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L'intensité des images mentales - Partie 1

Revue Philosophique de la France et de l'Etranger

En 1887, par Binet A.

1. Le monde d'images que chacun de nous porte dans son esprit a ses lois comme le monde matériel qui nous entoure; ces lois sont surtout analogues à celles de la matière organique, car les images sont des éléments vivants qui naissent, qui se transforment et qui meurent. Nous voulons, dans cette courte étude, insister sur une propriété particulière des images, l'intensité.

Pour se rendre un compte exact de ce que c'est qu'une image intense, il faut se rappeler ce que c'est qu'une sensation intense; une lumière produite par dix bougies donne une sensation plus intense que la lumière d'une bougie unique; un kilogramme de plomb tombant sur une table produit un bruit plus intense que le bruit d'un gramme, quoique le son puisse avoir dans les deux cas même hauteur et même timbre, et ainsi de suite. Donc le souvenir, l'image de chacune de ces excitations fortes est nécessairement plus intense que le souvenir de chacune de ces excitations faibles.

Il faut ajouter à ce caractère subjectif la supposition qu'un caractère objectif l'accompagne nécessairement. Étant donné que toute image correspond à un processus physiologique déterminé comme nature et comme siège, il est probable que le processus de l'image forte diffère grandement du processus de l'image faible; il y a dans le premier cas une désintégration d'une plus grande quantité de matière nerveuse, et une production de chaleur plus considérable.

Il faut s'habituer à considérer une image comme pouvant passer par les mêmes degrés d'intensité qu'une contraction musculaire. La comparaison entre l'image et la contraction musculaire est d'autant plus exacte que ce qui détermine la force de la contraction, c'est moins le muscle que la cellule nerveuse motrice; on en a la preuve très nette dans le phénomène du transfert; chez une certaine catégorie de sujets, l'application unilatérale de plaques métalliques opère le transport de la force musculaire de la main droite dans la main gauche, qui devient ainsi capable de donner au dynamomètre un chiffre beaucoup plus considérable que si le transfert n'avait pas eu lieu; ce résultat ne dépend pas des muscles du bras gauche, mais seulement d'un déplacement de force nerveuse dans les centres moteurs.

A l'appui de cette comparaison entre le phénomène musculaire et le phénomène d'idéation, la plupart des causes qui agissent sur la puissance motrice agissent également sur le pouvoir de visualisation. De même que chez un individu hyperexcitable l'intensité de l'effort moteur s'accroît sous l'influence d'excitations périphériques, telles que la vision du rouge ou la sensation d'une odeur forte, comme le musc de même, sous l'influence de ces excitations dynamogéniantes, l'image mentale qui est présente à l'esprit du sujet devient plus intense.

Cette qualité de l'intensité est généralement négligée en pratique, car ce que nous recherchons dans les images, c'est une qualité tout à fait différente et indépendante de la première, c'est-à-dire la vérité. Mais la vérité n'est rien sans l'intensité. Quand deux raisonnements sont inégalement forts, c'est le plus fort qui triomphera, qu'il soit vrai ou qu'il soit faux. On ne parle pas de vérité en mécanique; il n'y a que les forces qui agissent; il en est de même en psychologie toute discussion, toute délibération est au fond un problème de cinématique. En étudiant l'intensité des images, nous étudions en réalité la manière dont, en fait, se fondent nos convictions, vraies ou fausses.

Les expériences d'hypnotisme vont nous servir d'introduction et de guide dans ce sujet, qui présente un grand nombre de difficultés.

Prenons la suggestion d'une hallucination; on sait en quoi elle consiste l'opérateur affirme à son sujet que tel objet existe devant ses yeux, et l'hypnotique le perçoit; on lui dit par exemple « Voilà un serpent et aussitôt un serpent apparaît. On a déjà remarqué plus d'une fois que la suggestion n'est pas un procédé spécial à l'hypnotisme. Lorsque deux personnes causent, et que l'une des deux affirme un fait, elle se sert en réalité de la suggestion verbale; seulement, quand la suggestion s'adresse à une personne normale, elle ne produit pas une hallucination, elle produit un état plus faible, une idée. Affirmez à une personne éveillée et non suggestible qu'elle a un couteau entre les mains, elle ne le verra pas, comme cela arrive chez l'hypnotique, mais elle en aura l'idée, la représentation mentale. D'où vient donc la différence de ces deux résultats? D'où vient que le même mot donner l'hypnotique une hallucination et à l'individu normal une simple idée?

On pourrait alléguer que l'hypnotique est un sujet hyperexcitable et que toute idée qu'on lui suggère devient hallucinatoire parce que cette idée atteint son maximum d'énergie. Mais cette raison n'est vraie qu'en partie. Il ne faut pas croire qu'on ne puisse pas causer avec une hypnotique sans lui donner des hallucinations. Nous avons pour notre part maintes fois échangé des idées avec les sujets, leur demandant ce qu'ils pensaient de tels faits, s'ils se souvenaient de tel événement les objets que nous nommions dans le cours de notre conversation ne devenaient pas nécessairement hallucinatoires. L'état organique du somnambule n'explique donc pas complètement comment un mot peut l'halluciner, puisque souvent ce mot ne l'hallucine pas.

C'est qu'en effet, lorsqu'un veut produire une hallucination, il ne suffit pas d'indiquer une idée au somnambule; qui dit suggestion dit affirmation. L'opérateur, quand il veut que la suggestion réussisse, doit répéter et accentuer la suggestion, absolument comme tout individu qui veut en convaincre un autre doit insister et répéter plusieurs fois les mêmes paroles. J'ai recueilli plusieurs faits qui montrent que l'idée seule de la suggestion ne suffit pas pour la réaliser. J'endormais habituellement une de mes malades en lui montrant une clef à laquelle j'avais attaché la suggestion de sommeil; cette suggestion avait si bien réussi qu'il me suffisait, tout en causant avec elle, de jeter négligemment la clef sur la table pour qu'elle tombât brusquement en somnambulisme. Mon sujet eut une après-midi une attaque d'hystérie; on sait que les attaques ont pour effet de détruire ou d'affaiblir les suggestions antérieures. Le lendemain, je présente la clef à la malade; elle la regarde, et, au lieu de tomber instantanément en somnambulisme, elle sourit. Je lui demande:

« Pourquoi souriez-vous?

— C'est que je me rappelle qu'autrefois la vue de cette clef me faisait dormir; et maintenant, cela ne fait plus rien. » Ainsi cette malade se souvenait de la suggestion, elle en avait conservé l'idée, mais cette idée était devenue inefficace, parce qu'elle s'était affaiblie.

Un autre jour, je donne à cette même malade une suggestion compliquée puis j'ajoute, me parlant à moi-même:

« Pourvu qu'elle s'en souvienne à l'état de veille.

— Si vous voulez que je m'en souvienne, me dit la malade, il faut que vous me l'ordonniez. »

Cette remarque très juste nous montre que le sujet a compris que l'idée de la suggestion n'est pas suffisante pour que la suggestion s'effectue; le sujet a bien le désir de se rappeler à l'état de veille ce que je viens de lui dire, mais il a besoin de mon autorité pour assurer sa mémoire; il m'indique la suggestion à lui donner, mais il a besoin que je la lui donne, parce que mon affirmation la rendra plus énergique. Je m'explique encore de la même façon comment un de mes sujets qui avait des insomnies, me pria un jour, pendant qu'il était en somnambulisme, de lui donner une suggestion de sommeil pour la nuit suivante.

Mêmes observations peuvent être faites dans les suggestions à l'état de veille. M. Beaunis rapporte qu'il dit un jour à Mlle A. E. au moment où ils sortaient ensemble de chez M. Liébeault « A propos, vous savez que le Dr Liébeault pendant votre sommeil vous a suggéré que vous dormiriez cinq minutes à trois heures de l'après-midi. » Cette parole ne produisit aucun effet. M. Beaunis est persuadé que s'il lui avait simplement dit « Vous dormirez cinq minutes à trois heures », elle se serait endormie infailliblement, comme il l'a constaté nombre de fois. C'est que, dans ce cas, l'affirmation aurait dynamogénié l'idée.

De tous ces faits ressort une première conclusion, intéressante pour la théorie de la suggestion c'est que la suggestion ne consiste pas seulement à introduire dans l'esprit d'une personne l'idée du phénomène a produire; il faut en outre que cette idée soit intense. Or, ce qui donne de l'intensité à l'idée suggérée, c'est la manière dont on la suggère, c'est le ton de la voix, l'autorité de la personne, le mode d'affirmation. Une tournure dubitative, « si vous faisiez telle chose. », produirait un effet bien moins énergique. Il en résulte qu'on ne peut pas expliquer tout simplement le mécanisme d'une suggestion hallucinatoire, en disant que la parole adressée à l'hypnotique éveille, par association d'idées, l'image de l'hallucination; pour être exact, il faut ajouter que l'intensité de l'image suggérée est en quelque sorte en rapport avec l'intensité de l'impression suggestive, parole ou geste. L'association des idées devient une véritable ligne de force; on peut la comparer au fil métallique qui transmet la force d'un moteur magnéto-électrique.


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