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L'être social - Partie 1

L'humanité nouvelle : revue internationale : science, lettres et arts

En 1897, par Grave J.

Il est une idée admirable qui, une fois comprise, sera féconde en résultats, c'est l'idée de l'autonomie individuelle. Lorsque les individus conscients de leur force, soucieux de leur dignité, auront compris ce que les fait la société et ce qu'ils devraient être s'ils pouvaient développer toutes leurs facultés, toutes les conceptions que l'on se faisait sur l'individu et la société en seront bouleversées.

Une fois ancrée en les cerveaux, cette idée impulsera la révolution qui se prépare; aidera aux transformations de l'ordre social actuel; contribuera à établir l'ordre social harmonique que les moins hardis s'accordent à donner, au moins, comme but lointain de l'évolution humaine, s'ils en contestent la possibilité immédiate.

Cette idée devrait attirer à elle tous ceux qui ont le sens droit, le sentiment de la justice et de la dignité humaine. Aussi, en sciences, en arts, en littérature, nous la voyons poindre dans les constatations des uns, dans les conclusions de certains autres, en les aspirations de tous.

Mais — cela était inévitable aussi — il y a ceux qui, se croyant le centre du monde, tout en étant incapables de rien trouver de neuf, quoique ayant besoin d'inventer des théories afin de se donner des airs de chefs d'école, sont à l'affût de celles qui s'élèvent pour débiter, à leur sujet, quelques inepties jamais nouvelles, hélas! celles-là.

Tous, plus ou moins, rabâchons ce qui a été dit avant nous, tous ne faisons que souligner ce qu'ébauchèrent ceux qui nous précédèrent. Les choses les plus neuves — ou paraissant telles — ne découlent que de celles qui les ont précédées; nous ne faisons que leur donner de l'extension, les élucider, les présenter sous le jour qui nous est particulier.

Et c'est déjà beau d'aider au développement d'une idée. Mais certains cerveaux trop mesquins pour voir une idée dans toute son ampleur, taillent, rognent la malheureuse devenue leur victime, afin de la faire rentrer en leur cervelle étroite, et de cette idée grande, généreuse, font une chose informe, rétrécis sur le patron de leur petite personnalité!

On est venu proclamer que « l'Individu » était tout; que son « Moi » emplissait l'Univers; que, dans la satisfaction de ses besoins, il n'avait pas à tenir compte d'autrui. Lui, lui seul, c'est tout!

Peu, par exemple, osent aller jusqu'au bout de leur théorie en affirmant que, s'il est utile à l'individu de marcher sur les cadavres de ses concurrents, il doit le faire sans aucun remords. Jusqu'à présent, il n'y a que les économistes qui aient osé carrément l'affirmer. Quelques intellectuels ont bien, eux aussi, déclaré qu'il n'y a pas à se préoccuper des « vagues humanités » grouillant dans le bas-fond social et que l'on peut indifféremment piétiner en sa marche, leur rôle sur terre consistant à peiner, souffrir et produire au service de « l'élite » qui a toujours le droit de s'affirmer aux dépens de la « vile multitude » si cela lui est utile! Mais, moins carrément affirmé, emberlificoté de phrases cherchant à atténuer l'aveu.

Et voilà comment, avec des idées neuves, on rapetasse de vieilles conceptions, puisque cela nous ramène ainsi au « sang bleu » de la noblesse de jadis. Aristocratie intellectuelle ou de l'argent, du sabre ou du nombre, de la naissance ou du choix, n'est-ce pas toujours la domination du petit nombre sur le plus grand, la vanité érigée en qualité; et n'importe par qui elle soit exercée, l'autorité aboutit toujours à l'exploitation des gouvernés par les gouvernants. Quels que soient les prétextes dont elle prétende justifier son origine, elle n'en reste pas moins arbitraire et injuste.

Son propre bonheur doit être, évidemment, le seul but de l'individu; agir selon ses conceptions, au mieux que lui permettent ses aptitudes, voilà l'idée vraie, logique; mais, pour en tirer les conclusions qu'ils formulent, il fallait que les « purs individualistes » — comme ils s'intitulent — aient encore le cerveau farci de toute la métaphysique qu'au lycée on leur a fourré dans la tête et arrivent à envisager « l'individu » comme une abstraction remplissant, à elle seule, l'espace et le temps. C'est ce qu'ils n'ont pas manqué de faire.

Cela, du reste, leur facilitait le raisonnement. Ayant élagué toutes les contingences, ayant réduit l'humanité à une seule et vague entité, ils pouvaient ainsi attribuer tous les droits, toutes les possibilités à une conception sans avoir à s'inquiéter de possibilités autres qui, pour eux, n'existaient pas, puisqu'ils les avaient supprimées; et cela avec une apparence de logique.

Malheureusement pour leur raisonnement, l'individu n'est pas une entité abstraite. C'est une réalité se subdivisionnant en centaines de millions d'exemplaires, répartis sur la surface de notre globe terraqué, apportant chacun, en naissant, les virtualités qui lui sont propres, ce qui comporte pour chacun également les droits que l'on a voulu attribuer à l'entité, c'est-à-dire le droit d'évoluer à sa guise selon ses aptitudes, et de poursuivre la réalisation de son propre bonheur, selon sa façon de le concevoir.

Ces diverses autonomies doivent-elles entrer, en leur évolution, en compétition les unes contre les autres? Y a-t-il à rechercher si leur intérêt bien entendu les portera à agir d'accord, harmoniquement, ou bien à continuer la lutte actuelle, sous prétexte que la liberté et le bien de l'individu consistent à évoluer sans tenir compte des « vagues humanités »? Voilà qui indiffère les « individualistes » puisque leur raisonnement ne mentionne qu'une abstraction, mais qu'il importe cependant d'élucider lorsqu'on ne se paie pas que de mots.

Et alors, reprend ici l'éternelle querelle sur l'égoïsme, l'altruisme, et mots semblables où personne ne s'entend, car, toujours selon la tendance de notre faculté d'abstraire, et surtout de notre éducation qui nous pousse également à l'abstraction, on discute sur ces deux sentiments comme s'ils étaient deux entités ayant un pouvoir et des effets nettement définis, tandis que, en réalité, ce ne sont que des tendances de notre raisonnement, se modifiant selon la pensée du moment, qui, elle-même, se modifie sous la pression des circonstances extérieures.

Égoïsme! altruisme! mots génériques servant à désigner différentes façons d'agir ou de penser, mais si peu précis, si extensibles que, ce que les uns dénomment altruisme, d'autres, avec autant d'apparence de raison, peuvent le nommer égoïsme; ce qui, une fois de plus, nous démontre que ces deux sentiments peuvent bien, en notre esprit, être opposés l'un à l'autre, mais par leurs manifestations extrêmes seulement, car, par des gradations insensibles, ils se joignent et arrivent à se si bien confondre, qu'il est impossible en certains actes de définir quel est celui de ces deux sentiments qui nous a impulsé.

Et, après tout, cela n'a rien d'étonnant, puisque, quels que soient les caractères que revêtent nos sentiments pour se manifester, ils ne sont que l'affirmation de notre individualité, qui elle-même, étant des plus complexes, ne peut donner naissance à des sentiments nettement tranchés.

Qui, à un degré quelconque, ne se sent pas parfois ému par une souffrance autre que la sienne, troublé dans sa quiétude, l'esprit inquiet au milieu de ses joies par la souffrance d'autrui, au point de désirer, si la chose était faisable, souffrir à la place d'une personne aimée, et même, alors que le mal n'atteint que des êtres qui vous sont indifférents, souhaiter la force nécessaire pour le détruire?

En revanche qui, en certaines occasions, peut se vanter d'avoir fait tout ce qui lui était possible pour amortir les souffrances qu'il a vues? Qui n'a pas eu son heure d'apathie où, tout en étant vaguement incommodé du mal des autres, on n'a rien fait pour l'adoucir, sans compter les occasions où, tout en ayant la bonne volonté de venir en aide à autrui, on ne le fait pas, parce qu'il en résulterait des conséquences fâcheuses pour soi ou pour les siens?

L'homme vraiment altruiste, serait celui qui, annihilant continuellement son individualité au service d'autrui arriverait à n'agir continuellement qu'en vue du bien de ses semblables. Il existe et a existé quelques exceptions de ce genre, mais, règle générale, l'être humain pense d'abord à lui avant de penser aux autres. Et, du reste, il n'est pas désirable que l'individualité évolue vers l'altruisme ainsi entendu puisque ce seraient les pires qui profiteraient de cette abnégation.

D'autre part, l'homme absolument égoïste serait celui qui, vraiment insensible aux souffrances qui ne l'atteindraient pas personnellement, ne verrait dans ses semblables que des instruments de jouissance et d'exploitation,les traiterait en matière exploitable, oserait le proclamer ouvertement, sans l'atténuer d'aucune considération à côté.

« Les privilégiés de la société actuelle » nous dira-t-on, « n'agissent pas autrement à l'égard des déshérités ». Oui, mais de combien de sophismes n'essaie-t-on pas de déguiser cette exploitation! Pour la justifier, on fait intervenir l'ordre social, le bien-être général, et cent autres raisons qui sont la négation de l'égoïsme pur.

Pour appuyer leur thèse de l'individu-entité, certains de nos « intellectuels », poussés dans leurs retranchements n'hésitent pas, il est vrai, ayant érigé l'égoïsme en théorie, à affirmer que la masse prolétarienne n'est bonne qu'à être exploitée par la minorité intellectuelle, mais ce n'est que pétard pour épater le bourgeois. Cela, chez eux, reste à l'état de théorie, quelle que soit leur envie de passer à la pratique.

Ce qu'il faudrait, pour donner de la valeur à la théorie, ce serait que nos jolis « intellectuels », dans la vie journalière, dans leurs relations courantes, essayassent d'exiger ouvertement, de ceux qui les entourent, tous les avantages pour eux sans rien donner en échange; que, dans leurs transactions, ils exigeassent tout le profit.

Dans les relations familiales ou d'amitié, on voit souvent des individus profondément égoïstes, tirant de ceux qui les aiment toute espèce de soins, de sacrifices à leur jouissance égoïste sans rien donner en échange, sans même s'apercevoir des souffrances de ceux qu'ils exploitent ainsi; mais, comme dans les relations sociales, sous combien de noms altruistes, cela se déguise-t-il? C'est parce que celui ou celle qui aime s'imagine que l'objet de son amour le lui rend au centuple que rien ne lui coûte pour lui être agréable ou espère, par son abnégation, être payé de retour. Mais, surtout dans les relations sociales, comme il serait vite repoussé de tous, celui qui afficherait la prétention de toujours recevoir sans jamais rien donner!

Cela ne prouve pas l'altruisme, mais cela prouve que, pour vivre en société l'homme est forcé de tenir compte de ses semblables, que, pour pouvoir s'exercer, l'égoïsme le plus absolu est forcé de se parer des couleurs les plus altruistes. Cela prouve surtout que, dans les relations individuelles et sociales, il faut, pour recevoir, donner ou avoir l'air de donner.


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