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De la prétendue veille somnambulique - Partie 5

Revue Philosophique de la France et de l'Etranger

En 1887, par Delbœuf J.

J'ai hypnotisé J... et M... et leur ai montré la gravure en l'expliquant, et~annoncé qu'elles verraient cette scène en rêve. C'est ce qui s'est réalisé; mais elles l'ont, l'une et l'autre, dramatisée à leur manière. J... a vu un deuil conduit par une femme ni vieille ni jeune une vieille cherchait à consoler la première et la prenait par le bras une autre vieille suivait. Venaient ensuite d'autres femmes et des hommes qui ne pleuraient pas, mais avaient l'air triste, et trois ou quatre enfants; enfin une jeune femme en toilette laissait tomber des boutons (sic, non de fleurs, mais de vêtements – singulière influence du mot) et des demi-francs, que J... ramassait. A la queue du cortège, une charrette chargée de vieux fusils et conduite à la main. Le cortège a passé le pont (nous habitons à côté d'un pont), et ce fut fini. Elle n'a pas vu de chien.

M... non plus n'a pas vu le chien. Elle a regardé passer le convoi du seuil de notre maison. Elle aurait bien voulu l'accompagner, mais elle n'en avait pas le temps, et puis, il n'y avait là ni connaissances ni parents. Elle éprouvait beaucoup de peine de voir pleurer la veuve. Les hommes et les femmes qui suivaient ne pleuraient pas. Le char funèbre était chargé de couronnes, etc.

J... et M... ont cru toutes deux avoir fait un rêve ordinaire, et ont été naturellement frappées de cette circonstance qu'elles avaient rêvé l'une et l'autre d'enterrement, mais n'y ont pas remarqué d'autres traits de ressemblance.

Je suis entré dans ces quelques détails à l'occasion de ces sortes de rêves, parce qu'ils se rapportent à un nouveau genre de suggestion non encore pratiqué, je pense. Il y a là une mine, peut-être féconde, à exploiter. Plusieurs sujets pourraient, de cette façon, recevoir une suggestion absolument identique, et l'on verrait ce que chacun d'eux saurait en tirer, suivant son tempérament.

Après cette quasi-digression qu'on me pardonnera, je l'espère, je reprends la comparaison expérimentale du rêve physiologique et du rêve de l'hypnose ou bien de la veille somnambulique. Le rêve physiologique se distingue souvent par sa bizarrerie; les fusils y sont des hommes; les chats, des oiseaux; les vers de terre, des parents; un amphitryon fait passer à ses convives son propre crâne en guise de plat, etc., etc.

La plupart du temps, le rêveur accepte ces extravagances comme tout ce qu'il y a de plus naturel au monde. Parfois il s'étonne; mais son étonnement a encore quelque chose de fantasque.

J'ai pensé que des somnambules comme les miens, qui savent se rappeler leurs pensées et leurs sensations hypnotiques, offraient des avantages précieux et permettraient de comparer directement le rêve physiologique et le rêve hypnotique.

Deux songes que je fis dans la nuit du 5 au 6 avril furent l'occasion de ces recherches, que j'entrepris seulement à partir du 11, et que je poursuivis pendant deux ou trois jours seulement. L'intervalle fut consacré à l'étude de la contrainte hypnotique, étude dont je ferai connaître plus loin les résultats. Mais je crois devoir rompre, pour cette fois, l'ordre chronologique de mes expériences, pour mieux satisfaire à l'ordre logique.

Voici le premier songe. Nous nourrissions un lion, grand et fort; il n'était pas en liberté; il était enchaîné dans le jardin à un panier à vin. Étant venu à se détacher, je courus après lui, l'attrapai et l'enfermai dans une petite bouteille à large goulot. Cette bouteille, que je vois encore, est celle qui me servait jadis dans mes courses d'entomologiste elle contenait un fragment d'éponge imbibé de créosote. Le lion ne tarda pas à être asphyxié. Je l'en tirai; il avait la forme d'un hydrophile; son corselet et l'une de ses élytres étaient écrasés. Posée sur le dos, la bête se mit à remuer les pattes. Je la montrai à ma femme et à mes enfants tout craintifs, en leur disant « Le lion n'est pas encore mort. »

J'ai retrouvé facilement presque tous les éléments de ce rêve, souvenirs lointains pour la plupart. Je ne veux en relever qu'un point l'identification d'un lion et d'un hydrophile.

Cette même nuit – il faut croire que j'étais en veine – je rêvai que mon collègue, M. X... devait venir me voir. Il est correct et quelque peu solennel. Je trouvai piquant de le mystifier. Il y avait dans le vestibule de la maison un grand portemanteau mobile en fonte. Je me déguisai en pardessus et me suspendis à l'un des crochets. M. X... arrive et demande après moi. La servante, stylée par moi, lui répond que je suis sorti, mais que je rentrerai bientôt; elle l'invite à m'attendre. Par discrétion, il veut se retirer. La bonne insiste. Rien n'y fait. Alors je surgis je ne sais d'où – le moi-pardessus restant toujours accroché – et je joignis mes instances à celles de la bonne. « Non, me disait-il, puisque vous n'êtes pas chez vous, je préfère revenir une autre fois. – Mais, entrez, je serai de retour dans un instant. – Merci, vraiment! » Ici s'arrête le rêve.

Dédoublement de personne et changement hyperbolique de personnalité – car il n'y a pas ici simplement un pardessus-homme, mais bien un pardessus-moi.

Je voulus expérimenter sur mes sujets la gamme des aberrations les plus insensées; je me fis un programme qui procédait par gradation, et je l'exécutai méthodiquement.

Je l'ai même quelque peu enrichi, contrairement à mon principe de ne pas surmener mes deux braves filles. Mais ces expériences ou plutôt ces jeux étaient des plus divertissants; on riait à se tordre. Elles-mêmes, se servant tour à tour de spectacle, ne s'en lassaient pas et me priaient d'inventer de nouvelles combinaisons; d'où leur nombre relativement considérable.


VIII

11 avril. – Ces expériences ont pour but d'éprouver la crédulité du rêveur tour à tour pendant l'hypnose et pendant la veille somnambulique. Les expériences 1, 3, 5 se rapportent à l'hypnose; les expériences 2, 4, 6 qui leur sont corrélatives, à la veille somnambulique. Le signal, qui variait, était dans ce dernier cas donné 10 à 15 minutes après le premier réveil. Nulle différence appréciable.

1. J... et M... se promènent dans la campagne il se met à pleuvoir. J... plus vive comme toujours, se secoue et essuie de son tablier les gouttes de pluie qui tombent sur ses épaules. Je lui présente un balai « Tenez, ce balai (sic) peut vous servir de parapluie, il vous abritera toutes les deux sans peine. » Elle prend sa sœur à son bras, se serre contre elle, marche dans la chambre, tenant le balai en guise de parapluie. Éveillée, elle se souvient d'avoir eu en main un balai-parapluie.

2. J... doit vendre son cochon. J'ai suggéré à M... qu'elle est le cochon. Je marchande; je trouve le cochon maigre. J... me fait apprécier combien les jambons (elle prend les bras de M...) sont charnus. « Soulevez-le par la queue, pour que je juge du poids. » J... prend sa sœur par la jupe et cherche à la soulever. « Voyez comme il est lourd, me dit-elle. M... gémit et se sauve; seulement, bien que cochon, elle parle « Tu me fais mal » J... la poursuit; lutte; réveil spontané. Elles ont joué leur rôle en conscience. M... se croyait cochon. Quant à J... elle avait envie de prendre le cochon par le groin, et elle fait le geste.

3. Il fait froid, le feu est éteint; Madame est glacée (détails réels). J... est un poêle. Je lui demande où est le tuyau elle désigne sa tête; la porte par où on introduit le charbon: elle montre son estomac. « Eh bien! J... Madame a froid, il faut vous allumer. » J... prend la pelle à charbon, la plonge dans le bac à charbon, heureusement sans en prendre, et se verse le charbon dans le ventre. Je la réveille elle se souvient parfaitement de son rêve, rit aux éclats elle avait vraiment la forme d'un poêle carré surmonté d'un tuyau, et a cru s'y mettre du charbon.

4. M... est une lampe à pétrole. Elle me montre la cheminée, au-dessus de sa tête, avec un abat-jour. Sa tête est le réservoir à huile. Il fait sombre; il faut allumer. M... enflamme (en réalité) une allumette, laisse le soufre s'évaporer, et l'approche de sa figure. Je la réveille; elle aperçoit l'allumette qui brûle. Souvenir intégral. Elle se voyait lampe.

5. M... est fatiguée; elle voudrait bien s'asseoir. Je lui montre J... « Voilà un canapés, et je dis à J... qu'elle est un canapé. J... se met aussitôt à quatre pattes, et M... s'assied sur elle. Réveil et souvenir.

6. On a besoin d'une brouette pour conduire les pommes de terre. M... est la brouette. Elle aussi se met tout de suite à quatre pattes. J... doit conduire la brouette; elle traîne vigoureusement par la chambre sa sœur, qui se laisse faire. Je réveille J... qui contemple sa brouette avec ébahissement. La brouette ne bouge pas. comme de juste. Au bout d'une bonne minute, je réveille M. qui se croyait brouette et chargée de pommes de terre.

12 avril. – Ces expériences ont pour but d'éprouver la logique du rêveur. La première, n° 7, sert pour l'hypnose; la deuxième, n"8, pour la veille somnambulique.

7. Je suggère à J... qu'elle est en verre. La pauvre fille reste dans la position qu'elle avait au moment de la suggestion, le bras droit le long du corps, la main gauche à la hauteur de la figure. Elle a les yeux ouverts. On se promène autour d'elle: ses angoisses sont inexprimables « Je vous en prie, prenez garde, ne me touchez pas, vous me gênez. » Elle tourne faiblement la tête en suivant les personnes des yeux. Je m'approche, touche son bras « Vous voilà cassée le morceau est par terre! » Elle se baisse vivement pour le ramasser. Je la réveille. Souvenir intégral.

8. Je persuade à M... qu'elle est en sucre. Elle suce à l'instant ses doigts, et elle trouve que le goût en est bon Un gros nuage survient, des gouttes tombent. M. s'enveloppe vivement la tête de son tablier. Si je lui souffle dans le cou, elle préserve son cou; elle gémit. Réveillée, elle se rappelle tout.

9. La tête coupée. M... et J... sont endormies toutes deux en même temps. Je prévois que l'expérience pourra présenter de l'imprévu. M... me servira pour le contrôle au besoin. C'est pourquoi je la laisse dans un fauteuil, pendant que j'emmène J... dans une chambre voisine, où il y a une armoire à glace. Un second but de l'expérience est de se renseigner, si possible, sur la manière dont l'hypnotisé s'explique la disparition des objets. Ce sera l'objet d'un autre travail. Pour le moment, je ne l'utilise que pour sa bizarrerie, qui place le sommeil hypnotique sur la même ligne que le sommeil physiologique.

J... a les yeux ouverts; elle se sent très bien. Moi « C'est dommage que vous n'avez plus votre tête. Non, monsieur? (J... prend un air inquiet et troublé). – Sentez » J... porte ses deux mains a son cou et autour de sa tête, mais elle ne la touche pas une seule fois, s'arrangeant ainsi de manière à confirmer la suggestion; c'est juste tout l'opposé de ce qu'on ferait à l'état de veille. Son action, qui, à première vue, a l'air d'une vérification, est, au contraire, une fausse manœuvre dont elle consent à être la dupe. J'en donnerai, à une autre occasion, le motif, qui est de nature purement psychologique.

Je la conduis devant la glace: elle ne voit pas sa tête, elle ne voit que son corps et indique nettement où il finit. Moi: « Mais, J... comment voyez-vous que vous n'avez plus de tête? – Par une fenêtre? (et elle montre le cadre de la glace). – Ce n'est pas là ma demande. Puisque vous n'avez pas de tête, comment voyez-vous? – Par une fenêtre. -Vous ne comprenez pas si vous n'avez pas de tête, vous n'avez pas d'yeux, et vous ne devez pas voir. » J... reste interdite, et ne répond plus. Le lecteur voudra bien remarquer l'insistance que j'ai dû mettre à faire toucher du doigt à J... une contradiction aussi palpable.

Je lui montre sa tête au loin sur une table c'est un chapeau d'homme de haute forme. J... toute joyeuse, se précipite, le saisit à deux mains, et, au moment où elle va le placer sur sa tête, je la réveille. Souvenir intégral. J... a éprouvé une véritable angoisse; sa physionomie, d'ailleurs, l'indiquait. Notons encore que cette angoisse se prolongea quelque temps après le réveil – analogie inattendue avec l'effet de certains rêves. Pareille angoisse se répétant avec obstination ne pourrait-elle pas, à la longue, troubler l'esprit et engendrer la folie?

Je vais chercher M... qui pendant tout ce temps est restée endormie. J... assiste avec intérêt à la scène; seulement, la physionomie de M... n'est point parlante. Elle non plus, ne touche pas sa tête; elle passe ses mains tout autour, sans l'effleurer. Je lui dis « Vous me voyez? – Oui, monsieur. – Combien de doigts est-ce que je vous montre? – Cinq. – Avec quoi les voyez-vous? – Avec mes yeux. – Mais vous n'avez plus de tête; vous ne devez pas voir avec vos yeux. – Je vois avec mes yeux. » Je la place devant la glace elle voit sa tête. J'insiste; elle continue à la voir. Je fais un geste comme pour la faire partir; elle la voit s'évanouir. Maintenant M... voit son corps sans tête. Je lui montre au loin mon chapeau « Voilà votre tête! – Non, monsieur! – Si, regardez bien! – Non, c'est un chapeau. – Venez plus près! – Ce n'est pas ma tête. » Je lui dis de se retourner et lui montre de loin une éponge sur le lavabo. « Ah voilà ma tête! » Elle court, prend l'éponge, veut se la mettre sur le cou, touche sa figure, remet l'éponge sur le lavabo et se réveille. Souvenir.

Interrogées quelques heures après, elles se rappellent les moindres détails de mes précédents interrogatoires. J'insiste. Pour J... c'était un grand travail de comprendre comment elle pouvait voir n'ayant pas sa tête, et elle « n'en sortait pas ». Quant à M... elle ne savait pas comment ses yeux tenaient, mais elle avait ses yeux; elle n'était pas trop inquiète; « il lui semblait que sa tête reviendrait Elle a parfaitement vu sa tête s'évanouir dans la glace sur mon ordre, et se rappelle le geste que j'ai fait pour la faire disparaître.

Conclusion les facultés intellectuelles du sujet pendant le sommeil ou la veille somnambulique sont déprimées au même degré que pendant le sommeil normal.


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