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La question des criminels - Partie 1

Revue Philosophique de la France et de l'Etranger

En 1881, par Le Bon G.

Sous le titre qui précède, nous nous proposons de traiter ici avec les ressources des méthodes scientifiques actuelles diverses questions anthropologiques et sociales dont la plupart ne sont guère étudiées maintenant que par les philosophes, les juristes et les historiens.

La première préoccupation d'une science est toujours de définir son objet. Les définitions tirées de l'étymologie sont faciles, mais généralement insuffisantes, car l'objet de chaque science, en y comprenant celles qui semblaient les mieux constituées, telles que la physique par exemple, varie à chaque époque suivant les tendances du moment.

L'anthropologie est, comme son nom l'indique, l'étude de l'homme. La science sociale, ou, si l'on préfère un autre mot, la sociologie est l'étude des sociétés. Mais ces définitions concises n'ont qu'une clarté trompeuse. Où commence et où finit la science de l'homme? La physiologie, l'anatomie, l'histologie, la pathologie, l'archéologie, l'histoire, etc., en font partie, et il serait vraiment difficile de citer beaucoup de sciences qui ne s'y rattachent par un lien quelconque. Un anthropologiste de profession soutenait récemment que la musique et la sculpture faisaient partie des sciences anthropologiques. Elles s'y rattachent assurément au même titre que la linguistique et la démographie, qu'on y a réunies également. Mais la chimie, qui nous révèle la composition de nos tissus, l'art culinaire, qui nous fournit les moyens de réparer leurs pertes, pourraient s'y rattacher aussi. Engagée dans cette voie, l'anthropologie ne deviendrait bientôt qu'un agrégat de sciences disparates et finirait par s'évanouir faute d'objet.

En fait, il ne faut chercher dans une science que les choses dont s'occupent réellement ceux qui la cultivent et non celles qu'ils tentent; d'y faire rentrer. L'ancienne anthropologie, car cette science ne date pas d'hier, ne s'occupait que de l'homme moral. L'anthropologie nouvelle ne s'occupe que de l'homme anatomique. Elle a entièrement délaissé l'étude des fonctions intellectuelles et délaissé à ce point que l'anthropologiste cité plus haut ne mentionne même pas la psychologie dans la liste pourtant variée, puisqu'elle comprend la musique et la sculpture, des sciences anthropologiques.

Pour juger des tendances de l'anthropologie actuelle, il faut donc étudier les travaux des anthropologistes; or il suffit d'un coup d'œil rapide pour reconnaître que l'objet principal de leurs recherches est l'étude des races humaines. Ce qu'ils étudient le plus dans les races humaines, ce sont les variations de formes du squelette en général, mais principalement du crâne. C'est là une tâche utile assurément, car mieux valent des notions précises sur un petit coin de la science si restreint que ce coin puisse être, que des généralités vagues, sans bases précises; mais c'est une tâche dans laquelle, sous peine de ne plus être bientôt considérée que comme une branche de l'ostéologie et perdre tout crédit, l'anthropologie ne saurait rester confinée plus longtemps. Prétendre connaître l'homme quand on n'a étudié que ses ossements ou la coloration de sa peau, ce serait vouloir juger un tableau par l'analyse chimique des couleurs qui ont servi à le créer. La connaissance de la psychologie d'un individu sera toujours plus importante que celle de son squelette. Nos classifications actuelles des races humaines sont évidemment tout à fait provisoires et ne sauraient résister au plus superficiel examen; mais, puisque nous devons nous contenter de ces classifications provisoires, mieux vaudraient encore des divisions fondées sur les aptitudes morales et intellectuelles des divers groupes humains que ces classifications vraiment puériles qui prennent pour bases fondamentales des caractères aussi secondaires que la forme des cheveux.

Quant à la sociologie, elle est loin assurément encore de pouvoir prétendre au titre de science. car elle n'a guère tenté jusqu'ici que de bien insuffisantes ébauches. C'est une science qui ne sera pas née et que nous voyons poindre à peine à l'horizon. Elle n'est susceptible de développement que lorsque l'anthropologie, et j'entends surtout ici par anthropologie l'étude la psychologie comparée des races, sera sortie de la période d'enfance où elle se trouve encore.

Dans ces sciences nouvelles en voie de formation, chacun peut apporter ses idées, mais surtout les faits et les méthodes qu'il possède. L'avenir séparera facilement ce qui est utile de ce qui ne mérite que l'oubli.

En traitant dans cette Revue des questions qui nous semblent faire partie des deux sciences que nous venons d'énumérer et aux-quelles nous avons consacré nos derniers travaux, nous n'apporterons aucune idée préconçue, aucun lien d'école. Nous tâcherons de nous rappeler que, s'il est toujours indispensable d'avoir une méthode, il est souvent funeste de posséder une doctrine. Tout en étudiant l'homme physique, nous étudierons aussi l'homme moral, si dédaigné des anthropologistes aujourd'hui. Si nous n'avions en main que les méthodes surannées de la vieille psychologie, c'est avec raison que cette étude pourrait être considérée comme indigne de notre attention. Les méthodes dues aux travaux des physiologistes et que l'enseignement classique persiste seul à ignorer permettent d'aborder l'étude de l'homme avec la précision que les savants modernes apportent dans l'étude d'un phénomène physique quelconque.

Nous n'aborderons aujourd'hui qu'une seule question celle des criminels.


I

Les dernières exécutions capitales et le retentissant procès de Bordeaux ont appelé de nouveau l'attention sur une question fort grave par les conséquences sociales qu'elle entraîne l'état mental des criminels.

Deux opinions entièrement contradictoires règnent aujourd'hui à cet égard. Pour la plupart des médecins, les criminels ne seraient que des aliénés irresponsables qu'il faut se borner à enfermer et à tâcher d'amender; pour la totalité des magistrats, ce sont des êtres pervers que leur volonté seule a engagés dans la voie du crime et qu'il faut punir. Ballottés entre ces opinions contraires, les jurys acquittent ou condamnent suivant l'impression qu'a réussi à produire sur eux l'habileté oratoire de l'accusation ou de la défense. Dans ce grave problème, la psychologie est restée à peu près neutre ou s'est bornée à des considérations générales sur le déterminisme des actions. Rarement doublé d'un médecin, le psychologiste n'aime pas trop à s'aventurer sur ce terrain spécial et n'y voit guère que des questions techniques à débattre entre le ministère public et les experts.

En fait, cette question comporte tant d'aspects divers qu'il est impossible de la traiter avec les lumières d'une seule science. Pour la comprendre nettement, il faut l'examiner successivement au point de vue médical, au point de vue psychologique, au point de vue juridique et au point de vue social. C'est en l'abordant sous ces différents aspects que nous allons l'étudier maintenant.

Au point de vue médical, le problème principal à résoudre est celui-ci Les cerveaux des criminels présentent-ils des altérations spéciales que l'observation démontre-être incompatibles avec l'exercice régulier des facultés? Les criminels doivent-ils par conséquent être considérés comme des aliénés et traités comme tels?

Lorsque l'on examine les procès-verbaux d'autopsie des suppliciés, les seuls condamnés dont les corps soient généralement examinés par des médecins, il est fort rare de ne pas y rencontrer la constatation de lésions cérébrales plus ou moins profondes. Les relations des divers cas connus ne pouvant être énumérées ici, je me bornerai à indiquer brièvement les résultats de l'autopsie des deux derniers sujets exécutés à Paris, Prévost et Menesclou, et de l'examen des trente-cinq guillotinés du Muséum de Caen étudiés par le docteur Bordier et que j'ai eu également occasion d'examiner et de dessiner pour ma collection.

Le cerveau de Prévost a été étudié par Broca. Bien que ne présentant pas des altérations pathologiques proprement dites, il offrait certaines particularités qui l'ont fait déclarer, par l'illustre anatomiste, très anormal.

Quant au cerveau de Menesclou il présentait des altérations pathologiques considérables, permettant de considérer son possesseur comme un aliéné arrivé déjà à une période de maladie fort avancée. Voici du reste comment sont décrites ces lésions par le savant préparateur du laboratoire d'anthropologie, M. Chudzinski;

« Le lobe frontal, des deux côtés symétriquement, est atteint d'un ramollissement cérébral des plus prononcés, ainsi que la première et la deuxième circonvolution pariétale. La première et la deuxième circonvolution temporale sont également ramollies, mais à un moindre degré. Le lobe occipital des deux côtés offre des traces de ramollissement. Le cerveau est, en somme, tellement ramolli qu'on aura de la difficulté pour le mouler. L'arachnoïde et la pie-mère sont très résistantes et très épaissies, comme chez les quadrupèdes. Le premier pli de passage occipito-pariétal est profond et a tendance à la calotte à droite; il est normal à gauche. »

Quant aux crânes de trente-cinq guillotinés du muséum de Caen, ils ont fourni au docteur Bordier des résultats analogues. La presque totalité (92%) étaient anormaux ou pathologiques, 21% présentaient des lésions osseuses consécutives à des lésions des enveloppes cérébrales impliquant elles-mêmes de graves altérations du cerveau. Parmi les anomalies ou altérations notées par lui se trouvent surtout les suivantes développement considérable des arcades sourcilières faible développement de la région frontale, mais développement considérable des réglons pariétales et occipitales et par conséquent de la capacité crânienne elle-même, lésions fréquentes des sutures. Je compléterai un jour ces indications au point de vue des modifications de forme, lorsque j'aurai eu le temps d'étudier les dessins géométriques que j'ai pris de cette série, et qui figurent dans ma collection déjà nombreuse de dessins crâniologiques.


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