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De la prétendue veille somnambulique - Partie 1

Revue Philosophique de la France et de l'Etranger

En 1887, par Delbœuf J.


I

L'hypnotisme est fécond en surprises, c'est incontestable. Pourtant gardons-nous avec soin d'y voir un tissu de mystères, et de faire de l'hypnotisé un être qui aurait, en quelque sorte, dépouillé la nature humaine.

Restreindre le nombre de ces mystères en faisant rentrer certains phénomènes de somnambulisme dans quelque ordre de faits déjà analysés, ou du moins en les y rattachant par des liens étroits, tel est le but de cette nouvelle étude.

Tel était aussi celui des deux études précédentes, sur la mémoire des hypnotisés, et sur leur éducation par l'exemple. Qu'il me soit permis d'en résumer le sujet et d'en faire ressortir en peu de mots l'esprit qui les a inspirées l'une et l'autre.

Parlons d'abord de la première. On signalait comme une particularité absolument caractéristique, comme un trait exclusivement distinctif de l'hypnotisé son oubli, au réveil, des actions qu'il avait faites ou vu faire, des paroles qu'il avait prononcées ou entendues pendant son sommeil. Partant de cette remarque que la plupart de nos songes échappent à notre souvenir, et ayant cru trouver à quelles conditions ils sont susceptibles de rappel, je montrai, par une série d'expériences méthodiques rapidement exécutées, que le rappel des rêves hypnotiques dépend des mêmes conditions. Par là fut établie entre ces rêves et les rêves naturels une analogie importante, qui rapproche le somnambulisme du sommeil physiologique.

Dans cette même étude, j'avais laissé entrevoir la possibilité d'exercer les somnambules de manière qu'ils se souviennent de toutes les suggestions qu'on leur donne. La chose s'est réalisée chez mes sujets. J... et M... se rappellent maintenant leurs rêves sur le moindre indice; le présent travail en fournira des preuves surabondantes. Il est arrivé avec elles ce qui est arrivé avec moi quand je me suis occupé du sommeil et des rêves; j'en étais venu à noter, dans mon sommeil même, les rêves dont je pouvais tirer parti.

La deuxième étude témoigne encore du désir de simplifier autant que possible les problèmes que soulève le somnambulisme provoqué. Elle vise à séparer, dans les manifestations hypnotiques, les traits essentiels qui les unifient des traits accidentels qui les diversifient, en mettant la production de certains caractères propres aux différentes formes de somnambulisme sur le compte de l'imitation et de l'éducation.

Dans ses ingénieuses études de sociologie, M. G. Tarde regarde cette tendance à l'imitation comme l'un des plus puissants facteurs sociaux. Elle joue certainement un rôle considérable dans le somnambulisme. Et au fond, comment la suggestion par gestes et même par paroles commande-t-elle à l'hypnotisé, si ce n'est pas parce qu'il est, de par son état, imitateur au plus haut point et toujours prêt à réaliser ce qu'on lui montre, ce qu'on lui dit? Dans le cours de mes expériences ultérieures, je me suis convaincu de plus en plus de la vérité de cette assertion. Je me bornerai à un seul exemple.

J'avais hypnotisé assez promptement une jeune et robuste paysanne, voisine de campagne. Insensibilité, paralysie de la parole, amnésie, etc., tout cela avait été obtenu dès la seconde séance. Mais la catalepsie et les contractures ne prenaient pas. J'avais beau lui affirmer qu'elle ne pouvait pas faire jouer son bras, elle le faisait jouer tout de suite. – « Mais vous avez été un peu gênée quand même? insinuais-je. — Pas du tout! » répondait-elle d'un air encore plus surpris que le mien. Après plus d'une tentative infructueuse, je m'avise de lui montrer M... avec un bras mis en catalepsie ou en contracture, que je lui donne à tâter; elle comprit aussitôt; et, à partir de cet instant, je lui immobilisais à volonté n'importe quel membre.

J'utiliserai un jour, pour l'explication des phénomènes inhibitifs dus à l'hypnotisme, ce fait, qui n'est exceptionnel qu'en apparence.

Après tout, dans les champs de la science, rien de plus gênant que les exceptions. L'exception est une espèce de contradiction; c'est, si l'on veut, une contradiction circonscrite et particulière. Or la nature ne se contredit pas; dans la nature, il n'y a pas d'exceptions. Cette mauvaise herbe ne pousse que dans nos théories et nos systèmes, et l'on ne peut jamais en poursuivre l'extirpation avec trop de persévérance et d'énergie.

Ainsi veux-je agir à l'endroit de la prétendue veille somnambulique, de cet état intermédiaire, dit-on, entre la veille et le sommeil. J'espère montrer que cette veille est bel et bien le sommeil, et qu'elle n'en diffère que par des caractères sans importance. A ce titre, cette troisième étude est une suite naturelle des deux premières.


II

C'était au mois de décembre 1885. M. Charcot avait bien voulu m'inviter à une séance expérimentale à la Salpêtrière. Après qu'il nous eut fait voir sur un sujet les trois phases classiques et si discutées de l'hypnotisme, on introduisit dans la salle une femme d'une trentaine d'années, mince, hâve, pâle, figure honnête dénotant une intelligence quelque peu bornée, mise assez pauvre. Elle salua la compagnie avec une certaine aisance, et M. Charcot avec une nuance de familiarité. « Vous vous sentez bien, ma fille? lui dit-il. — Très bien, monsieur. — Vous avez déjeuné? — Certainement. — Qu'avez-vous eu? — Du pain, du café, du lait. — Parfait! Regardez à vos pieds; voyez-vous ce bassin d'eau limpide? — Oh 1 le beau bassin, la belle eau! — Voyez les poissons rouges. — Les beaux poissons! — Décrivez-les. — Il y en a de grands, de petits, de toutes les tailles; il sont très nombreux et nagent dans tous les sens. — Et autour du bassin, quel frais gazon tout semé de fleurs! — Vraiment, quelles jolies fleurs! — Quelles sont-elles? — Des marguerites, principalement. Me permettez-vous d'en faire un petit bouquet, monsieur Charcot? — A votre aise. — Bien merci! » Et la brave fille, se penchant, se mit à cueillir délicatement ses marguerites, les prenant de ci de là, pour ne pas dénuder toute une place, les enroula d'un brin d'herbe, et prenant une épingle, attacha précieusement le bouquet à son corsage. « Il est bien joli, votre bouquet; vous êtes heureuse? — Si heureuse! — C'est bien dommage que votre jambe droite est paralysée. — Hélas » Et la pauvre hallucinée chancelle; on doit la retenir. « Je vais vous faire passer cela. Tenez! Vous voilà guérie. – Merci, monsieur Charcot. — Pas la peine; mais voilà que vous avez bien mal dans le dos. — Dieu! que je souffre! » Et elle se tord de douleur.

Moi à M. Charcot « Est-elle éveillée? — Je ne sais pas. — Serait- elle endormie? — Je ne sais pas. — Elle est pourtant éveillée ou endormie. — Je ne sais pas. — L'avez-vous endormie sans que je l'aie vu? — Non. — Est-elle souvent ainsi? — Toujours! — C'est bien étrange. — Oui. — Avez-vous une explication! — Non. »

Ce dialogue nous avait fait oublier la malheureuse, qui continuait à gémir et à se tortiller sur sa chaise. M. Charcot avec une parole la tira d'affaire, et moi je restai abîmé dans d'inextricables réflexions.

Je venais d'assister à une scène de soi-disant veille somnambulique.

M. Beaunis a le premier, je crois, attiré l'attention sur cet état, qu'il estime, comme je l'ai dit, intermédiaire entre la veille et le sommeil hypnotique. Il lui donne, faute de mieux, le nom de veille somnambulique, qui en rappelle assez heureusement le double caractère.

Je ne puis mieux faire que de résumer ses observations et les conclusions qu'il en tire.

1° Le souvenir des hallucinations et des actes suggérés pendant le sommeil hypnotique, mais se produisant après le réveil, est aboli dès leur accomplissement. Exemples: Réveillée, Mlle A... E... voit un nez d'argent à M. X... Sitôt que la suggestion lui est enlevée par la parole, elle ne se rappelle plus avoir vu M. X... avec un nez d'argent.

— Mme H... A... doit, trois minutes après son réveil, aller embrasser une petite paysanne qu'elle voit pour la première fois l'acte accompli, plus de souvenir.

2° Le même oubli a lieu pour les hallucinations et les actes suggérés à l'état de veille. Cet oubli se produit même quand on appelle d'une façon particulière l'attention du sujet sur le phénomène qui lui a été suggéré à l'état de veille. Exemple: Mlle A... E... doit tourner ses mains l'une sur l'autre. Elle ne peut les arrêter. On lui fait remarquer son impuissance et on l'invite à s'en souvenir. M. Beaunis lui arrête les mains; oubli.

3° Le même oubli s'observe à l'égard d'actes plus longs et plus compliqués, laissant subsister entre eux des traces matérielles. Exemples: Déplacer des objets sur une étagère; prendre un sou dans la poche d'autrui et le mettre dans la sienne.

4° Ces actes et ces hallucinations oubliés à l'état de veille sont parfaitement remémorés à l'état hypnotique.

De ces faits, M. Beaunis tire la conclusion suivante « Il est impossible d'assimiler cet état de veille dans lequel les suggestions sont possibles à l'état de veille ordinaire. Il y a là un état particulier tout à fait spécial et qui mérite une étude à part ».

M. Beaunis signale cependant des exceptions à cette abolition du souvenir, notamment quand la suggestion doit se réaliser à longue échéance (par exemple, le lendemain) ou quand elle porte sur des rêves à avoir pendant le sommeil naturel. « II semble donc que la perte du souvenir ne s'étende qu'à un certain laps de temps (plus ou moins long à déterminer) après l'intimation de la suggestion. »

M. Beaunis passe ensuite à l'examen des suggestions à l'état de veille. Il rappelle qu'elles ont été surtout étudiées par le Dr Bernheim d'abord, puis par M. Liégeois. Voici ce qu'en dit M. Bernheim « Beaucoup de sujets qui ont été hypnotisés antérieurement peuvent, sans être hypnotisés de nouveau, présenter à l'état de veille l'aptitude à manifester les mêmes phénomènes suggestifs. »

De son côté, M. Liégeois dit ceci « Ce qui est surtout très singulier. ce qu'il serait très intéressant d'étudier à fond et de bien caractériser, c'est l'état du sujet mis en expérience. Il ne présente pas la moindre apparence de sommeil. il semble être dans un état absolument normal, excepté sur le seul point où porte la prohibition de l'expérimentateur. » Il propose d'appeler « cet état vraiment bizarre » condition prime.

M. Beaunis juge que le tableau tracé par M. Liégeois est « d'une exactitude frappante ». Mais, ajoute-t-il, il manque un trait à ce tableau, et c'est précisément ce trait qui constitue la caractéristique réelle de cet état spécial; je veux parler de cette perte partielle de la mémoire que j'ai signalée déjà, perte qui ne porte que sur la suggestion qui vient d'être faite, tandis que le souvenir est conservé pour tout le reste. Il y a là une distinction capitale et qui n'a été faite par aucun des observateurs précités » (p.69)

M. Beaunis distingue cet état et du sommeil hypnotique avec les yeux ouverts, et de l'état de fascination décrit par le Dr Brémaud (Société de Biologie, 1883, 27 octobre), et du charme décrit par le Dr Liébeault (dans son livre sur le Sommeil, p.32) comme étant « sur la limite de la veille et du sommeil ». Pour M. Beaunis cet état « n'est ni le sommeil hypnotique ni la veille. Il se distingue du sommeil hypnotique par plusieurs caractères le sujet est parfaitement éveillé, il a les yeux ouverts, il est en rapport avec le monde extérieur; il se rappelle parfaitement tout ce qui se dit ou se fait autour de lui, tout ce qu'il a dit ou fait lui-même; le souvenir n'est perdu que sur un point particulier, la suggestion qui vient de lui être faite; c'est par là et par la docilité aux suggestions que cet état se rapproche du somnambulisme. Ces deux caractères sont, du reste, les seuls qui le distinguent de l'état de veille ordinaire. »

Il y a danger à trop multiplier les distinctions. Une fois dans cette voie, il n'y a plus lieu de s'arrêter. Je vais m'efforcer de prouver qu'en réalité, tous ces états intermédiaires entre la veille et le sommeil hypnotique sont bel et bien du sommeil hypnotique. Sans doute, comme le dit quelque part M. Richet, rien n'est parfois plus difficile que de distinguer le sommeil de l'état normal. Mais justement c'est en éliminant avec soin comme accidentels tous les caractères qui, si fréquents qu'ils soient, ne sont pas constants, qu'on parviendra à bien fixer les caractères essentiels de l'hypnose, et par là, si on le peut, remonter un jour à sa cause. Tel est le premier pas à faire dans toute espèce de recherches.


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