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Du principe de la relativité - Partie 1

L'année philosophique

En 1898, par Renouvier C.

La vérité de la connaissance dépend de la constitution de notre intelligence; si l'intelligence humaine est constituée de manière à réfléchir la réalité, la connaissance humaine est vraie; s'il n'en est pas ainsi, la connaissance humaine est fausse.

Nous croyons que l'intelligence est naturellement constituée de manière à voir les choses telles qu'elles sont; cette croyance est confirmée par cela même que, en fait, nous reconnaissons l'intelligence comme sujette à erreur dans son application; nous n'aurions pas lieu d'accorder ce danger qu'elle court, si nous la supposions d'elle-même et naturellement trompeuse; nous croyons que certaines conditions sont nécessaires pour qu'elle ne soit pas abusée, et nous croyons ces conditions réalisables.

Mais qui nous démontre que telle est la constitution de l'intelligence? Non seulement nous n'avons pas cette démonstration, mais il est impossible que nous l'ayons car nous ne pouvons rien démontrer qu'avec notre intelligence, et, en admettant la véracité de la démonstration, nous admettrions celle de l'intelligence, ce qui serait un cercle vicieux.

Nous reproduisons ces thèses à peu près dans les termes excellents de Théodore Jouffroy. Elles sont inattaquables. On peut les réunir sous le titre de principe de relativité au premier chef. Elles établissent, en effet, que toute énonciation de vérité par l'homme est relative à la constitution de l'entendement humain. Elles y joignent une juste remarque: c'est que l'homme croit son esprit capable de discerner le vrai.

En regard de cette croyance, nous pouvons constater, et ceci sera une reconnaissance empirique, non plus logique, que les hommes ne sont pas seulement sujets à errer, dans les applications de l'intelligence, mais qu'on les a toujours vus hors d'état de se mettre d'accord entre eux pour affirmer ou pour nier la conformité de certaines propositions d'ordre général avec la réalité des choses, indépendante du jugement de chacun. Sujets à l'erreur, ils le sont, puisqu'ils se contredisent mutuellement à tout instant, sur des points où l'affirmation et la négation ne peuvent être simultanément vraies. Quant à la matière de l'erreur, on est libre d'en distraire ce qu'un philosophe, selon sa propre opinion, regardera comme un objet d'adhésion simple, invariable, pour tous les hommes il y aura toujours un résidu de questions sur lesquelles il est constant que ceux d'entre eux qu'on pouvait regarder comme compétents pour en juger n'ont jamais pu arriver à un accord, à moins de faire intervenir une autorité à laquelle ils eussent à se soumettre sans examen et la soumission n'était point unanime. Ces questions ont pour l'humanité un intérêt éminent à titre de religion ou de philosophie. Ce sont celles qui, en qualité de philosophiques — c'est le point de vue auquel nous voulons, nous borner ici — tiennent logiquement dans leur dépendance les jugements généraux sur la nature des choses et sur la cause des phénomènes. L'étude que nous nous proposons de faire du principe de relativité se rapporte à ces questions.

En admettant, et comment s'y refuserait-on? que ce qu'on a nommé quelquefois le consentement du genre humain n'a jamais pu coïncider avec un consentement des philosophes ni, par conséquent, porter sur les questions philosophiques, on peut encore s'entretenir dans l'espérance que ce dernier consentement est en voie de formation, existera quelque jour. Mais une telle opinion est elle-même en question, fait partie des questions sur lesquelles porte la divergence pour ne pas dire qu'elle est, chez un philosophe, la confiance que c'est lui qui est dans le vrai, et que les autres se trompent car c'est toujours au profit de ses propres vues philosophiques qu'il se flatte que l'accord devra se faire. Ceci bien considéré, nous pouvons raisonner d'après le passé seulement, sur le présent, et nous rendre compte de la position du philosophe en regard de ses propres pensées, des écoles philosophiques et du problème de la connaissance, qui est forcément celui de la certitude. Comment se présente-t il?

Imaginons que ce philosophe ait trouvé la formule d'une proposition telle que, si la vérité lui en est accordée, il puisse déduire logiquement la solution des questions capitales sur lesquelles de tout temps ont roulé les débats des écoles. Ce n'est pas là précisément le cas ordinaire, mais c'en est la représentation équivalente, en ce que le penseur, sur ces matières, s'est toujours mis en possession d'un certain nombre d'idées, formant faisceau, qu'il regarde comme bien liées entre elles, et qui remplissent ensemble une certaine fonction d'unité pour déterminer chez lui, le cas échéant, chaque affirmation particulière. Dans le cas que nous simplifions pour plus de clarté, le philosophe doit se demander à quel titre il tient pour certaine sa proposition fondamentale dans le cas le plus commun, qu'est-ce qui lui garantit la réussite d'une œuvre qu'il a exécutée, avec tous ses moyens, mais pour laquelle il n'obtient pas l'approbation de ses pairs ou de ses rivaux. L'œuvre est individuelle, elle a intéressé et employé les fonctions intellectuelles, mais individuelles du penseur. Elle a impliqué, avec ces fonctions, celles de l'individu physique et moral, de passion et de volonté, dont l'homme de réflexion est naturellement inséparable. La certitude, comme qu'elle se forme et quelle qu'elle soit, et alors même qu'elle pourrait se rendre purement abstraite, est individuelle comme l'oeuvre par laquelle elle se constitue. Elle est donc relative, non plus seulement à l'entendement humain, à sa constitution, mais à l'homme comme individu et à son travail. Cette proposition est un second stage si l'on veut me permettre ce mot, du principe de relativité.

Soit que le philosophe reconnaisse ou non le principe sous cette forme, il aura toujours à rechercher quelles sont les données et quels sont les instruments, à la disposition de l'intelligence, qui lui présentent les meilleures garanties pour servir à la vérification d'une certaine réalité qu'il est question d'affirmer. La différence consiste en ce que l'un s'estimera peut-être agent libre dans le choix, et qu'un autre se persuadera d'être infailliblement déterminé par des raisons qu'il jugera déterminantes.

De toutes manières, un principe s'offre immédiatement et naturellement à l'acceptation, c'est le principe de contradiction, parce qu'il est une condition de l'exercice de l'intelligence, et en particulier de la recherche qu'on entreprend. Le rejeter serait admettre que la pensée peut, dans un cours lié d'idées, affirmer et nier tour à tour une même relation entre deux phénomènes qui, en tant qu'ils lui sont représentés, sont ses propres états; qu'elle le peut sans s'anéantir elle-même comme instrument de recherche d'une vérité. On peut donc regarder le principe de contradiction comme étant le principe de relativité sous un troisième point de vue, et comme apportant une règle commune de toutes les relations instituées ou reconnues par l'intelligence humaine.

A ce moment, une question se pose, à laquelle les philosophes ne répondent pas tout à fait avec unanimité, comme ils font à la précédente. Les relations qui sont ou peuvent être soumises à notre examen entre des choses supposées réelles, en dehors et indépendamment de nos pensées, sont-elles réglées par la même loi que nos pensées? ou bien peut-il exister telle chose réelle qui soit le sujet de deux attributs contradictoires par rapport à notre intelligence, c'est-à-dire qui soutienne à la fois, et pour le même temps, deux rapports dont l'un est, pour notre intelligence, la négation de l'autre?

S'il faut citer ici des exemples, le philosophe qui ne repoussera pas cette dernière opinion pourra croire que sa propre pensée est faite d'un enchaînement de modes successifs tels que l'un quelconque d'entre eux, quand il est actuel, soutient avec les précédents et les circonstances un rapport de séquence invariable (qui n'aurait pas pu être autre qu'il est) et que cependant, quand il est encore à venir, il se peut que ce mode se produise mais il se peut aussi qu'il ne se produise pas.

Ou bien encore ce philosophe pourra croire que des parties réelles d'une chose réelle peuvent être données en elles-mêmes et constituer par leur ensemble un tout réalisé, accompli, et être telles, cependant, que leur sommation soit ineffectuable, sans terme possible, leur multiplication sans multiplicateur ni multiplicande: nous disons ineffectuable selon la pensée elle-même, contradictoirement à l'idée d'un tout.

Poser un objet comme réalisant une conception contradictoire de ce genre, c'est poser un inconditionné à notre égard: car c'est le soustraire à nos relations constitutives, à la plus fondamentale de toutes, qui est la condition même de l'exercice de l'intelligence. C'est donc poser un objet de pensée sans le penser. C'est sortir de la pensée dans le sens que Hamilton a ainsi formulé: « L'inconditionné ne peut être pensé, parce que penser c'est conditionner. » Admettre, au contraire, que nous devons penser en acceptant et en appliquant les lois de la pensée, en rejetant toute supposition qui leur soit contradictoire, c'est affirmer le principe de relativité sous un point de vue plus étendu que les précédents.


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