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Le principe de la tendance à être dans son usage psychologique - Partie 2

Revue de métaphysique et de morale

En 1894, par Rauh F.

Or, il n'est pas un besoin qui, sous l'une ou l'autre de ces formes, ne puisse devenir plus fort que la tendance à être de l'individu tout entier. Le besoin de conservation physique est sans doute l'un des plus intenses: il n'est cependant qu'un besoin parmi d'autres, et ce besoin, une éducation appropriée (l'histoire du point d'honneur le prouve surabondamment) peut le rendre inférieur à beaucoup d'autres. La paresse de vivre peut être à certains moments plus forte que le besoin de vivre: il y a des circonstances où l'on aimerait mieux mourir que se remuer. Toutes les parties de nous-mêmes tendent donc à vivre comme éléments psychiques et à absorber la vie de tout l'individu; et de plus, l'individu, lors même qu'il vit tout entier, ne vit bien souvent que dans un sens. La raison elle-même peut devenir ainsi un besoin plus fort que le besoin général de vivre, selon le théorème de Spinoza:

Quidquid ratione conamur nihil aliud est quam intelligere, nec mens quatenus ratione utitur, aliud sibi utile judicat nisi id quod ad intelligendum conducit.

C'est ainsi que l'homme est amené à vivre vraiment hors de soi et à oublier par un entraînement et une distraction involontaire toute une partie de soi-même: image et chez certains souvent germe du désintéressement.
Nous avons dit quelle était l'extension de ce principe. Mais quel en est le sens, le contenu?

Il peut être pris dans un sens formel ou matériel. Il peut signifier: ce qui est (quel qu'il soit) tend à persévérer dans l'être, ou — ce qui est bien différent — ce qui est tend à vivre; lutte pour la vie. Dans le premier sens, le principe est analogue au principe d'inertie: un être demeure ce qu'il est si rien ne s'y oppose. En employant le mot tendance, nous affirmons seulement cette persistance sous la forme spéciale de virtualité qui est celle des êtres vivants. Nous ne savons pas par là ce qui tend à être: si un être tend à mourir, ou un organe à s'affaiblir, il tendra à persévérer dans cet état; qui a souffert souffrira. L'animal suit sa consigne, selon l'expression de Claude Bernard.

Sous cette forme le principe peut, en effet, recevoir des vérifications expérimentales. Ainsi s'expliquerait, par exemple, la douleur que nous cause la rupture de nos habitudes; ce qu'il y a de triste dans tout adieu même à la souffrance; la rage que mettent certains êtres à faire précisément ce qui leur nuit.
Le principe peut être pris dans un sens matériel. Il signifie alors: tout être tend à vivre.

L'erreur de Spinoza a été de ne pas distinguer ces deux principes, pas plus qu'il n'a distingué la tendance à être pour soi et la tendance à être hors de soi. L'effort de tout être pour être n'implique pas que l'être ne puisse mourir que sous l'action de causes extérieures, comme il l'admet. Sous cette forme, à moins de l'établir par des raisons métaphysiques, et si l'on s'en tient à l'application expérimentale, le principe souffre bien des réserves. Il semble que certains êtres, comme nous venons de voir, éprouvent un besoin soit conscient, soit inconscient de mourir, se manifestant alors par la recherche de ce qui les tue: les besoins morbides, comme la morphinomanie ou la fascination de l'abîme, le prouvent assez.

De même, l'absurdité des moyens employés par un sentiment pour se développer. Tel désire vivre, mais il tend à sa perte; car, comme nous l'avons dit plus haut, la conscience ne correspond pas toujours à la réalité psychique. L'incohérence d'un sentiment, la folie souvent funeste de ses démarches semble, il est vrai, témoigner plutôt de la sottise. Mais quand on songe qu'un sentiment violent commande précisément l'intelligence, on peut dire souvent qu'un désir qui se trompe sur ses moyens de réalisation est un désir faible; et quand il choisit précisément les moyens qui le perdent, on peut dire qu'il est né pour la mort.

Sans aller à cette conséquence extrême, ne semble-t-il pas qu'à partir d'un certain âge et à certains moments il y ait un besoin sinon de mourir, au moins une impuissance à vouloir vivre? La douleur peut avoir un effet de ce genre. Et une fois née cette impuissance nous envahit de plus en plus. Ajoutons que certains trouvent quelque charme au sentiment de cette fuite insensible de la vie; et tout le monde a pu expérimenter des lassitudes telles que l'on ne demande qu'à s'y anéantir tout à fait.
Cela est vrai non pas seulement de l'individu considéré comme un tout, un consensus, mais de chaque besoin pris à part. Une passion languit de plus en plus; ce qui lui était raison de vivre lui est une raison nouvelle de mourir.

Faut-il admettre avec Spinoza que tout être considéré isolément tend à vivre, mais qu'il en est seulement empêché par les autres êtres et les causes extérieures qui le dominent? Des naturalistes contemporains seraient tentés d'admettre d'un point de vue physiologique une hypothèse analogue. Selon eux la matière vivante, tout au moins primitive, est éternelle. Nous n'avons pas à discuter la question. Mais si nous nous en tenons au point de vue psychologique, nous nous demandons si l'expérience fait voir toujours des causes étrangères à ces affaiblissements continus dont nous parlions plus haut. Ils semblent être dans la vieillesse comme la suite d'une évolution naturelle; ils ne sont pas toujours accompagnés de maladie ou de souffrance. La mort alors est acceptée avec résignation parce qu'elle est le repos.

Sans doute il y a des raisons expérimentales de penser, puisque le monde continue à vivre, que le besoin de vivre est prédominant chez l'être. Mais encore ne faudrait-il pas donner à ce facteur comme agent de la vie une importance trop grande. L'importance de la sélection naturelle dont l'origine est la lutte pour la vie et, par suite, dans chaque être le besoin de vivre a été, selon la plupart des naturalistes contemporains, singulièrement exagérée; et l'adaptation passive et mécanique au milieu est un facteur de l'évolution au moins aussi important. Ce qui est vrai de la vie organique l'est de la vie tout entière. La persistance dans la vie dépend de bien d'autres causes que du besoin de vivre, et avant tout, des conditions qui lui sont faites, et au milieu desquelles elle se développe.

Au reste, il ne faut pas attacher à ces différentes interprétations d'un même fait — quand on ne dépasse pas la pure psychologie — l'importance qu'elles auraient en métaphysique où il s'agit de hiérarchiser les faits. Nous sommes ici dans la mêlée des faits; et nous devons nous servir des concepts selon leur utilité relative. Nous disons simplement que beaucoup de faits s'expliquent commodément si on admet la tendance formelle à être, et non pas la tendance à vivre, ou à résister à la mort. Il se pourra que dans certains cas l'affaiblissement de ce besoin paraisse résulter de causes étrangères; parfois, au contraire, les exemples que nous avons donnés nous semblent indiquer l'absence ou la disparition spontanée de besoin.

De plus, l'individu ne cherche pas seulement à persévérer, mais à s'accroître dans son être, et ce sont là des besoins distincts. Car il est des natures inertes qui tendent seulement à se maintenir dans la vie, et se contenteraient de l'indéfinie répétition des mêmes actes. On peut dire, il est vrai; que c'est encore accroître sa vie que la répéter; et que ces natures pauvres, incapables de résister à un surplus de vie, ont trouvé le seul moyen d'accroître leur vie sans la perdre, qui est de la prolonger. Mais toujours est-il que c'est une autre manière de s'accroître; et qu'il est difficile de déduire du même principe le besoin de vie et le besoin d'un surplus de vie. Ces principes sont même parfois opposés, et tel renonce plutôt à vivre qu'à étendre sa vie.

Ces deux tendances sont elles-mêmes distinctes du besoin de changer. L'homme aime à changer pour changer, à tel point que pour satisfaire ce besoin il en vient à désirer jusqu'à la souffrance.

Le besoin de jouir n'est pas moins spécial. Nous préférons souvent bien vivre à vivre; et même telle joie particulière à la vie. Ce besoin se développe même, semble-t-il, au fur et à mesure que l'individu prend plus d'expérience: il restreint de plus en plus son existence; le besoin général d'être et de s'accroître qui débordait dans la jeunesse se localise de plus en plus; et certains refuseraient la vie, s'il leur manquait un plaisir de choix. Le suicide (nous n'avons pas ici à énoncer de jugement moral), qui apparaissait dans l'antiquité comme une exception et même une glorieuse exception, réservée aux hommes illustres qui s'entouraient à cette occasion d'un appareil pompeux, est devenu banal.


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