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L'intensité des images mentales - Partie 2

Revue Philosophique de la France et de l'Etranger

En 1887, par Binet A.

Il est important d'insister un moment sur la conception que nous avons du phénomène de l'association des idées. A première vue, rien de plus simple que ce phénomène; il consiste dans l'éveil d'une idée à la suite d'une autre; on prononce devant moi tel mot; ce mot est le nom d'un objet connu je pense à cet objet. Voilà le fait apparent et grossier, celui qui a frappé les premiers observateurs. Aristote le décrit longuement. Mais sous ce premier phénomène s'en cachent d'autres plus complexes. Les Anglais ont les premiers fait, un peu timidement, la remarque que l'association des idées exerce une grande influence sur le jugement; Stuart Mill dit que nous avons une tendance à croire que les choses sont liées dans la réalité comme leurs images le sont dans notre esprit. Il y a donc dans ce phénomène quelque chose de plus qu'une succession d'images; l'association produit une croyance, la croyance dans la réalité de cette association. A plusieurs reprises, j'ai déjà insisté sur ce fait psychologique, qui me paraît capital. Je crois être arrivé à démontrer, par des expériences hypnotiques, que nous avons une tendance à extérioriser une association d'images comme nous extériorisons une image isolée.

Ici, nous considérons ce même phénomène de l'association des idées à un autre point de vue que celui de la croyance qu'il engendre; nous l'envisageons comme un phénomène de transmission de la force nerveuse. Nous venons de voir qu'il existe une sorte de solidarité entre les deux termes de l'association l'intensité du terme suggestif influe sur l'intensité du terme suggéré.

La comparaison que je fais pour expliquer ma pensée est grossière peut-être ma pensée l'est-elle aussi. C'est que le mécanisme de ces phénomènes est fort difficile à comprendre. On conçoit jusqu'à un certain point l'effet de la répétition du mot sur l'intensité de l'image suggérée. Si tel mot prononcé donne une image d'une certaine intensité, la répétition du même mot doit élever cette intensité d'un nombre quelconque de degrés il y a ici un effet d'accumulation analogue à l'influence d'une augmentation de l'excitation extérieure sur l'intensité de la sensation. Mais on ne comprend pas aussi bien comment l'autorité de la personne qui parle, l'accent particulier qu'il donne à sa voix, et d'autres qualités purement psychiques augmentent l'intensité de l'image.

Parmi ces qualités purement psychiques, il faut signaler le rapport établi entre le magnétisé et le magnétiseur. Dans certains cas ce rapport est si étroit que le sujet ne reçoit de suggestions que du magnétiseur seul. Ce phénomène curieux d'électivité a certainement, à notre avis, un caractère sexuel, prouvé, dans certains cas, par le manège du sujet, par la façon dont il cherche son magnétiseur pour se presser contre lui. Tous les sujets bien entendu, ne se conduisent pas de même; les uns, dans le somnambulisme, ont le caractère réservé de leur état de veille; d'autres sont plus passionnés. Mais chez tous ceux que j'ai observés j'ai pu constater très nettement l'existence d'une attraction sexuelle pour le magnétiseur. D'ailleurs, ce fait n'est pas nouveau; il était déjà signalé en 1784 par les commissaires de l'Académie des sciences, dans leur rapport secret sur les dangers de l'hypnotisme relativement aux mœurs.

Le caractère sexuel du somnambulisme électif nous paraît devoir expliquer, dans une certaine mesure, la plupart des effets de ce somnambulisme. A notre avis, si le sujet fuit les autres personnes, redoute leur contact et n'écoute pas leurs suggestions, c'est par suite du caractère exclusif des affections sexuelles quand elles sont portées à leur maximum. Le magnétisé est comme un amant exalté pour qui rien d'autre n'existe au monde que la personne aimée. Nous avons souvent interrogé des malades en somnambulisme pendant que d'autres personnes leur adressaient la parole; elles entendaient fort bien ce que ces personnes leur disaient, mais elles ne voulaient pas leur répondre, par suite d'un sentiment de répugnance ou même de dégoût c'est ce sentiment qui empêche souvent de réussir les suggestions venant d'une autre personne que du magnétiseur.

Remarquons à l'appui que la sensibilité élective se développe surtout à la longue, par la répétition des expériences faites par une seule et même personne. Un nouveau venu qui endort un sujet n'arrive parfois qu'à se faire supporter à grand-peine; le sujet le boude et peut même lui résister avec toutes les marques du dégoût.

Enfin, quand plusieurs personnes ont l'habitude d'endormir un même sujet, ce sujet, quoique endormi par l'une d'elles seulement, garde une certaine sympathie pour les autres, et même il reçoit leurs suggestions quand elles sont présentes. Je me rappelle avoir endormi plus de vingt fois de suite G. Un jour, mon ami M. Féré l'endormit en ma présence; une fois en somnambulisme, avant d'obéir à une suggestion de son nouvel hypnotiseur, elle me jeta un regard à la fois interrogateur et éploré, qui m'a complètement édifié sur la nature du somnambulisme électif. Rien n'est plus instructif, à mon avis, que de considérer le somnambulisme électif comme une sorte d'amour expérimental développé sous l'influence du contact animal.

On comprend dès lors pourquoi celui qui est en rapport avec le sujet peut seul, dans certains cas, lui donner des suggestions. C'est qu'il est l'être aimé. De sa bouche, on accepte tout. Nous voyons donc ici par une nouvelle complication l'affection du sujet venant s'ajouter comme un élément important aux causes d'excitations des images. Il est donc impossible de considérer la suggestion comme une simple association d'idées. L'association d'idées est comme le dessin du phénomène; il n'en est pas la couleur. Il faut tenir compte et de l'autorité de celui qui parle, et de son ton de commandement, et de l'affection qu'il inspire au sujet. Ces différentes influences ne sont-elles pas, d'ailleurs, celles qui agissent sur nous à l'état normal ? Nous croyons régler notre conduite sur la justesse d'une idée; nous ne nous doutons pas que ce qui fait la force de cette idée, ce sont ces influences inconscientes qui l'entourent, et que notre vie, qui paraît réglée par notre logique, dépend en réalité de ces petites impressions que nous ressentons sans nous en rendre compte.

Une autre condition augmente chez les hypnotiques l'intensité des images qu'on leur suggère; c'est leur état d'hyperexcitabilité psychique. Cet état existe aussi pendant la veille d'une certaine catégorie de sujets, mais il est souvent amoindri. C'est ce qui explique pourquoi la suggestion à l'état de veille ne réussit pas indistinctement chez tous les sujets hypnotisables. Il faut, de plus, y ajouter certains procédés de renforcement pour réussir. Pendant l'hypnotisme, un mot prononcé d'une voix sans accent peut être suffisant. Pendant la veille, il faut y ajouter un accent d'autorité, répéter ses paroles et bien fixer l'attention du sujet en faisant précéder la suggestion d'un avertissement quelconque, d'un signal, comme lorsqu'on dit « Prenez garde à ce que je vais vous apprendre. » Ces précautions ont pour but d'augmenter l'intensité de l'idée suggérée afin de de la rendre plus efficace.

Dans l'état de suggestion post-hypnotique (nous appelons ainsi la condition du sujet réveillé du sommeil hypnotique et conservant la suggestion qu'on lui a donnée), dans cet état, la suggestibilité ne nous a pas paru augmentée chez nos sujets. Alors même que nos affirmations étaient dans le cercle d'idées de la suggestion persistante, elles n'avaient aucun succès.

Dans les pages précédentes, quoiqu'il ait été question de l'association des idées en général, nous n'entendions parler que de l'association dite de contiguïté; l'association du mot à la chose signifiée en est le meilleur exemple. Nous voulons parler maintenant de l'association par ressemblance, qui opère, par exemple, lorsque le portrait d'une personne rappelle le modèle. Bien que toute association d'idées soit formée à la fois par ressemblance et par contiguïté, comme je l'ai montré ailleurs, après les auteurs anglais il n'en est pas moins certain que, comme le moment important du processus peut être soit une ressemblance soit une relation de contiguïté, il est légitime de distinguer deux espèces d'associations.

L'hypnotisme, d'ailleurs, nous permet de faire une analyse entre ces deux espèces d'associations. Il est une période hypnotique, pour la première fois décrite par Berger (de Breslau), et encore peu connue, dans laquelle la suggestion par ressemblance opère, tandis que la suggestion par contiguïté est à peu près complètement suspendue. Cette période est celle de l'écholalie. Si l'on presse fortement, avec la main, le vertex d'un sujet en somnambulisme, on change son état; le sujet ne répond plus aux questions, il les répète comme un phonographe; il réfléchit comme un miroir tous les gestes, tous les mouvements que l'on fait devant lui; en un mot, il est devenu un automate imitateur. Ceci revient à dire, en termes psychologiques, que toute impression provoquée produit chez le sujet une image semblable, laquelle se dépense aussitôt en mouvement. Si je présente au sujet mon poing fermé, cette impression provoque chez lui l'image de son poing fermé, et conséquemment, il ferme le poing. L'association par ressemblance est la seule qui opère. Quant à l'association par contiguïté, il n'y en a pas de trace appréciable. Pendant que l'écholalique a le poing fermé, soit par l'effet de l'imitation, soit par suite d'une position communiquée, qu'on examine son visage on voit qu'il reste impassible; c'est, du moins, ce que nous observons chez certains sujets, par exemple chez W.; l'association habituelle entre l'expression de la physionomie et l'attitude du corps ne se fait pas. De même, si on lui dit impérieusement « levez-vous », il reste assis dans son fauteuil en se contentant de répéter ce mot; l'association par contiguïté entre le mot et l'idée de l'acte est interrompue.


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