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Des moyens de se préserver de la folie - Partie 2

Revue scientifique de la France et de l'étranger

En 1874, par Maudsley H.

Mais si l'on avait sérieusement l'intention de diminuer le nombre des fous, ou simplement d'empêcher qu'il augmente chaque année, il faudrait s'y prendre de plus loin et établir des règles pour s'opposer à la propagation d'un fléau qui, de toutes les maladies, est celle que l'hérédité transmet le plus. La folie n'est pas, comme la petite vérole ou la fièvre, contagieuse d'individu à individu, et ne s'étend point, de cette manière, dans la communauté; le fanatique demeure heureusement à l'état de minorité et d'unité dans le monde; il n'est pas commun qu'il infecte d'autres personnes du virus de ses fausses croyances. Mais, par malheur, la folie est un mal qui, dès qu'il a existé chez le parent, peut imprimer à l'enfant une prédisposition plus ou moins à la même affection. S'il est une conviction que l'expérience a chaque jour enracinée plus profondément dans l'esprit du médecin aliéniste, c'est celle du rôle considérable que joue, sous une forme ou sous une autre, la prédisposition héréditaire dans la production de la folie. Peut-être n'y aurait-il aucune exagération à dire que peu de personnes perdent la raison, à moins de causes physiques matériellement sensibles, sans avoir montré plus ou moins clairement par leurs allures, leurs manières, leurs gestes, leurs façons habituelles de penser, de sentir ou d'agir, qu'elles avaient une sorte de prédestination à la folie. Cette tendance héréditaire peut être forte ou faible; si faible qu'elle met à peine la raison en péril dans les circonstances de la vie les plus critiques, ou si forte, au contraire, qu'il en doit résulter une explosion de fureur maniaque dans les circonstances extérieures les plus heureuses. Or il est certain que, lorsque nous nous intéressons à la formation d'une variété d'animaux, nous nous gardons bien d'apparier des individus manquant des qualités constituant le caractère le plus estimé de l'espèce. Nous ne choisirions pas, pour la reproduction, un chien d'arrêt qui n'aurait pas du nez, ou un chien courant qui ne serait pas vite; nous ne voudrions pas pour étalon d'un cheval aux aplombs défectueux ou ne pouvant pas courir. Convient-il, dès lors, de permettre de perpétuer son espèce à un individu manquant de ce qui constitue le plus noble attribut de l'homme, une organisation mentale saine et solide? Je pose cette question, parce qu'il importe qu'on l'envisage sérieusement et qu'on y réponde avec sincérité; mais je ne m'attends pas que l'humanité, dans l'état actuel de son développement, veuille avoir ce courage.

Quand on voit de quelle façon inconsidérée se marient certaines personnes, quels que soient les défauts de leur organisation physique ou mentale; sans le moindre sentiment de la responsabilité par eux encourue pour les misères et les souffrances qu'ils vont infliger à ceux qui seront les héritiers de leurs infirmités; sans antre souci, en fait, que celui de leur satisfaction personnelle; on est conduit à croire que l'homme n'est pas, comme il s'en vante, un animal éminemment raisonnable et moral, ou bien qu'il y a en lui un instinct supérieur et dominant la conscience. L'homme s'est persuadé, à tort ou à raison, qu'il y a, en ce qui le concerne, dans l'amour entre les deux sexes, quelque chose de sacré et de mystérieux qui légitime le dédain des conséquences du mariage. Il n'y a qu'à voir la large part qu'occupe l'amour dans les romans, dans la poésie, dans la peinture, et à considérer combien son nom seul justifie devant l'opinion les actes les plus déraisonnables, pour comprendre quelle force il possède dans son présent état de développement, et quel haro soulèverait la tentative d'opposer à son prestige les froids préceptes de la raison. Au fond, cependant, il n'y a rien de particulièrement sacré dans l'amour: au contraire, c'est une passion que l'homme partage avec tous les animaux, et, quand on songe à son caractère essentiel et à sa fonction, on s'aperçoit que nulle part ailleurs il n'y a si forte preuve de la communauté de nature entre les animaux et l'homme.

C'est dans cette communauté de nature que l'on peut trouver l'explication de l'animation, des réjouissances, de la parure et des fêtes qui continuent d'être les habituels accompagnements du mariage, quoique la raison conseille un train plus calme et plus modeste. A vrai dire, pour une personne sagace, qui considérerait avec soin quelle entreprise solennelle c'est que le mariage et quelle grande responsabilité il impose, il n'y aurait rien d'absurde à soutenir qu'hommes et femmes doivent y entrer sérieusement et presque tristement, avec la gravité qu'inspire le sentiment de la responsabilité encourue, ainsi qu'on fait pour un voyage incertain. Ils devraient réserver les réjouissances pour le terme de cette aventure, et c'est alors seulement qu'ayant bien joué leurs rôles, ils pourraient à bon droit proférer le nunc plaudite. Mais tout cela serait contraire à la loi de la nature et à ses procédés. Elle déploie, quand l'heure des noces est venue, une exaltation semblable à celle dont le mariage nous présente l'exemple. Il y a alors, aussi bien dans le règne végétal que dans le règne animal; un épanouissement et un transport qui font éclater toute la beauté des couleurs et toute l'harmonie des chants. Les fleurs sont la parure de l'amour, et les mélodies printanières des oiseaux sont ses hymnes. La température de la plante s'élève à ce moment, et elle revêt alors une splendeur florale telle que « Salomon dans toute sa gloire n'était pas vêtu comme une d'elles ». Les oiseaux se couvrent d'un plus brillant plumage et leur exaltation éclate en mélodies les plus variées. Chez tous les êtres, les fonctions atteignent au transport ou à l'extase amoureuse. L'homme est en harmonie avec le reste de la nature en éprouvant de semblables ivresses.

Un tel instinct existant, on serait mal venu autant qu'audacieux de vouloir poser des règles pour empêcher ou régler les mariages suivant ce qu'ou croit être les froids conseils de la raison, alors même que la science, et ce n'est pas le cas, en serait arrivée au point de pouvoir intervenir en ce sens avec exactitude et autorité. D'ailleurs, connaissons-nous bien toutes les compensations possibles de ces alliances en apparence imprudentes? Il sera toujours plus commode et plus agréable d'admettre que les hommes n'ont rien de mieux à faire que de continuer à se marier sans trop réfléchir, et à « s'en rapporter à la providence universelle qui gouverne toutes choses ».

Malgré tout, il y a une certaine somme de notions définies que nous sommes bien obligés de reconnaître, que nous voulions ou non en tenir compte. C'est un fait qu'une évolution pathologique de l'esprit, ou plus correctement, une dégénérescence pathologique s'opère à travers les générations. Le cours des événements peut être représenté à peu près ainsi: A la première génération peut-être, l'observation constatera seulement la prédominance du tempérament nerveux, l'irritabilité, la tendance aux congestions cérébrales avec des explosions de passion et de violence; à la seconde génération, il y aura aggravation des tendances morbides, manifestée par des hémorragies cérébrales, des affections idiopathiques du cerveau, et l'apparition de névroses comme l'épilepsie, l'hystérie, l’hypocondrie; à la troisième génération, si cette rapide décadence n'a pas été combattue, se montreront les propensions instinctives d'une mauvaise nature, sous forme d'actes excentriques, désordonnés ou dangereux, puis des attaques d'une quelconque des variétés dit l'aliénation mentale; enfin à la quatrième génération, les choses tournant au pis, apparaissent la surdi-mutité, l'imbécillité, l'idiotisme, la stérilité, et le terme du déclin pathologique est atteint. Tel est le cours de la dégénération quand rien n'y met obstacle...

Mais d'heureux mariages, une sage éducation, une conduite prudente dans la vie peuvent donner aux événements un tour contraire et amener la régénération de la famille; la tendance à la ruine peut être combattue et parfois même détruite. Dans l'état actuel de nos mœurs, cette régénération est toujours un accident; jamais elle n'est le résultat d'un dessein délibéré et attentivement suivi. Cependant qui empêcherait de se la proposer pour but et d'y travailler systématiquement? Sans doute, l'entreprise serait complexe et difficile; mais elle n'est pas au-dessus des facultés humaines. La première condition pour y réussir serait de se bien convaincre que des événements, fortuits en apparence et capricieux, comme l'imbécillité d'un enfant et le génie d'un autre, sont les effets de lois naturelles tout aussi sûrement que les combinaisons et les décompositions chimiques si complexes. Ces phénomènes aussi étaient jadis complètement obscurs et paraissaient, autant que ceux qui nous occupent, irréguliers, incertains, insusceptibles d'interprétation; aujourd'hui on sait qu'ils se produisent avec une immanquable uniformité dans les circonstances identiques. Lorsqu'une somme d'observations patientes et de recherches laborieuses, égale à celle dépensée par une succession d'esprits distingués pour découvrir le secret des combinaisons chimiques, aura été employée à l'investigation des mystères encore plus compliqués de la dégénération et de la régénération des familles, il n'est pas douteux qu'on ne possède une claire notion de ces phénomènes.

En attendant, les hommes devraient bien ne pas se refuser à certaines précautions, parce que cette notion positive manque encore, et ne pas courir de gaieté de cœur des risques fort inutiles. On continuera à tomber amoureux; étant amoureux, à se marier; étant marié, à avoir des enfants; mais il n'y a pas de raison pour qu'un homme héréditairement prédisposé à la folie s'éprenne précisément d'une femme ayant la même prédisposition et l'épouse. Devenir amoureux étant beaucoup une chance de relations et de voisinage, il n'est pas impossible de se tenir hors du cercle d'une attraction dangereuse; et même un homme épris doit pouvoir s'arrêter à temps, et, pour s'épargner à soi-même la douleur momentanée d'un acte de renoncement pénible, ne pas accepter le risque à peu près certain d'imposer des misères inouïes aux produits d'une union mal avisée.

Par une circonstance déplorable, tout tend le plus souvent à accroître et à exagérer le type nerveux des individus. D'abord ceux qui ont cette sorte de tempérament ont du penchant à rechercher en mariage, par une sorte d'affinité élective, les personnes ayant les mêmes qualités mentales et partageant, par conséquent, leurs goûts, leurs sentiments et leurs idées. Une impressionnabilité très vive, une imagination prompte à s'emporter, des aspirations vagues à l'idéal, comme celles auxquelles eux-mêmes se laissent aller, excitent leur admiration et leur sympathie; tandis que le bon sens, la subordination du sentiment à la raison, la réflexion calme et froide, l'activité réglée répugnent à leur nature. En second lieu, par une autre affinité naturelle, ils recherchent les circonstances extérieures de la vie dont l'influence est le plus propre à développer et non à combattre les propensions particulières de leur organisation. Ils n'ont pas la force de caractère et la vigueur d'esprit qui leur permettraient de souffrir, d'apprendre à se dominer dans toutes les circonstances, quelles qu'elles soient, et d'en tirer ainsi avantage pour leur propre amélioration, même lorsqu'elles sont le plus pénibles. Loin de là, leur choix se porte uniquement sur les conditions qui flattent leurs penchants, et ceux-ci deviennent de plus en plus forts, si bien qu'ils acquièrent parfois un développement pathologique. Enfin, ils gouvernent leurs enfants tout aussi mal qu'ils se gouvernent eux-mêmes. Ceux-ci sont doublement maudits; maudits par la fatalité d'une parenté fâcheuse et d'une hérédité déplorable; maudits par la mauvaise éducation qu'ils reçoivent, ou plutôt à cause du manque d'éducation dont ils souffrent par suite des défauts et des idiopathies de leurs ascendants. Voilà donc trois causes importantes de l'aggravation du type nerveux auxquelles il n'est pas au-dessus de la science et du pouvoir humain de remédier.

Si l'on examine quelles sont les causes de la folie, énumérées dans un traité sur cette maladie ou dans les comptes rendus de n'importe quel asile d'aliénés, on voit en effet que le champ de l'étiologie se borne presque absolument à la prédisposition héréditaire, à l'intempérance, aux anxiétés et aux inquiétudes de l'esprit, quelle qu'en soit l'espèce. Voilà les causes que l'humanité devrait prendre à tâche d'écarter, ou, si c'est impossible, de restreindre au moindre degré: la prédisposition héréditaire, par l'abstention du mariage ou de prudentes alliances; l’intempérance, par la sobriété; les anxiétés de l'esprit, par une sage culture mentale et par l'habitude de se posséder et de se gouverner soi-même. En évitant l'intempérance et les autres excès, d'abord on se préserverait de la folie qui en peut directement provenir, ensuite on en préviendrait les effets indirects, puisqu'on ferait disparaître, pour la génération suivante, une cause féconde de dégénérescence, et physique et mentale. En rendant impossibles ces infirmités congénitales du cerveau et de l'esprit, on empêcherait les émotions, les agitations, les crises qui en sont la conséquence et qui deviennent, à leur tour, ce qu'on appelle les causes morales de la maladie.


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