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De la prétendue veille somnambulique - Partie 2

Revue Philosophique de la France et de l'Etranger

En 1887, par Delbœuf J.


III

Les lecteurs de la Revue qui ont lu mon article sur la Mémoire chez les hypnotisés voudront bien se rappeler peut-être comment, dès ma première expérience avec J... sur les suggestions à réaliser à l'état de veille, l'air particulier qu'elle prit fit naître un doute dans mon esprit sur le caractère véritable de cet état, et comment, en fin de compte, mon doute fit promptement place à la persuasion que cet état de veille apparente était bel et bien du somnambulisme.

Mais de la persuasion à la conviction scientifique, il y a de la distance. Une circonstance fortuite me mit sur la voie qui devait me permettre de la franchir.

C'était le samedi 13 mars. J'étais alors en train de dresser M... sur le patron de J... et je lui donnais, pour la première fois, un ordre à exécuter après que je l'aurais réveillée. Cet ordre était le même que j'avais donné auparavant à sa sœur enlever des eaux sales, après quoi, venir se rasseoir dans son fauteuil et se rendormir. L'heure était indue, cette besogne n'est pas la sienne et est assez compliquée. Il faut vider un bassin dans un seau, descendre pour déverser le seau dans un évier; essuyer et remettre chaque objet à sa place.

M... me réservait une surprise. Je la réveille; elle se lève.

M... tient d'ordinaire les yeux baissés; elle est timide, un peu en dedans, comme je l'ai dit ailleurs, et le regard, quoique beau, n'est pas absolument limpide, il a quelque chose de fuyant. Aussi n'est-il pas toujours facile, même à des yeux exercés comme sont les miens, de distinguer chez elle l'état hypnotique de l'état normal. Cette fois-là, je la croyais parfaitement éveillée.

Je lui demande ce qu'elle va faire. « Je vais vider les eaux sales. » Elle accomplit l'ordre de point en point, sauf qu'en rouvrant la porte de la chambre où je me tenais, elle me dit « Monsieur, je suis réveillée », et ne revint pas se rendormir dans le fauteuil.

Étonne, je l'interroge « Qu'est-ce que vous avez été faire? — J'ai vidé les eaux sales, comme vous me l'avez dit. — Mais ce n'était ni l'heure, ni votre ouvrage. — Je le sais bien, mais j'ai cru que je devais le faire, puisque vous l'aviez dit. — Vous me dites que maintenant vous êtes réveillée. Quand vous êtes-vous réveillée? — Quand j'ai eu vidé le seau et que je suis remontée. — Vous étiez donc endormie avant? — Je ne sais pas. — Pourquoi dites-vous que vous vous êtes réveillée à ce moment? — Parce que, à ce moment, j'ai senti que je faisais quelque chose d'inusité. »

Peu de jours après, histoire analogue. C'était le lendemain d'un soir où J... avait beaucoup ri, d'un rire suggéré, en procédant à la toilette de nuit de ma femme J... remplissait le même service pendant que je tenais M... endormie. Il me passa par la tête de mettre celle-ci en conflit avec sa sœur. « M... lui dis-je, J... s'est hier conduite d'une manière peu convenable envers Madame; je crains qu'aujourd'hui elle n'en fasse encore autant. Allez près d'elle lui faire des remontrances, et, la prenant par le bras, engagez-la à avoir une attitude décente. »

Je la réveille; je cause de choses et d'autres, puis je la congédie c'est son heure. « Vous êtes bien éveillée? lui dis-je. — Certainement, » répond-elle en souriant. Elle me faisait, d'ailleurs, l'effet de l'être, mais je prenais quand même, comme on voit, mes précautions. Voilà qu'ayant ouvert ma porte, qui donne sur un palier, au lieu de descendre comme à l'ordinaire, elle entre, sans frapper, dans la chambre de ma femme, qui lui demande ce qu'elle vient faire. « Je cherche J... » fut sa réponse. J... venait justement de sortir. M... va d'appartement en appartement à sa recherche sans la rencontrer, puis rentre dans la chambre. A ce moment j'y pénètre, pour pendre note de ce qui va s'y passer. M. me dit: « Maintenant, monsieur, je suis réveillée. — Que faisiez-vous? — Je cherchais J... pour, etc. Mais je suis réveillée, et je sais que je n'ai pas à lui dire cela: c'est un tour que vous m'avez fait. »

De cette même réponse, faite par deux fois, il me parut ressortir que ce que j'avais pris pour l'état de veille, et qui en avait toutes les apparences, devait être une espèce de sommeil. Quelle espèce de sommeil? c'était le problème. Il me sembla que l'on pourrait en trouver la solution par une investigation psychologique directe et régressive, en recourant à l'art d'évoquer les souvenirs ou les réflexions des sujets hypnotisés. Je me proposai de diriger plus tard mes études tout spécialement vers cet ordre de phénomènes. En attendant, je m'interdis systématiquement toute expérience avant que je pusse m'en occuper exclusivement. Quand les faits se présentèrent d'eux-mêmes, je me contentai d'en prendre note. Mais je puis dire que dès lors déjà mon opinion était arrêtée: au moment d'exécuter l'ordre suggéré, le sujet se rendormait, comme il se rendort à telle heure, à tel signal, en touchant un objet désigné, en prononçant un chiffre déterminé ou en arrivant à une certaine ligne d'une page qu'on lui donne à lire.

Deux conséquences immédiates me paraissaient encore ressortir de ces deux aventures l'une, c'est que le sujet avait la conscience claire et nette de sortir d'un état particulier; l'autre, c'est qu'il se souvenait spontanément de l'ordre donné, mais non accompli.

Les faits subséquents, non provoqués, confirmèrent à mes yeux la justesse de ces inductions. En voici deux du même jour. Je les relate dans leur entremêlement.

C'était le 21 mars, ce jour où j'avais convoqué chez moi mes collègues, MM. Masius et L. Frédéricq, ainsi que le docteur Mathien M. Masius n'avait encore vu ni J... ni M... en somnambulisme. Il tenait à s'assurer par lui-même qu'elles ne simulaient pas. A cette fin, il les soumit à diverses épreuves. Entre autres, à J... éveillée, mais prévenue par moi qu'elle n'aurait pas mal, il perça la langue avec une grosse aiguille, sans qu'elle ressentît de douleur, ni pendant ni après. Puis, toujours dans la même intention et pour vérifier mon dire qu'elles étaient bien en communication avec la première personne venue et aptes à en recevoir des suggestions, profitant du sommeil de J... il lui dit « Tantôt quand vous servirez le souper, vous jetterez à terre le second plat. — Dans le cou de M. Masius, ajoute sur-le-champ M. L. Frédéricq. »

Moi, qui n'avais nulle raison de douter de la sincérité de J... j'interviens à mon tour et, la tenant endormie « Ne faites pas ce qu'on vient de vous conseiller, lui dis-je; vous entendez bien? — Je n'ai garde, monsieur. — Fort bien, mais n'oubliez pas! — Soyez tranquille! — Au moment du second service, vous embrasserez Madame, cela vaut mieux que renverser les plats, casser la vaisselle et gâter tapis et parquet. Sans doute, monsieur. » Sur ces assurances, j'attendis les événements, non sans inquiétude, et la séance continua.

On me demanda de donner moi-même une suggestion à M... Après nous être concertés, je lui enjoignis d'aller allumer une bougie dans la chambre voisine, de rentrer par une autre porte et d'embrasser M. A... un jeune homme, le quatrième invité.

M... exécuta ponctuellement les premiers articles du programme; mais, arrivée au dernier, elle se mit à hésiter, approcha, recula, rougit terriblement, cacha sa figure dans ses mains, puis, se dirigeant vers moi, elle me dit à mi-voix, et rougissant encore davantage, si possible « Monsieur, je le voudrais bien, mais je n'oserais jamais. »

A ce moment, M... était certainement réveillée. Elle avait la pleine conscience de la réalité extérieure; elle se souvenait d'avoir reçu de moi un ordre qu'elle jugeait, dans sa pudeur, inexécutable, et elle venait s'excuser près de moi de ne pas y obtempérer.

A quel moment au juste le réveil avait-il eu lieu? je n'en sais rien. Le lendemain, elle confiait à ma femme qu'elle avait eu une singulière envie d'embrasser M. A... et que cette envie n'était pas encore passée. Le surlendemain, à moi-même, elle faisait la même confidence. J'ai noté souvent cette persistance d'une envie non satisfaite, même quand on estime que la satisfaction causera déplaisir.

A huit heures, on se mit à table. Au moment du premier service, craignant une méprise, je vais près de J. qui servait avec sa sœur; je lui rappelle le singulier conseil que M. Masius lui a soufflé, et je lui recommande bien de ne pas le suivre. « Je ferai attention, dit-elle, je n'ai garde. » Le temps me manquait pour m'enquérir si elle avait en ce moment quelque conscience du tour qu'on voulait lui jouer. Je m'en informai le lendemain. Elle n'en avait, m'a-t-elle dit, nulle idée; aussi n'avait-elle rien compris à ma recommandation elle croyait à une plaisanterie.

Le premier service s'est passé dans les règles. On est dans l'attente. Arrive J... avec le second plat. M. A... qui est bien placé pour voir son entrée, s'écrie « Monsieur, prenez garde, elle a un drôle d'air, elle va le jeter! » J... a, en effet, un drôle d'air; je l'observe; elle s'approche de ma femme « Madame, lui dit-elle, permettez-moi de vous embrasser. » Elle l'embrasse, la sert, puis s'arrête un instant comme indécise. Il est plus que temps; je m'élance vers elle « Donnez-moi le plat. » Elle résiste. Je le lui prends de force et le passe à sa sœur. Je souffle dans la figure de J... Elle se secoue tout à fait comme si elle se réveillait, mais elle garde son sérieux et son air résolu. Je l'exhorte à rappeler ses esprits. Au lieu de cela, elle se rapproche de sa sœur pour lui reprendre le plat, avec une obstination telle que je juge prudent de la tenir à l'écart tout le temps du second service.

Bien m'en avait pris. Le lendemain, J... nous confessait qu'elle n'aurait jamais pu s'empêcher d'embrasser Madame; pour le reste, son esprit ne le démêlait pas très bien; elle avait certainement envie de laisser tomber le plat, non à terre, mais plutôt sur M. Masius ou entre lui et ma femme; mais elle ne saurait assurer qu'elle l'eût fait.

Nous voyons encore une fois le sujet en état de préciser convenablement ses impressions passées; ses souvenirs sont fidèles et ses révélations cadrent parfaitement avec les faits.

Rappelons tout d'un coup qu'il m'a été impossible d'anéantir la suggestion donnée par M. Masius. J'ai eu, dans la suite, plusieurs fois l'occasion d'en faire la remarque; les suggestions contradictoires se superposent et ne se détruisent pas « Prenez ce chapeau... Non! ne le prenez pas. » Le sujet prend le chapeau, puis le remet à sa place. Il y a peut-être d'intéressantes expériences à faire dans cette direction.

Le 27 mars — je cite les dates, pour que le lecteur qui voudrait s'en donner la peine puisse les rapprocher et apprécier la succession des expériences — je rendis à M... l'ordre d'embrasser M. A... qu'elle n'avait pas accompli le dimanche précédent. Réveillée, je lui dis de s'asseoir et de se tenir à ma disposition. Elle le fait de bonne grâce et prête intérêt aux exercices auxquels je soumettais les sujets de Donato A et C. Quand dix heures sonnent, je lui permets de se retirer. Elle se lève allègrement, dit bonsoir à la compagnie, ouvre la porte pour s'en aller; lorsque, faisant brusquement volte face,elle se dirige vers M. A... et l'embrasse sans hésiter. « Que faites-vous là? » lui dit M. A... A cette parole, M... devient rouge comme une grenade, cache sa tête dans ses mains, se sauve en toute hâte, et je l'entends qui descend l'escalier en sanglotant. Je m'empresse sur ses pas. Elle était en larmes. Elle ne voulait plus qu'on lui jouât des tours semblables; qu'allait penser d'elle M. A... et le reste de la société? Sa conduite n'était pas celle d'une fille honnête elle ne viendrait plus aux expériences. Pour la remettre et chasser ses idées, je dus l'hypnotiser de nouveau, ce qui, par parenthèse, me réussit.

Le lendemain, je l'interrogeai sur ce qu'elle avait éprouvé. Voici ce qu'elle me dit: « Je ne pensais à rien qu'à regarder les petits garçons; quand vous m'avez dit de partir, j'ai été contente parce que j'étais fatiguée. Mais quand j'ai ouvert la porte, l'idée m'est venue d'embrasser M. A... Il me sembla que c'était une chose que je devais faire absolument; et je suis revenue sur mes pas. Seulement lorsque M. A... me demanda ce que j'avais fait, sa voix me réveilla et je compris toute la singularité de mon action. — Mais quand vous êtes-vous endormie? — Je ne sais pas si je me suis endormie, ni quand mais je sais que je me suis réveillée. »

Les souvenirs de M... ne présentent donc pas de lacune. Ceci tient à ce qu'elle s'est réveillée pendant l'action et aussi à ce que sa mémoire hypnotique est très exercée, plus même que celle de sa sœur.

Il n'en est généralement pas ainsi. M. Beaunis le constate expressément, dans les passages que j'ai résumés plus haut. Voici un fait que M. Voituron, étudiant en médecine, qui s'occupe depuis longtemps de magnétisme, a observé, et qu'il a rédigé à ma demande:

M. L. F. pharmacien, ayant été magnétisé, je lui suggérai d'aller me chercher, cinq minutes après son réveil, un flacon d'ammoniaque chez un pharmacien demeurant à une cinquantaine de mètres de notre local. Puis je le réveillai et continuai les expériences sur un autre sujet.

M. L. F. se plaça alors parmi les assistants, avec lesquels il causa de ce qu'il avait ressenti.

De temps en temps il regardait l'heure, et il l'avait aussi regardée immédiatement après son réveil.

Les cinq minutes étant écoulées, il se leva disant qu'il allait chercher de l'ammoniaque, mit son chapeau et sortit.

Quelque temps après, il me rapportait le flacon demandé et allait, après que je le lui eus dit, se placer encore parmi les assistants.

Il leur demanda alors comme sortant d'un rêve « Mais ne viens-je pas de sortir? » On lui dit qu'il était allé acheter de l'ammoniaque, ce qui l'étonna fort.

« Ceci prouve donc que, dans ce cas, le sujet à qui on avait suggéré une action à accomplir étant éveillé, l'avait faite dans un état de demi-somnolence. »


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