Partie : 1 - 2 - 3 - 4

Les impressions réitérées - Partie 2

Revue scientifique

En 1886, par Soret J.L.

Maintenant qu'est-ce que le sentiment de laideur opposé au sentiment de beauté? Est-ce qu'un objet dont la forme n'est réglée par aucune loi apparente nous paraîtra laid? Non, ce sera un objet indifférent: une pierre irrégulière, un dessin formé de traits marqués au hasard sur le papier ne sont ni beaux ni laids.
Pour que nous ayons l'impression de laideur, il faut que, par intuition, nous reconnaissions l'existence, la nécessité d'une loi, mais en même temps que cette loi soit violée. Par exemple, nous regardons le dessin qu'un artiste malhabile voulait faire symétrique sans y avoir complètement réussi; la prétention à la loi de symétrie est trop nettement accusée pour nous échapper, mais elle est violée; il en résulte une impression de laideur. De même, nous voyons une étoffe à dessins périodiquement répétés, mais l'un d'eux est mal exécuté, inégal aux autres; nous avons le sentiment du laid.
Ainsi, lorsque dans un objet nous reconnaissons par intuition la légitimité d'une relation, l'existence d'une loi, nous éprouvons toujours une impression d'une nature esthétique; ce sera l'impression du beau si la loi est suivie; ce sera l'impression du laid si la loi est violée.
Il faut remarquer que ces deux impressions opposées varieront avec le tempérament, l'aptitude, la culture de l'observateur. Tous les hommes n'ont pas au même degré la faculté d'intuition; elle peut être plus ou moins développée par éducation ou par nature.


II. Les sons

Quittons, messieurs, ces considérations métaphysiques que je ne pouvais cependant laisser complètement de côté, et revenons à notre étude des conditions esthétiques dans l'ordre physique et matériel.
Après nous être occupés de ce qui concerne la forme des objets, passons aux impressions du sens de l'ouïe, et recherchons quels sont les caractères qui nous plaisent dans les sons et qui forment la base de l'art de la musique.

1 - Le rythme

Un premier élément est ce qu'on appelle le rythme, c'est-à-dire l'ordre et la règle qui président aux intervalles de temps suivant lesquels se succèdent les notes, les accords et même les bruits.
Généralement, en musique, les sons sont régulièrement espacés et se font entendre de manière à marquer une mesure déterminée. Cette unité de durée peut elle-même se diviser et se subdiviser en parties égales que l'on appelle des temps et des sous-temps; d'autre part, plusieurs mesures se réunissant, ordinairement en nombre pair, forment une phrase, et plusieurs phrases groupées composent une partie. C'est dans ce cadre régulier, en quelque sorte symétrique, que doit se mouvoir le rythme, et toute cette division est ainsi basée sur un mode d'impression réitérée dépendant de l'aptitude de notre oreille à apprécier des intervalles de temps égaux.
En faisant entendre des suites de sons espacés d'une manière particulière sur ces divisions et ces subdivisions de durée, on obtient des dessins ou des figures rythmiques qui peuvent être variées à l'infini, sous la condition que la mesure et les temps de la mesure soient suffisamment marqués. L'oreille a aussi la faculté de reconnaître ces dessins rythmiques quand ils se répètent dans un morceau, et cela lors même que les sons ou les notes qui les composent ne sont pas les mêmes dans les dessins se reproduisant successivement; la similitude d'espacement suffit à établir nettement un rapport commun. La répétition de ces figures rythmiques plus ou moins complexes est un des moyens le plus constamment employés en musique.
En résumé, en voit que le caractère esthétique du rythme s'allie à deux modes différents d'impressions réitérées: la mesure, c'est-à-dire l'égalité de durée dans les périodes, et la répétition des figures rythmiques.

2 - Le son musical où la continuité

Un second élément de beauté dans les sons est ce qu'on appelle leur caractère musical. Un son musical résulte de vibrations de l'air régulières, périodiques et persistant pendant une certaine durée; il a donc une continuité, et l'impression qu'il provoque au premier instant se reproduit dans les instants suivants, impression réitérée qui entraîne une sensation esthétique. Il y a là une analogie facile à saisir avec la continuité d'une ligne dans le dessin.
Cette continuité est absolue — mais sans variété quand un son simple, d'une hauteur déterminée, se prolonge avec la même intensité. S'il change graduellement de force, le sentiment de continuité subsiste, car ce sont toujours les mêmes nerfs qui sont affectés dans l'oreille; l'énergie de la sensation est seule modifiée. Cependant si les variations d'intensité deviennent très rapides et produisent des battements se répétant plusieurs fois dans la seconde, l'impression de continuité disparaît, l'action sur l'oreille devient fatigante et pénible comme toutes les sensations intermittentes.
Or, par suite d'un phénomène d'interférence, ces battements rapides et l'impression d'intermittence qu'ils provoquent se produisent nécessairement toutes les fois que l'on entend simultanément deux sons de hauteur très rapprochée sans être identiques. La sensation de dissonance est ainsi reliée à un élément de discontinuité.
Mais comment des sons de hauteur très différente peuvent-ils aussi — le cas est fréquent — produire une sensation de dissonance? Vous connaissez tous, messieurs, la belle théorie de M. Helmholtz sur ce sujet; je me borne à la résumer en quelques mots.
Les sons que rendent les instruments de musique ne sont pas des sons simples; ils sont composés du ton fondamental accompagné d'une série d'harmoniques résultant d'un nombre de vibrations double, triple, quadruple, etc. Généralement quand on entend simultanément deux notes, même à un grand intervalle l'une de l'autre, deux ou plusieurs de leurs harmoniques se trouvent assez rapprochés de hauteur pour produire des battements. La dissonance sera donc la conséquence ordinaire, habituelle, de la simultanéité de deux sons musicaux; ce n'est que lorsque deux notes se trouvent à certains intervalles déterminés et simples qu'il y a coïncidence entre leurs harmoniques et que, par suite, les battements font défaut. Ces intervalles sont précisément ceux que de tout temps on a reconnus comme consonants en musique. La consonance est ainsi reliée à un élément de continuité, et ses effets agréables se trouvent expliqués.

3 — L'échelle musicale et la mélodie

Le même fait de la composition des sons que rendent les instruments de musique a permis à M. Helmholtz de justifier la formation de l'échelle musicale et les lois de la mélodie.
Pour produire un effet agréable à l'oreille on ne peut pas jouer des sons quelconques placés au hasard à la suite les uns des autres; il faut que ces sons présentent entre eux certains rapports de hauteur constituant l'échelle musicale.
D'abord dans tout morceau de musique, moderne tout au moins, nous reconnaissons le caractère de la tonalité; dans chaque mélodie comme dans chaque harmonie, il y a une note principale, la tonique, que l'on fait entendre presque toujours au commencement de l'air, sur laquelle on revient souvent à la fin des phrases et, à peu près sans exception, à la fin des périodes. Cette loi de tonalité s'associe évidemment à l'impression réitérée que détermine le retour à la note principale, arbitrairement choisie comme un centre autour duquel se groupent les autres notes dont nous allons rappeler les rapports avec la tonique.
La gamme est formée de sons qui ont une affinité, une parenté avec la tonique: cette parenté consiste pour les notes les plus importantes en ce que l'un de leurs sons harmoniques coïncide avec un harmonique de la tonique. Ainsi dans la gamme d'ut, le mi, le fa, le sol et le la, ainsi que l'ut à l'octave, contiennent chacune au moins un son partiel ou harmonique, identique avec l'un des sons partiels de la tonique ut. Donc si l'on joue l'une de ces notes après la tonique, l'oreille retrouve l'un des sons simples qu'elle venait d'entendre, et cette impression réitérée lui plaît en établissant un rapport entre les deux sensations consécutives. Pour les autres notes de la gamme, le et le si, la parenté n'est qu'au second degré, suivant l'expression de M. Helmholtz, c'est-à-dire que les deux notes ont un son partiel commun avec le sol qui est lui-même parent au premier degré de l'ut. Les lois de la mélodie dépendent de ce principe de parenté; le temps ne me permettrait pas de suivre le développement de cette idée que M. Helmholtz a traitée de main de maître.

4 - Répétition de dessins mélodiques

A côté de ces lois, le compositeur d'une mélodie a encore à sa disposition un autre mode d'impressions réitérées dont il peut faire usage au gré de sa fantaisie; c'est celui de la répétition des thèmes ou dessins mélodiques, associés plus ou moins exactement à la reproduction des figures rythmiques dont nous avons parlé plus haut.
L'oreille reconnaît facilement les phrases qu'elle a déjà entendues. Ces rappels peuvent s'effectuer de cent manières, depuis les chansons et les litanies où le même air se trouve indéfiniment répété sans autre changement que celui des paroles, jusqu'aux Leit-motive et aux phrases typiques dont on fait si souvent usage dans la musique actuelle. Les répétitions d'un dessin mélodique identique ou presque identique dans la même période étaient même considérées autrefois comme une règle. Le goût s'est lassé de cette forme, devenue banale; certaines écoles musicales l'évitent systématiquement aujourd'hui; mais les reproductions de phrases ou de membres de phrases, pour être moins serviles, n'en tiennent pas moins une place toujours très importante dans toutes les compositions.

5 - L'harmonie

La plupart des principes qui régissent la mélodie s'appliquent également à l'harmonie, c'est-à-dire à la succession des accords en musique: toutes deux sont soumises aux règles du rythme, à la loi de tonalité, toutes deux doivent se mouvoir dans la même échelle musicale, et chez toutes deux les répétitions de thèmes, de phrases ou même d'accords isolés, constituent un moyen esthétique constamment en usage. Mais, outre ces principes communs, il se présente une série de lois spéciales à l'harmonie, dans lesquelles on retrouve habituellement l'influence des impressions réitérées; nous ne pouvons les passer toutes en revue, contentons-nous de citer un ou deux exemples.
Lorsqu'on joue un morceau dans une certaine tonalité déterminée, les accords que l'on peut employer présentent avec la note tonique une parenté analogue à la parenté des notes en mélodie. L'accord parfait tonique représente le mieux la tonalité, puisqu'il est composé de la tonique elle-même et de deux des plus proches parents de la tonique, la tierce et la quinte. Cet accord consonant est celui qui, dans ses diverses positions, revient le plus souvent dans la composition; c'est en particulier celui sur lequel doit généralement se terminer le morceau. Avec cet accord, on en fait alterner d'autres qui peuvent être consonants, c'est-à-dire donnant l'impression de la continuité dans le son, ou bien dissonants; dans ce dernier cas la dissonance doit avoir une résolution, c'est-à-dire qu'elle doit être suivie d'une consonance, le sentiment de discontinuité n'étant, pour ainsi dire, momentanément introduit que pour mieux faire ressortir l'impression harmonieuse et calme des consonances.
Or quelle est la règle la plus ordinaire qui préside à ces suites d'accords consonants ou dissonants? C'est que deux accords successifs doivent contenir une note commune; on dit alors que la succession est régulière: elle plaît à l'oreille, qui retrouve dans le second accord une partie de la sensation ressentie dans le premier: les deux accords sont différents, et le besoin de variété est satisfait, mais il subsiste entre eux un caractère commun s'alliant à une impression esthétique.
Dans les cas où la succession n'est pas régulière, on retrouve entre les accords une parenté moins rapprochée, ou quelque autre relation. L'une des plus intéressantes, au point de vue qui nous occupe, est celle que l'on rencontre dans les progressions harmoniques. Voici en quoi elles consistent. Prenons l'exemple d'une harmonie jouée par quatre instruments, ou chantée par quatre voix. L'une de ces voix fait entendre la mélodie principale que les autres accompagnent. Si dans cette mélodie il se trouve des dessins courts, immédiatement et identiquement répétés à des hauteurs différentes, on a une progression harmonique qui a la faculté de rendre possibles et agréables à l'oreille des successions d'accords sans parenté, inadmissibles dans d'autres circonstances. Ainsi le rappel de dessins mélodiques semblables ou analogues joue le même rôle que l'impression réitérée d'une note commune dans une suite d'accords.


III. Les couleurs

1 — Mélange des couleurs

Les sensations de couleurs que nous donnent les corps placés sous nos yeux sont d'une nature complètement différente des sensations acoustiques, bien que, comme le son, la lumière résulte d'un mouvement vibratoire. Dans le mélange des rayons simples divers, parlant d'un même point et arrivant simultanément à notre œil, rien ne rappelle les phénomènes musicaux de la consonance et de la dissonance; l'intermittence due à des battements rapides, dont le rôle est capital lors de la superposition des sons, ne se manifeste pas dans les sensations lumineuses qui se fondent toujours les unes dans les autres. On ne peut donc pas dire que, sous le rapport esthétique, certaines couleurs se distinguent parce qu'elles sont continues; de fait elles le sont toutes, et nous ne pouvons qu'être blasés sur cette impression. Seulement, celles de ces couleurs qui sont les plus rares, celles qui se présentent le moins souvent à nos yeux, attirent plus notre attention et nous frappent davantage; ces couleurs rares qu'on appelle voyantes, ce sont généralement celles qui sont les plus intenses et les plus pures. Le goût de beaucoup de personnes, des enfants, des peuples peu civilisés, pour les couleurs voyantes est donc plutôt justifié par un besoin de variété que par une raison réellement esthétique; ou, si l'on préfère, l'impression esthétique due à la continuité de la sensation ne se remarque que lorsqu'on est en présence de couleurs peu communes.


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