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Le principe de la tendance à être dans son usage psychologique - Partie 3

Revue de métaphysique et de morale

En 1894, par Rauh F.

Le besoin de jouir est souvent le signe d'un besoin supérieur: c'est-à-dire qu'il témoigne (non toujours, mais dans certains cas) de la même disposition d'âme. Car parmi les joies il en est que l'individu préfère lors même qu'elles sont moins considérables en étendue, et en volume. Il consent à jouir moins, pour jouir mieux; il veut non seulement être plus, mais être mieux. Le besoin de jouir est plus fort que celui de vivre, et déjà peut-être chez certains individus le besoin de simple changement exprime ce besoin de mieux.

Nous n'avons pas à distinguer ici les plaisirs comme supérieurs et inférieurs, mais seulement comme préférés ou non pour eux-mêmes, malgré leur infériorité en masse ou en volume. Une différence plus profonde ne peut s'établir que sur des théories métaphysiques ou morales. Des plaisirs intellectuels ou moraux on peut seulement dire — tant qu'on ne dépasse pas la psychologie — qu'ils sont en général préférés par les hommes reconnus comme sages. Y a-t-il de ces divers plaisirs, depuis celui du gourmet jusqu'à celui de l'honnête homme, une hiérarchie, et en quel sens? C'est ce que nous verrons plus loin, en étudiant les relations de ces différentes tendances.

Mais ne peut-on soutenir que toujours la qualité du plaisir ait un équivalent quantitatif mesurable, que jouir mieux soit toujours jouir plus, la quantité de joie se mesurant par exemple à ses effets lointains? Cela est d'un optimisme bien douteux, et celui qui préfère une once de joie pure à une masse de joie vulgaire n'est pas toujours convaincu qu'une compensation quantitative s'établira dans cette vie ou au delà. Dire: la joie est plus forte puisqu'elle est préférée, c'est jouer sur les mots, et nous n'avons d'autre preuve de cette force dans le cas présent que cette préférence même, c'est-à-dire que la qualité est par elle-même une force; et c'est précisément ce que nous voulons dire.

Dira-t-on encore que le plaisir préféré pour sa qualité est subjectivement aussi intense que le plaisir grossier, mais d'une intensité ramassée, pour ainsi dire, et qui dans un éclair épuiserait toute notre capacité de joie? Cela n'est pas toujours vrai: et nous pouvons préférer ces plaisirs quand même ils sont dans le moment à peine sentis. Dans ce cas, on peut soutenir qu'interviennent une décision et un jugement; mais l'un et l'autre présupposent une tendance à ce genre de plaisirs. Comme toute tendance, celle-là est plus forte que le plaisir: elle nous porte aux plaisirs qualitativement supérieurs; quand même la conscience ne les sent plus. C'est cette tendance que nous appellerons: tendance au mieux.

De toutes les tendances que nous venons d'énumérer, il y a deux formes générales possibles: la tendance égoïste et la tendance altruiste. Ce sont là moins deux tendances spéciales que la forme la plus générale qu'elles peuvent toutes également recevoir; elles expriment leur double orientation possible, centripète, si l'on peut dire, et centrifuge.

Cette disposition altruiste n'est pas caractérisée seulement par la tendance à faire notre bonheur de celui d'autrui. Elle consiste d'abord dans une sorte de distraction, d'inattention à nos propres sentiments; puis dans le désir, l'inquiétude d'autre chose que soi. Elle existe donc et peut être caractérisée antérieurement à l'expérience, comme le besoin d'aimer chez l'adolescent ignorant. C'est une erreur de croire ce besoin proportionnel au développement de l'imagination, selon l'explication habituellement appliquée à la pitié. Il faut sans doute une excitation de l'imagination pour qu'il se manifeste, mais le besoin de se donner peut être intense, et l'imagination faible, et inversement. Chez le vrai désintéressé, la moindre image de souffrance provoque la direction centrifuge des actes.
De plus, ce besoin comme tout autre peut devenir plus fort que le plaisir ou la crainte de la douleur. L'individu est emporté dans un élan de sacrifice sans qu'il ait le loisir de faire un retour sur soi.

L'altruisme a donc tous les caractères d'un instinct primordial, et il est inutile de revenir sur les raisons souvent données de ce fait, et qui semblent être aujourd'hui généralement admises.
Ainsi, que l'on cherche à être, à vivre, à jouir, que l'on poursuive des joies intellectuelles ou morales (car celles-ci même on peut les savourer en dilettante), on peut dans tous les cas ou demeurer en soi ou tendre hors de soi.

Peut-être pourrait-on ajouter que ces deux formes de l'activité humaine correspondent aux deux formes sous lesquelles nous devons considérer l'activité organique. Car de même qu'il faut admettre que l'être tend à être non seulement pour soi mais pour autrui, la finalité interne ne peut être admise indépendamment de la finalité externe. Si les êtres sont organisés en vue de vivre, comme ils sont dépendants les uns des autres, comme chaque être se compose d'êtres ayant jusqu'à un certain point leur vie propre et cependant collaborant à la vie totale, il faut bien admettre que tout se passe comme si les êtres vivants vivaient non seulement pour eux mais pour les autres. Jusqu'à quel point le concept de la finalité objective est pratiquement applicable dans les sciences naturelles, et surtout implicitement appliqué, c'est ce que nous n'avons pas à étudier ici; il nous suffit de savoir que les deux finalités sont corrélatives, et que c'est là la traduction objective de la double tendance égoïste et altruiste.


III

Aucun de ces principes n'est universellement applicable, mais chacun l'est selon les cas et selon les individus. Chaque tendance peut être selon les individus et selon les circonstances tenue pour une forme de l'autre; ou au contraire comme isolée et indépendante de toute autre.
Soit par exemple l'égoïsme et l'altruisme. Les philosophes qui essaient d'expliquer par l'égoïsme tous nos actes sont obligés d'admettre un égoïsme inconscient et un désintéressement apparent.

Or quoi qu'on en ait dit, cette explication est, d'un point de vue psychologique, parfaitement légitime. L'intention peut nous absoudre moralement de notre égoïsme, elle ne le supprime pas. Seulement on peut dire inversement: l'intention rend le désintéressement moral, elle ne le crée pas, et de même que nous pouvons être égoïstes nous pouvons être désintéressés sans le savoir. Le tort des utilitaires a été de reconnaître seulement un égoïsme, et non un désintéressement inconscient. L'entreprise de La Rochefoucauld est légitime; celle de Pascal faisant voir dans la vanité, l'amour de la gloire, un signe de la grandeur de l'homme ne l'est pas moins, ou encore celle de Malebranche, traitant l'amour de soi comme une dérivation, une dépravation de l'amour de Dieu. Le désintéressement est souvent un moyen d'accroître son bonheur et sa vie, et l'on peut dès lors faire voir dans tous les sentiments des complications d'égoïsme. Mais ne peut-on inversement en s'élevant de l'amour de la vie à l'amour du changement, puis à l'amour de la joie, puis aux sentiments ego-altruistes de la vanité, de la pitié, faire voir dans l'égoïsme un appauvrissement, une raréfaction du désintéressement?

Les deux méthodes sont en effet applicables à l'expérience. Nous sentons comme un orgueil caché dans les générosités les plus éclatantes: c'est cette tare d'égoïsme qui ne justifie pas, mais explique bien des ingratitudes. Au contraire l'homme de plaisir marque parfois une insouciance de soi, une absence de calcul, comme une exaltation qui n'est pas sans rapport avec la générosité: c'est pourquoi un homme de plaisir offre souvent plus de prise à une direction morale que l'homme intéressé: c'est la même étoffe qui fait parfois les grands saints et les grands pécheurs. Un même sentiment peut être, selon le cas, traité comme égoïste ou comme désintéressé: les tristesses de l'amour-propre blessé sont tantôt haineuses, envieuses, souvent au contraire plaintives, affaissées, témoignant d'un besoin de sympathie, du besoin de réfléchir les sentiments des autres, de s'appuyer sur eux, de se donner à eux.


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