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Le principe de la tendance à être dans son usage psychologique - Partie 1

Revue de métaphysique et de morale

En 1894, par Rauh F.

On n'a guère fait en psychologie qu'un usage pour ainsi dire linéaire des principes, poussant jusqu'à ses extrêmes conséquences, dans la science la plus complexe, un principe simple. Ne conviendrait-il pas, dans cet ordre, de distinguer plus que partout ailleurs, et d'apporter ici dans l'usage critique des concepts cette liberté et cette souplesse que tendent à pratiquer les sciences du monde extérieur?
C'est un essai dans ce sens que nous proposons au lecteur.


I

Le principe de la tendance à être peut s'entendre en des sens très divers; et en tous ces sens il peut jusqu'à un certain point s'appliquer à la réalité.
Tout d'abord, il ne faut pas juger de l'intensité d'une tendance quelle qu'elle soit (c'est-à-dire de sa persistance, de ses effets, etc.) par la conscience que nous en avons. La conscience n'est pas sans doute un luxe, mais elle a la valeur variable d'un signe. Tantôt elle exprime en effet une passion plus intense: l'amour, par exemple, n'arrive à la pleine conscience de soi qu'une fois parvenu à un certain degré de développement; et, cette conscience même une fois née, le fixe et le multiplie. Tantôt, au contraire, le besoin dépasse la conscience: ainsi les passions froides chez les gens flegmatiques. Tantôt enfin la conscience dépasse le besoin réel; ainsi chez ces individus qui ressentent vivement une passion, sans effets marqués, ou peu durable.

En général, les signes objectifs sont les plus sûrs; la durée, déjà constatée, les difficultés surmontées, etc. En général, seulement; car il faut reconnaître que par impuissance physique ou par timidité un besoin très intense peut parfois ne pas se manifester au dehors. il faut dans ce cas nous en fier au témoignage du sujet; la passion s'épuise alors en partie en imaginations, en idées, en mouvements organiques internes. Cette force toute intérieure, à vrai dire, se laisse parfois surprendre à des gestes, des paroles étouffées, etc.

De même, le plaisir et la peine éprouvés, selon que la tendance est favorisée ou contrariée, sont parfois proportionnés, mais non pas toujours, à l'intensité du besoin. Souvent un désir très vif est suivi d'un plaisir médiocre (nous n'avons pas à en étudier les causes); et une tendance faible est suivie d'un plaisir très vif qui nous étonne nous-mêmes. Il est vrai que l'on peut se demander quel est le véritable témoin, le plaisir et la peine, ou l'action extérieure. C'est, peut-on dire, généralement l'action; un désir tend naturellement à se réaliser au dehors; s'il ne se réalise pas, c'est qu'il est faible ou affaibli. Ici encore cependant, un besoin peut être empêché de se développer en durée ou de se manifester par des circonstances extérieures ou d'autres besoins; et s'il trouve à se satisfaire par hasard, le plaisir éprouvé est alors un signe de sa force.

Enfin, le plaisir et la peine sont souvent sans doute les mobiles des tendances (qui s'appellent alors passions) quand il s'agit de tendances acquises; et ils redoublent aussi les tendances qu'on a lieu de croire innées ou au moins héréditaires. Mais la tendance peut dépasser infiniment le plaisir qui en est l'occasion, comme celui qui en est l'effet. C'est même ce qui arrive ordinairement: une passion a pour occasion le plaisir, mais elle l'oublie vite, et ce n'est plus qu'une force. Il serait aussi puéril de prétendre que les plaisirs et les peines sont les seuls moteurs de la passion que de dire que nous sommes malades par intérêt ou par crainte d'un plus grand mal.

On pourrait donner de ce désaccord entre la conscience et la réalité psychique une représentation physiologique, en disant que dans une maladie, par exemple, le sentiment que nous avons de cette maladie ne dépend pas seulement de l'intensité de la maladie, mais de la nature propre de notre système nervoso-cérébral. Et l'homme n'est pas organisé si parfaitement qu'il y ait correspondance exacte entre l'état de notre organisme et le retentissement de cet organisme sur notre cerveau; il y a parfois accord et correspondance exacte; parfois correspondance approximative; parfois désaccord et contradiction absolue et comme ironique: ainsi chez ces fous qui marquent une joie de plus en plus désordonnée à mesure que leur corps dépérit. Parfois enfin, par l'effet d'une excitation extérieure, ou spontanément le cerveau imite les besoins qui lui viennent ordinairement d'un organe périphérique: ainsi dans les faims nerveuses.

La conscience du sujet ne prouve pas davantage la force de ses sentiments que le danger de sa maladie. C'est un signe à interpréter.
Nous parlerons donc dans ce qui va suivre de la tendance à être, non du désir d'être.
Peu importe d'ailleurs comment l'on conçoit la persistance de cette tendance quand nous n'en avons pas conscience: comme une force organique ou une pensée inconsciente. Ce que l'on peut dire, c'est qu'il y a, dans l'ignorance où nous sommes presque toujours des conditions organiques des passions, grand avantage à en étudier l'évolution psychologique, et par suite à les considérer le plus souvent comme des forces psychiques inconscientes.


II

Le principe de la tendance à être peut se formuler selon Spinoza: tout être tend à persévérer dans son être.
Or, il faut remarquer tout d'abord qu'un être ne tend pas à être tout entier, dans son individualité totale, en tant que passionné, sensitif, intelligent, etc., mais qu'il donne presque toujours dans une direction; et c'est dans cette direction seulement qu'il tend à être. Presque toujours cette direction est celle d'un sentiment proprement dit, c'est-à-dire celle de ces états ou mouvements de conscience irréductibles aux sensations externes, aux idées, etc., rapportés pour cela par quelques-uns aux organes de la vie végétative, reconnus par tous comme plus efficaces que les besoins sensitifs, intellectuels, etc. Quand l'homme est absorbé par une passion, il vit par cette passion, de sorte qu'il finit par négliger tout le reste de lui-même et jusqu'à sa vie. Ce qui tend à être c'est donc non l'individu tout entier, mais l'individu affecté de telle ou telle sorte.

Il y a plus: l'homme peut être considéré comme gravitant tout entier dans une direction déterminée lorsqu'il ne se distingue pas de sa passion, lorsqu'elle constitue son fond. Mais il n'en est pas toujours ainsi: il semble que la passion soit parfois étrangère à l'homme (considéré alors comme un complexus de tendances). Il l'éprouve mais sans la sentir sienne; il y assiste comme à la passion d'un autre qui serait insensiblement contagieuse. Par suite, chaque tendance peut être traitée comme si elle avait sa vie propre; elle peut finir par vivre pour soi comme aux dépens de l'homme, et la représentation de la passion comme d'un ennemi intérieur est alors à peine une métaphore. Et tantôt l'individu après y avoir assisté finit par en être envahi, puis par y consentir, par y appliquer toute son intelligence, sa volonté, par donner tout entier dans la passion; tantôt la passion demeure comme un parasite se développant pour son compte, à quelque degré d'ailleurs qu'elle infecte l'individu. On peut dire alors que l'individu vit et meurt non seulement par mais pour sa passion. C'est ce qui explique notre indulgence pour certaines folies morales; nous nous disons: ce n'est pas lui.


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