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L'art chez l'enfant: le dessin - Partie 1

Revue Philosophique de la France et de l'Etranger

En 1888, par Perez B.


I

L'enfant, qui est encore incapable de produire le beau, l'ignorant, qu'il est et le restera toujours plus ou moins, jouit pourtant à sa façon des œuvres artistiques. Il n'est donc pas sans intérêt de chercher de quelle manière le petit enfant, dont les doigts n'ont jamais tenu un crayon, comprend et sent les représentations des choses, les dessins, les peintures, en un mot, les images.

Les premières représentations qui s'offrent à lui sont celles des miroirs. Elles n'ont rien d'esthétique ni en elles-mêmes ni dans leurs effets, puisqu'elles arrivent à notre esprit toutes faites; ce sont de simples copies des réalités; nous les percevons, nous les interprétons à peine, nous ne les créons pas. Leur impression parfaite implique cependant un élément intellectuel, la reconnaissance, et des éléments émotionnels, la surprise et le plaisir de la reconnaissance. Ce sont là des caractères communs aux impressions que nous procurent les représentations naturelles et les représentations figurées des personnes ou des choses.

L'enfant âgé de quelques mois, placé devant une glace ou un miroir, se comporte bien autrement que les singes des espèces supérieures, les chiens, les chats, ou même les sauvages. Les singes auxquels on présente un miroir y reconnaissent un des leurs et mettent leur main derrière le cadre, comme pour le saisir; ils ne prennent pas de plaisir à voir l'autre eux-mêmes, ils ne tardent pas à se fâcher et à refuser de regarder. Des chiens, des chats de cinq à six mois, passent souvent devant une glace sans faire attention à leur image; d'autres fois, surtout dans un âge plus avancé, ils paraissent un instant surpris de voir là un des leurs ils regardent attentivement, jouent des pattes en manière de jeu ou d'agression; mais leur image, pour eux celle d'un congénère, leur devient vite indifférente. J'ai pourtant à noter le fait bizarre d'une chatte qui ne s'intéressait aux images du miroir que dans ses moments d'ardeur amoureuse alors elle grattait obstinément les glaces, et, par un effet d'association d'idées, les vitres des fenêtres et le marbre des cheminées. Quant aux sauvages, un peu supérieurs, il faut le dire, à ces animaux, si on leur montre un miroir, ils se mettent à rire, ils témoignent d'une certaine surprise, mais passagère, et sans aucun mélange de curiosité intellectuelle.

Voyons maintenant quelle est la conduite de l'enfant dans les mêmes circonstances. Un des fils de Darwin, vers l'âge de quatre mois, aimait beaucoup se regarder au miroir. Vers l'âge de sept mois, il comprenait parfaitement, dit son père, que ce n'était là qu'une image; car si ce dernier faisait quelque grimace, l'enfant se retournait aussitôt pour le regarder. Au début, il poussait devant le miroir un Ah! de surprise, comme s'il reconnaissait quelqu'un. Il avait associé, avant l'âge de neuf mois, le souvenir de son nom avec son image dans le miroir; quand on l'appelait par son nom, il se tournait vers la glace.

Preyer a noté chez son propre fils des manifestations analogues. Avant le cinquième mois, le sourire de l'enfant ne semblait provoqué que par l'éclat de l'image. La perception parut beaucoup plus nette du cinquième au sixième mois il rit à son image comme à une personne. Ayant vu, à l'âge de six mois, l'image de son père, il devint très attentif, et se retourna tout à coup vers lui, « comparant », évidemment, dit Preyer, « l'original et l'image. » A sept mois, à dix mois encore, il rit à son image, il la regarde avec intérêt, il tend la main vers elle, et s'étonne de ne pouvoir la saisir. Après quatorze mois, il voit sa mère dans la glace, et comme on lui demande: Où est maman? il montre l'image dans la glace et se retourne vers sa mère, en lui riant.

Ainsi, au quatorzième mois, l'image est bien décidément reconnue comme telle. L'étonnement a disparu; le plaisir n'a pas diminué, mais il a changé de nature. L'enfant jouit moins de l'éclat des couleurs, et peut-être de la contemplation des formes représentées. Il fait des mines, il en fait faire à ses parents, devant la glace. Les images du miroir ne sont plus pour lui que des réalités secondaires. L'illusion du réel n'y est plus, et l'illusion de l'idéal n'y est pas encore.

Un de mes amis, de passage à Pau avec sa femme et sa fille, âgée de dix-huit mois, descendit de bonne heure à la salle à manger de son hôtel, situé sur la place Henri IV. Toutes les fenêtres étaient ouvertes: c'était une des plus belles matinées du mois de mai. Après avoir quelque temps admiré la jolie vallée du Gave et la magnifique vue des Pyrénées, s'étant tout d'un coup retourné, il resta ébahi. A six pas de lui, il venait de voir un large tableau où le paysage des montagnes éclatait avec une fraîcheur de coloris et une délicatesse de tons infinies. Il s'en approche, et voit que c'était une glace qui était la grande artiste. Il eut bientôt fait de retourner ses yeux de l'image à la réalité. Quant à la petite fille, elle ne cessait de pousser des cris joyeux devant cette affriandante image, et de tendre les mains vers elle. A peine arrivée dans la salle, elle ne voyait pas autre chose; il fallut, deux ou trois fois le jour, ouvrir les fenêtres pour qu'elle en pût jouir sans se rassasier. L'enfant est loin encore du moment où il pourra jouir de la réalité reproduite comme il jouit de la réalité représentée, qui n'est guère pour lui qu'une autre réalité.

Dès qu'un enfant reconnaît une image dans la glace, il peut la reconnaître dans une peinture ou dans un dessin. La difficulté semble plus grande quand il s'agit d'un dessin de petite dimension, et non pas colorié, mais gravé en noir. Mais nous savons que l'éloignement ou la grandeur que nous prêtons aux objets dépendent de jugements surajoutés aux jugements perceptifs; ces jugements sont basés sur des données réelles ou idéales, mais très variables, nous servant de termes de commensuration. Ainsi, nous prenons une mouche pour un oiseau, ou un oiseau pour une mouche, suivant le point de repère que nous avons pour interpréter l'image rétinienne d'un point noir qui voltige dans l'espace. L'enfant qui reconnaît une personne dans un miroir peut donc la reconnaître dans une peinture, un dessin ou une photographie. Quant à la couleur, c'est ce qui importe le moins ici la représentation mentale de l'objet a pour éléments principaux les souvenirs des impressions motrices qui se sont associées à celui des impressions colorées, quelles que soient les couleurs, noir, ou blanc, rose, brun, etc. L'agrandissement et la diminution de l'image mentale sont l'effet d'une appréciation variable, pure affaire d'imagination et de volonté. Quand on montra à l'aveugle opéré par Cheselden « le portrait de son père sur une montre, en lui disant quelle était la personne représentée, il reconnut la ressemblance, mais fut profondément étonné, et demanda comment il pouvait se faire qu'un aussi grand visage pût tenir en un si petit espace. » Cet étonnement n'est pas celui d'un jeune enfant, qui opère inconsciemment cette reconnaissance avec les réductions ou amplifications subjectives qu'elle suppose.

Il va de soi que la faculté d'interpréter de pareilles images est bien peu avancée chez le jeune enfant. Je vois pourtant des auteurs sérieux l'attribuer à des nourrissons de six ou sept mois. « Une petite fille qui ne parlait pas encore, regardait, à sept mois, les images avec beaucoup d'intérêt; elle montrait avec son petit index la tête des images représentant les êtres humains. » Je doute qu'il y eût même une vague reconnaissance, et le geste indicateur pouvait bien n'être pas autre chose qu'une insignifiante imitation des gestes faits pour intéresser l'enfant à ces images. Je ne m'explique pas autrement le fait raconté par M. Taine: « Elle voit tous les jours son grand-père, dont on lui a montré souvent le portrait au crayon, beaucoup plus petit, mais très ressemblant. Depuis deux mois environ (elle a dix mois), quand on lui dit vivement « Où est grand-père? » elle se tourne vers ce portrait et lui rit. » L'éminent philosophe ajoute, et j'en suis quelque peu embarrassé « Devant le portrait de sa grand-mère, moins ressemblant, aucun geste semblable, aucun signe d'intelligence. » Si les deux expériences ont été faites dans des conditions identiques, la conclusion me semblerait trop prouver. Ne serait-il pas beaucoup plus raisonnable, pour expliquer de pareils faits, de s'en tenir à ce que le même auteur dit un peu plus loin?

« Cet hiver (douze mois), on la portait tous les jours chez sa grand-mère, qui lui montrait très souvent une copie peinte d'un tableau de Luini où est un petit Jésus tout nu; on lui disait en lui montrant le tableau « Voilà le bébé. » Depuis huit jours, quand dans une autre chambre, dans un autre appartement, on lui dit, en parlant d'elle-même « Où est le bébé? » elle se tourne vers les tableaux quels qu'ils soient, vers les gravures quelles qu'elles soient. Bébé signifie donc pour elle quelque chose de général, ce qu'il y a de commun pour elle entre tous les tableaux et gravures de figures et de paysages, c'est-à-dire, si je ne me trompe, quelque chose de bariolé dans un cadre luisant. En effet, il est clair que les objets peints ou dessinés dans les cadres sont de l'hébreu pour elle; au contraire le carré lustré, lumineux, enserrant un barbouillage intérieur a dû la frapper singulièrement. »

A cet âge-là, je ne doute pas qu'un enfant ne sache très bien ce que c'est qu'un « bébé », et qu'il ne puisse en reconnaître un, de grandeur naturelle, dans un tableau, de même qu'il le reconnaîtrait dans une glace. Encore ne le ferait-il pas sans y être aidé du geste et de la parole. Ce que nous prenons souvent pour un acte de reconnaissance n'est que l'effet de certaines associations de mots et d'attitudes suggérées à l'enfant. Un exemple entre mille. La petite Blanche a dix mois on lui a montré souvent le portrait de Victor Hugo appendu à la muraille, en lui disant « Vois grand-père. » Aussi la voit-on se tourner vers la gravure, dès qu'on lui dit « Où est grand-père? » Et je vous assure que ce brave homme est loin de ressembler au grand poète. On lui aurait dit, en lui montrant l'image « Vois grand-mère », qu'elle en aurait fait tout autant.

Admettons cependant qu'un enfant de douze à quinze mois, si on l'y aide un peu, puisse deviner une figure humaine, peut-être même un animal familier, dans un petit dessin. Cette reconnaissance, par elle-même, n'a rien qui l'intéresse beaucoup. Même à l'âge de deux ans et demi ou de trois ans, le plaisir qu'il éprouve à la vue de ces reproductions artificielles des êtres est loin d'égaler celui des images de la glace. Surtout les idées que l'enfant déjà en possession de la parole se fait des êtres ou des objets représentés sont encore très incomplètes.

Un petit enfant de deux ans et demi, dont j'ai parlé ailleurs, appelait oua-oua tous les chiens, sauf Cambo, celui de son grand-père, qu'il ne savait pas appeler par son nom, mais qui n'était pas pour lui un oua-oua vulgaire. Il appelait encore oua-oua les petits animaux de bois de sa collection, le chien, la chèvre, le loup, l'hyène, le lion. Mais, devant un lion empaillé, il parut surpris, quand je le lui appelai oua-oua, et il me regardait comme si je me trompais. S'il distinguait très bien un âne d'un cheval, et surtout d'un bœuf, dans la rue, dans sa ménagerie tout cela s'appelait moù (bœuf). Je l'avais mis un soir sur ma table, avec un crayon à la main et du papier blanc devant lui. Je dessinai grossièrement un quadrupède: il dit moù. Je voulus lui faire quelques dessins simples, par exemple un petit rond; il nous fit rire de bon cœur, quand il appela cela titi, nom qu'il avait appris depuis longtemps à donner au sein de sa nourrice. Nous apprîmes ainsi que titi avait pour lui le sens précis de mamelon et non pas de mamelle.

A quinze mois, dit M. Pollock, de son côté, son fils « désignait le cheval par le conventionnel gee, gee, et il reconnut un zèbre dans une peinture; par ge, ge, il marqua qu'il savait ce que c'était » — Le fils de Sigismund, dit Preyer, à la fin de sa deuxième année, « interprétait un cercle comme une assiette; un carré, comme un bonbon; au vingt et unième mois, il avait reconnu l'ombre de son père, dont il avait eu peur d'abord, comme étant une image, car il cria joyeusement « papa » en la montrant. A un âge plus avancé, mon fils appelait encore un carré une fenêtre; un triangle, un toit; un cercle, un anneau; et quatre points, des petits oiseaux. »


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