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L'intensité des images mentales - Partie 3

Revue Philosophique de la France et de l'Etranger

En 1887, par Binet A.

Par un contraste curieux et bien intéressant pour un psychologue, il existe une autre période hypnotique, chez quelques sujets, où ce sont seulement certaines associations par contiguïté qui survivent, les associations par ressemblance étant à leur tour suspendues. Chez W. pendant la catalepsie, par exemple, l'attitude des membres se réfléchit sur l'expression du visage et une expression imprimée artificiellement au visage au moyen des électrodes se réfléchit sur l'attitude du corps. Ici, c'est l'association par contiguïté qui opère; si on ferme le poing de la cataleptique, aussitôt son sourcil se fronce. Or, si au lieu de fermer le poing du sujet, l'opérateur lui montre son propre poing, comme il le faisait pendant la période écholalique, aucune suggestion ne se produit; le sujet reste complètement impassible, l'association par ressemblance est brisée; la vue du poing de l'opérateur ne rappelle pas à la malade, par ressemblance, l'image de son poing à elle; rien ne se fait. Chez d'autres sujets, ces deux espèces de suggestions opèrent également. Mais nous avons cru qu'il était intéressant de constater que chez quelques malades il y a une période exclusive de suggestion par ressemblance et une période exclusive de suggestion par contiguïté.

Il y aurait lieu de rechercher, lorsqu'on considère l'association des idées comme une ligne de force, quelle est l'association la plus forte, celle par ressemblance ou celle par contiguïté. Heidenhain, qui a traité de l'association par ressemblance sous le nom d'automatisme d'imitation, le considère comme un automatisme du premier degré, plus simple que les cas d'association de mouvement par contiguïté, auxquels il réserve le nom d'automatisme du second degré. Il semble bien, en effet, que lorsqu'une idée éveille une idée semblable, la suggestion est plus directe que lorsqu'elle éveille une idée contiguë. Dans le dernier cas, remarque M. William James, l'association se fait entre des touts différents, et, dans le premier cas, elle se fait entre des fragments d'un même tout. L'association par contiguïté, pouvons-nous remarquer encore, suppose la mémoire d'une expérience antérieure; l'association par ressemblance se crée instantanément au moment où elle se produit. Une expérience déjà publiée de M. l'emporte sur la contiguïté comme cause d'excitation de l'image mentale on obtient d'un sujet une contraction dynamométrique beaucoup plus intense en lui disant d'imiter l'acte de serrer que l'on fait devant lui que si on lui donne simplement l'ordre de serrer de toutes ses forces.

Quoique ces faits puissent paraître convaincants, la question posée est très difficile à résoudre; car la force de la suggestion par ressemblance dépend de la quantité de ressemblance, de même que la force de la suggestion par contiguïté dépend du nombre des répétitions; or, on ne voit pas quelle commune mesure on pourrait prendre entre deux éléments aussi hétérogènes. Ce qu'il y aurait de mieux à faire serait de comparer l'influence d'une ressemblance maxima à l'influence d'une relation de contiguïté qui s'est répétée si souvent qu'elle ne peut plus rien gagner à des répétitions nouvelles, et qu'elle a aussi atteint son maximum. Ces deux conditions semblent à peu près réalisées dans l'exemple de la suggestion d'un effort musculaire, car d'une part, la ressemblance porte sur l'acte de fermer le poing, c'est-à-dire sur le même acte, elle est donc aussi grande que possible, et d'autre part, la relation entre le mot « Fermez le poing de toutes vos forces », et le sens de ce mot, est si bien cimentée par l'éducation qu'aucune répétition ne pourrait rien y ajouter. Néanmoins, c'est avec toutes sortes de réserves que. nous disons que l'association par ressemblance est probablement plus forte que l'association par contiguïté.

2. Il est un autre moyen que l'affirmation verbale pour augmenter l'intensité des images. Les recherches de M. Féré ont montré que chez les hystériques et plus généralement chez les hyperexcitables, toute impression périphérique a pour effet de produire une dynamogénie générale temporaire; l'effet de cette dynamogénie est surtout bien marqué sur le pouvoir moteur, qui a l'avantage de se prêter à la mesure. Si on prie un sujet hyperexcitable de serrer un dynanomètre pendant qu'on lui fait regarder un disque rouge, le sujet donne un chiffre très supérieur à son chiffre normal; la vision du rouge augmente temporairement l'intensité de sa contraction musculaire.

J'ai voulu rechercher si cette même exaltation se manifestait dans les images mentales. Après avoir récité des vers à des sujets en somnambulisme, je les réveillai et leur demandai s'ils en avaient gardé quelque souvenir; ils étaient alors incapables d'en dire un mot. Je les priai ensuite de regarder attentivement un disque rouge, et, au bout d'une minute ou deux, ils se rappelaient en hésitant quelques fragments des vers que je leur avais récités. Leur mémoire était donc augmentée par les excitations périphériques. Le même fait s'est présenté à moi sous une autre forme. Après avoir constaté sur trois sujets, les nommés W., Gr. et Cl., que la vue de la clef à laquelle j'avais attaché une suggestion de sommeil était devenue inefficace, je leur fis regarder un disque rouge, puis, sans les endormir, je leur fis reporter les yeux sur la clef; aussitôt, ils tombèrent en somnambulisme. La somniation fut si brusque qu'il était impossible de l'attribuer à une fixation prolongée de la clef. Donc, l'excitation périphérique avait rendu à l'idée suggérée de sommeil son intensité primitive, et la suggestion avait opéré. Ce disque rouge devenait, par la même occasion, un moyen précieux de donner à ces sujets des suggestions à l'état de veille.

En effet, chez les trois sujets sur lesquels nous avons opéré, nous n'avons rien obtenu au moyen de la suggestion à l'état de veille, soit par défaut d'autorité, soit pour toute autre cause; mais l'adjonction du disque rouge nous a permis de réaliser toutes espèces de suggestions. W. ou Gr. étant éveillée, nous lui disons de penser à aller chercher une chaise au fond du laboratoire. Le sujet y pense, mais reste dans son fauteuil. Nous lui disons de résister à cette idée, et, de fait, il n'exécute aucun mouvement. Alors, sachant que la suggestion d'actes, si c'en est une, ne s'exécutera pas, nous montrons au malade le disque rouge. Au bout de quelques secondes de contemplation, nous voyons le sujet qui se lève; il parait hésitant, puis se rassied sur notre invitation, il regarde de nouveau le disque, puis se lève brusquement, part comme un trait, et revient avec la chaise. Une foule d'autres ordres auxquels le sujet n'aurait certainement pas obéi de son plein gré, comme de proférer un juron, ont été exécutés ponctuellement dans les mêmes conditions, pendant l'état de veille. Le sujet protestait de toutes ses forces; une fois même, nous avons attendu un quart d'heure sans rien obtenir avec notre suggestion; ensuite la vue prolongée du disque rouge détermina l'explosion de la suggestion donnée.

L'effet était si net, si saisissant, que quelques-unes de nos malades finirent par s'apercevoir de l'excitation qui leur était donnée par la vue du disque; aussi, quand elles ne voulaient pas accomplir l'acte que nous nous bornions à leur indiquer, avaient-elles soin de refuser énergiquement de regarder le disque. Un effet en sens contraire se produisit un jour. Une de nos malades désirait nous quitter au milieu de nos expériences; elle nous en avait fait franchement l'aveu pendant le somnambulisme mais revenue à l'état de veille, quoiqu'elle eût le même désir, elle n'osait pas nous l'exprimer ouvertement; la timidité la retenait. Cependant elle prend le disque rouge pendant que nous regardons d'un autre côté; et tout en répétant à demi-voix « Comme il est tard! » elle se met à regarder fixement le disque. Puis, au bout de quelques secondes elle se lève et nous dit d'un ton décidé que nous ne lui connaissions pas: « II est tard. Je m'en vais. Bonsoir! »

Il y avait lieu de se demander si ces résultats n'étaient pas le simple effet d'une suggestion donnée dans des conditions particulières; le malade pouvait s'imaginer que le disque rouge possédait une propriété mystérieuse qui faisait réussir la suggestion. Je dois donc ajouter qu'en employant un disque noir pour dynamogénier l'idée indiquée au sujet pendant l'état de veille, je n'ai rien obtenu; c'est donc bien le rayon rouge qui est la cause de la dynamogénie; de plus les rayons jaunes, verts, bleus, produisent des effets analogues, mais beaucoup moins marqués. Au reste, je dois ajouter que chez les trois sujets sur lesquels j'ai opéré, la suggestion à l'état de veille ne m'a rien donné, de quelque appareil que j'eusse soin de l'entourer. Ce n'est là bien entendu qu'une vérité toute relative; un autre opérateur, avec plus d'autorité ou de persistance, pourrait réussir là où j'ai échoué.

La dynamogénie produite par l'excitation périphérique est un peu différente de la dynamogénie produite par la suggestion. Dans le premier cas, il s'agit d'une force diffuse dans tout l'organisme; lorsqu'on soumet une hyperexcitable à l'action des rayons rouges, il se produit, comme M. Féré l'a bien montré, une excitation dans tous les organes. La suggestion, au contraire, développe un courant qui a une direction unique. En un mot, l'excitation périphérique correspond à une excitation diffuse, et la suggestion à une excitation localisée.

Beaucoup de personnes recherchent, sans en avoir conscience, les excitations périphériques pour augmenter l'intensité des images mentales. Le goût des névropathes pour les couleurs vives et pour toutes les sensations nouvelles tient en grande partie à cette cause. M. Féré ayant très bien étudié ce sujet, nous n'insistons pas. Nous soulignerons seulement un fait qui ne manque pas d'intérêt. On a remarqué que ceux qui se livrent à des attentats aux mœurs de diverse nature ont souvent le soin de choisir pour cadre à leurs attentats certains lieux où ils risquent d'être arrêtés, mais où ils savent que la disposition des objets, ou tout simplement la crainte d'être pris en flagrant délit auront pour effet de donner un coup de fouet à leur imagination on sait, du reste, que pour un certain ordre de crimes; l'imagination a autant et plus de place que les sens. On comprend ainsi comment il peut arriver que l'auteur de l'attentat ne cherchera pas le silence et l'isolement pour commettre son crime; dans le silence et dans l'isolement, son imagination serait paresseuse, et, par conséquent, son crime manquerait de saveur; il préférera faire comme cet instituteur, dont l'histoire nous revient à l'esprit, et qui commettait son attentat pendant la classe, derrière son bureau. Ces monstruosités s'expliquent, à notre avis, par des raisons psychologiques ces sujets comprennent d'une façon plus ou moins consciente l'influence que les excitations périphériques exercent sur les images mentales.

3. Nous venons de voir deux causes de dynamogénie de l'image la suggestion, c'est-à-dire l'association des idées, c'est-à-dire une excitation localisée, et l'excitation périphérique, c'est-à-dire une excitation diffuse. En voici une troisième, qui ne parait pas rentrer dans les catégories précédentes.

On sait que l'attention concentrée est accompagnée d'une expression spéciale de la physionomie, qui a pour principal caractère le rapprochement des sourcils vers la ligne médiane.

Nous n'entrerons pas dans l'analyse de ce mouvement, dans lequel concourent plusieurs muscles, le sourcilier et le palpébral supérieur. On peut par suggestion fixer chez un sujet en somnambulisme ce rapprochement des sourcils; si la suggestion a été donnée d'une façon convenable, elle survit pendant l'état de veille. Voici alors ce qu'on observe. Le sujet paraît éveillé; quelquefois, comme chez W. il se sent en colère. Si on le prie de serrer au dynamomètre, il donne un chiffre qui est plus élevé que son chiffre normal quelquefois l'augmentation de puissance motrice est considérable. Si on mesure son temps physiologique de réaction, comme nous l'avons fait au moyen des procédés aussi simples qu'élégants de Jastrow, on trouve une diminution; le temps s'est raccourci. Tous ces effets peuvent être mis en rapport avec l'attention intense qu'on a suggérée à l'hypnotique; et pour te dire en passant, on trouve dans cette expérience un moyen des plus commodes pour l'étude physiologique de l'attention. Les images mentales participent à cette dynamogénie générale. Une simple idée indiquée sans insistance à l'état de veille devient, dans ces conditions, une suggestion rapidement exécutée. On peut aussi constater que la mémoire s'étend.

4. Nous allons maintenant étudier l'effacement des images. A l'état normal, les images s'effacent naturellement, quand elles n'apparaissent pas de temps en temps à la conscience c'est l'oubli; qui est la mort de l'image. En outre de cette désagrégation, il y a une autre cause d'affaiblissement pour l'image, c'est la contradiction. Quand une image est reconnue fausse, elle disparaît de l'esprit. Citons, par exemple, l'expérience d'Aristote en roulant une boule entre mon index et mon médius croisés l'un sur l'autre, j'ai l'impression de deux boules. Mais si je fixe les yeux sur mes deux doigts croisés pour corriger cette illusion, je vois qu'il n'y a qu'une boule, et je ne puis au même moment, quelque effort d'imagination que je fasse, m'en représenter deux. L'image fausse a été repoussée du champ de l'esprit, et repoussée de telle sorte qu'elle n'y reparaît plus. Pour la commodité de l'analyse, nous nous en tenons à ce premier fait, en négligeant tous les détails des rectifications moins complètes. Comment faut-il interpréter cette rectification?


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