré de sa sensibilité future. Le diagnostic du psychologue doit se tenir dans une prudente réserve, car ces premières indications ont un objet très borné, et l'on peut se demander si les aptitudes héritées d'un enfant, surtout parce qu'elles se montrent avec précocité, ne sont pas condamnées à un développement médiocre.

C'est pourquoi certains pédagogues, préjugeant l'esthétique du jeune enfant d'après la nôtre, ont eu tort de ne vouloir présenter à ses premiers regards que les objets les plus beaux à voir. Fénelon, toujours préoccupé de rendre l'instruction attrayante, demandait qu'on mit entre les mains de l'enfant des livres d'étude bien propres, dorés sur tranche, avec de belles gravures: comme il ne s'agit pas ici de l'enfant qui sait lire, ni même de celui qui apprend à lire, je glisse sur cette recommandation d'une utilité, selon moi, fort discutable. Son ami Fleury allait beaucoup plus loin: il aurait voulu qu'on instruisit l'enfant dans un beau jardin, que la première église où on le portât fût une belle église, que tout, autour de lui, fût souriant et gracieux, que le maître lui-même fût bien fait de sa personne, d'un beau son de voix, d'un visage ouvert, agréable en toutes ses manières. J'estime que c'est là de l'inopportunisme en pédagogie. S'il est vrai que les impressions le mieux assimilées sont celles quai ont été les plus vives, c'est-à-dire en général, les plus appropriées des objets beaux pour l'adulte ne seront tout au plus qu'agréables pour le petit enfant, et il est fort à craindre qu'ils ne laissent à son intelligence que des perceptions mal associées, incohérentes, morcelées, en un mot, indifférentes à son développement esthétique. J'ai observé plusieurs enfants, que des parents aussi ignorants de l'hygiène que de l'éducation avaient emmenés avec eux à la messe; leur initiation esthétique et religieuse se bornait à ceci: la voix des chantres et celle de l'orgue provoquaient chez eux des criailleries désordonnées ou des accompagnements fantastiques; les voûtes de style gothique ou renaissance, l'immensité de la nef, les superbes décorations, les riches vêtements des prêtres, l'artistique splendeur de l’orfèvrerie sacrée, tout cela passait pour eux inaperçu, tandis qu'ils concentraient avec ardeur leur attention sur des objets plus rapprochés d'eux et pour eux plus intéressants: le gâteau cent fois mordillé, cent fois jeté et repris, le luisant livre d'heures de leur mère, le talon de botte ou le bout de canne de leur grand-père, les barreaux polis et doux à toucher des chaises voisines.

Prenons l'enfant à l'âge de dix mois. Malgré le grand nombre de perceptions visuelles qui se sont associées dans son cerceau à ces sentiments de joie, de sympathie, d'admiration, qu'excite la vue du beau, malgré les progrès appréciables qu'il a faits dans l'habitude de comparer, d'abstraire, de généraliser, d'imaginer, il semble que le legs d'idéal hérité de ses ascendants ne se soit guère encore amplifié. Je vois un enfant âgé de dix mois tout joyeux de ce qu'on vient de lui mettre sa belle robe et ses souliers neufs; mais je m'aperçois aussi qu'on lui dit, en les lui mettant, qu'ils sont jolis, que ce mot auquel il attache une idée d'agréable et de bon suffit pour le réjouir, je songe aussi que tout changement relatif à sa personne le rend heureux, surtout si la joie qu'il éprouve est partagée par les autres; je me dis encore qu'il se trouve si bien dans sa robe et dans ses souliers de tous les jours, et même sans robe et sans souliers! Je ne puis dès lors attribuer sa bonne humeur du moment à un sentiment, même obscur, de la beauté de sa parure. La couleur lui plaît comme celle d'une rose, d'une feuille de papier teint; le froufrou de l'étoffe fraîchement lissée caresse agréablement son ouïe; le toc-toc des petits souliers neufs l'amuse; mais voilà tout peut-être. — Un autre enfant, âgé de dix mois, et sa cousine âgée de treize mois, distinguent fort bien, entre cinq ou six espèces d'aliments, le gâteau ou la friandise préférés, et s'ils y portent les mains, c'est à bon escient; mais je leur présente tout à la fois plusieurs jouets et plusieurs poupées d'inégale beauté: quand ils choisissent, la cause qui détermine leur choix, n'est rien moins qu'une raison esthétique: c'est la grosseur, l'éclat, la nouveauté, l'étrangeté, qui les attirent et retiennent un moment.

Pour ce qui est de la beauté animale, et de la plus belle à notre jugement, celle de la figure humaine, je crois que la sympathie d'origine et de ressemblance, jointe aux expériences personnelles, prédomine dans le plaisir et l'étonnement qu'un enfant de dix à quinze mois éprouve à les regarder. J'ai beaucoup étudié les tout jeunes enfants en présence des animaux, au Jardin des Plantes. Leur attention est grande, et leur plaisir aussi, à contempler les animaux, petits ou grands, beaux ou laids, et surtout ceux qui ressemblent à ceux qu'ils connaissent; je cherchais dans leurs yeux et sur leurs visages, dans leurs gestes et leurs attitudes, quelque distinction faite, ne serait-ce qu'en vertu des caractères transmis par l'hérédité, entre les différents spécimens de l'espèce zoologique, et j'avoue qu'à mon grand étonnement, je n'ai saisi rien de tel. J'ai été presque choqué de voir ces enfants s'ébaudir aux cabrioles du singe comme aux gambades de l'ours et aux larges poses de l'éléphant, admirer des mêmes yeux le rutilant cacatoès, le hideux vautour gris, et la bizarre autruche, et regarder avec un plaisir non mêlé d'horreur les boas effrayants et les lézards squameux. Cela n'indique-t-il pas que l'idée du beau, et l'idée corrélative du laid, pour se développer, réclament des expériences et des comparaisons très nombreuses? La notion tout intellectuelle de proportions et de convenance met plus de temps à se faire que la distinction presque entièrement sensible d'expression. L'attitude de ces petits enfants en présence de personnes dont le visage leur est inconnu semble l'indiquer. Ils sympathisent à première vue avec certains visages, qui d'ailleurs nous plaisent aussi; certains visages, qui nous déplaisent, paraissent aussi les rebuter ou les effrayer. Mais la facilité avec laquelle ils se réconcilient avec ces derniers, pour peu qu'ils y remarquent des signes de bienveillance, et surtout d'enjouement, la facilité avec laquelle ils se désintéressent des premiers, s'ils n'y voient que froideur, autorisent à supposer que si l'hérédité, et même les expériences personnelles, disposent l'enfant âgé de dix ou quinze mois à sentir vaguement le charme d'un beau visage, d'un arrangement convenable de formes et de couleurs, une tendance encore plus forte le rend apte à sentir et à goûter l'effet résultant de l'expression vraie d'un sentiment. Il en doit être ainsi: car nous voyons l'idéal de l'expression primer ordinairement, dans l'adulte, l'idéal de la proportion. La figure la mieux proportionnée, si elle manque d'expression, ne nous dit rien, et la figure la plus irrégulière, même la plus repoussante, s'illumine pour nous des pensées et des sentiments qu'elle exprime, ou dont nous lui prêtons l'expression. Il n'est donc pas étonnant que l'élément intellectuel du beau soit subordonné, chez l'enfant comme chez nous, à son élément sensible, ou même que le premier soit presque complètement absent chez lui. On sait, en effet, que ce qui s'est premièrement développé dans l'espèce l'est aussi premièrement dans l'individu.

Nous voici à une troisième phase de la lente évolution esthétique. L'enfant a dix-huit mois, il est pourvu d'un nombre considérable de perceptions mal différenciées et mal généralisées; il a fait, il a entendu faire quantité de jugements impliquant le concept du beau, et ce terme très souvent employé par lui, ou devant lui, a pu se spécialiser dans un abstrait rudimentaire. Que cette idée est pourtant chez lui indécise et flottante! Le beau c'est pour lui le joli, mais c'est aussi le bon, et surtout l'expression du connu. Il rapporte tout à lui dans ses appréciations esthétiques. Ce qui lui est agréable ou utile, ce qui est lui, ou ce qui est à lui, ou près de lui, est joli: sa personne, ses mains, ses pieds, ses vêtements, ses jouets, son père, sa mère, ses frères, ses amis. Cependant tout cela cesse d'être joli quelquefois: le jouet, quand il l'a brisé ou sali, ou qu'il s'en est dégoûté; les images, quand il en est las l'enfant quand il est en colère, qu'il a désobéi, qu'il a fait de la peine à quelqu'un. Nous voyons donc toujours, dans l'idéal enfantin du beau, entrer comme éléments dominants, les jugements inspirés par les sentiments premiers, et les idées et les sentiments dérivés, dont sa personnalité est faite. Remarquons aussi combien il en est de même pour l'adulte, combien le sentiment des harmonies de la nature, de l'unité des proportions, de l'unité et de la diversité dans les formes et les couleurs, du mouvement et de l'expression même, est facilement modifié, sinon éliminé, par un idéal tout de contingence, par les influences si variables de l'âge, du sexe, de l'éducation, du milieu, de la santé, de l'humeur, des circonstances fortuites. C'est donc moins l'expression du réel idéalisé, que l'expression actuelle et souvent imaginaire, de ses sentiments, qui dirigent, chez l'adulte, et, à plus forte raison chez le petit enfant, les applications du concept esthétique, les appréciations relatives à l'idée du beau.

Quelques exemples montreront combien son idéal, en ce qu'il a de rationnel, et de quasi-constant, est confiné dans des limites étroites. Les images d'Epinal le rendront fou de joie, et les toiles d'un maître ne lui diront rien; les belles statues d'un parc le laisseront indifférent, et il suivra des yeux, des gestes, le chien qui passe, l'oiseau qui vole, le bateau qui fuit. Il voit tout en gros, et n'admire souvent, dans les grands objets de la nature, que le grand ou l'extraordinaire. Devant les tableaux du Louvre, une petite fille de vingt mois glissait des mains pour échapper aux obsessions de son père qui voulait la forcer à regarder les personnages et les animaux représentés dans ces tableaux: son bonheur était de courir entre les jambes des visiteurs, toute seule et dans tous les sens. Un autre enfant, âgé de trois ans, après avoir regardé, moitié par imitation, moitié par obéissance, une toile italienne aux plus fraîches couleurs, exprima ainsi son admiration « C'est bien joli, papa! Il y a beaucoup d'or, beaucoup de rouge, et beaucoup de bleu aussi: et puis, là-bas, il y a un papa, et une maman, et pas de bébé, et il y a un arbre papa, et une maman canard ».

Voici, en pleine Touraine, un site et un horizon à souhait pour le plaisir des yeux. Un enfant de vingt-deux mois passe un quart d'heure à ne s'apercevoir que de lui-même et de ses parents: ceux-ci amènent ensuite adroitement la conversation sur le beau paysage; l'enfant répète machinalement quelques lambeaux de leur entretien; enfin les parents, s'étant assis sur un petit tertre, invitent l'enfant à regarder ce qu'ils admirent. Son tour d'admirer est bientôt venu: « Oh! oui, c'est bien beau, bien beau! Il y a beaucoup de grands arbres, beaucoup plus que chez nous, et que chez grand'maman aussi, oh! oui! » — Devant une cascade écumante et irisée, un autre enfant du même âge s'écrie: « Pourquoi, dis, maman, la cascade du moulin de Tarbes n'est pas grande comme ça? ». — Un autre enfant d'environ trois ans admirait tous les jours, à l'exemple de sa mère, ce beau Pic de Ger, qui domine de loin les montagnes enceignant les Eaux-Bonnes: cette montagne, située à peu près au sud de la ville, est noire dans la matinée, blanchâtre l'après-midi, et d'un rose vif le soir. « Elle est bien grande, disait-il, la montagne! Ce matin elle est toute blanche, hier toute noire, et l'autre hier toute rose. Oh! la belle montagne! Elle est bien plus grande que notre maison, peut-être quatre fois plus grande! » — D'un bel animal, il disait qu'il était « blanc, noir, jaune, et bien grand, ou bien gentil, pas méchant, pas vilain du tout »; d'un beau peuplier, qu'il était « bien grand et bien joli, mais pas aussi gros que le figuier, le grand figuier, du jardin de grand'mère. »

Ainsi donc, même à trois ans, l'instinct de la beauté spécifique paraît plus développé que celui des beautés animales et naturelles, et surtout de la beauté plastique mais cet instinct est lui-même très imparfait. Voyons aussi, dans toutes ces applications du sens esthétique, dominer l'influence de l'élément connu, de l'expérience personnelle, des relations habituelles et des sentiments familiers. L'instinct esthétique, comme tous les instincts, se développe comme il est venu, par une nouvelle adaptation des relations subjectives avec les relations objectives, par l'intégration avec la série des faits analogues, des idées et des sentiments d'agrément, d'harmonie, de vérité, d'expression, qui constituent le fond inné de la sensibilité esthétique. L'enfant commence à ressentir du plaisir et de l'admiration pour le petit groupe d'objets qui l'entourent immédiatement il passe ensuite par degrés insensibles à l'appréciation esthétique de certaines relations un peu plus compliquées que lui offrent les objets un peu plus éloignés, les objets de la maison, de la cour, du jardin, de la place publique où il va jouer chaque jour. Ce sont là les mesures d'appréciation auxquelles il rapporte automatiquement tous les autres objets qui s'offrent à sa vue. Il n'est pas tout à fait insensible à l'effet des beautés même artistiques: mais ce qu'il admire dans une toile de grand maître, c'est l'or, ce sont les couleurs vives, et puis les personnages qui ne sont pour lui que des papa et des bébé. Dans un beau paysage, ce sont les arbres grands, plus grands que ceux qu'il a vus; dans une belle montagne, ce sont les couleurs variables, et la grandeur dépassant celle de sa maison. Et ainsi des autres espèces de beauté. L'idéalité transmise par les ancêtres se développe donc chez le petit enfant suivant les lois de l'évolution générale, s'adaptant aux objets de plus en plus éloignés, et les analysant de plus en plus. Plus les objets lui rappellent de rapports vrais associés à des souvenirs plus ou moins distincts de sensations agréables et intenses, plus on peut dire que cet idéal a progressé.


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