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L'intensité des images mentales - Partie 5

Revue Philosophique de la France et de l'Etranger

En 1887, par Binet A.

Il est facile d'imaginer des expériences hypnotiques permettant de vérifier ce point. Mais il est plus intéressant de commencer par rechercher si, dans des expériences déjà. anciennes faites dans un but tout à fait différent, le phénomène que nous recherchons ne s'était pas révélé à l'insu de l'observateur. A ce titre, nous rappellerons les effets des suggestions d'anesthésie systématique. Une malade étant endormie, on lui affirme qu'elle ne voit pas M. X. présent à l'expérience si la suggestion est bien donnée, elle peut réussir alors même que M. X. est une personne connue de la malade depuis plusieurs années. Au réveil, la malade ne voit pas la personne désignée; tantôt elle ne la voit pas du tout; tantôt elle la voit sans la reconnaître. Si alors on lui demande des nouvelles de M. X. le plus souvent elle reconnaît ce nom et peut se rappeler distinctement la personne. La paralysie n'est pas compliquée d'amnésie. Mais si la suggestion persiste pendant plusieurs jours et qu'on ne fasse rien pour la supprimer, elle s'aggrave; le souvenir de la personne invisible s'efface peu à peu, et la malade non seulement ne perçoit plus M. X. mais elle ne se souvient plus de son existence. Dans ce cas, la paralysie produite par suggestion fait tache d'huile. Le souvenir que nous avons d'une personne connue depuis des années est formé par un groupe très considérable d'images associées les unes aux autres; le centre de ce groupe, son noyau, est constitué par le souvenir de la personne physique; et tout autour se groupent des images moins solides, représentant les diverses circonstances dans lesquelles nous avons vu cette personne, les conversations que nous avons eues avec elle, etc., etc. Nous voyons ici l'expérience hypnotique confirmer la solidarité de ces diverses images. La suggestion détruit pour un temps le noyau central du groupe, la vision de la personne physique la paralysie de ce premier élément se propage, en suivant les lignes des associations des idées, aux autres images qui composent le souvenir total, de façon à abolir complètement tous les événements qui se rattachent à la personne supprimée.

Une expérience directe met ce phénomène plus en relief. Nous suggérons à une somnambule, G. par exemple, qu'à son réveil, elle ne nous entendra pas quand nous prononcerons les mots parapluie et livre; elle y consent. A son réveil, la suggestion persiste; l'audition de ces deux mots est paralysée. Or, voici quel est l'effet de cette surdité verbale restreinte à deux mots. Si nous lui présentons un parapluie, elle croit que c'est une canne; si nous l'ouvrons, elle s'imagine que nous avons mis une toile au bout de notre canne; l'objet lui parait affreux. De même, si nous lui mettons un livre sur les genoux, elle croit que c'est un paquet de chiffons (il s'agissait d'un livre broché et privé de sa couverture). Ainsi, la paralysie du mot a entraîné la paralysie de l'image associée à ce mot.

Il est possible d'expliquer tous ces faits de deux façons; la première explication est celle que nous avons indiquée; la paralysie passe d'un élément nerveux à un élément associé. On peut aussi supposer que le résultat est atteint indirectement par l'effet d'un raisonnement inconscient. Le sujet, sachant qu'il ne voit plus M. X. par exemple, conclut que M. X. n'existe pas; ou encore, sachant qu'il n'entend pas le mot livre, il en conclut qu'il ne doit pas voir l'objet correspondant. Dans ces derniers temps, des auteurs ont beaucoup insisté sur le rôle des raisonnements inconscients chez les somnambules.

9. Il est important de poser clairement cette question, car c'est d'elle que dépend la valeur des expériences hypnotiques, considérées comme une méthode de psychologie expérimentale.

Si l'on considère le sujet d'expérience, c'est-à-dire le somnambule, comme un automate physique et intellectuel, les expériences qu'on fera sur lui consisteront à l'impressionner d'une façon quelconque et à observer ensuite la réaction produite directement et isolément par cette impression. Ainsi, on place les bras du cataleptique dans l'attitude de la prière, et sa physionomie revêt.une expression d'extase religieuse. On lui donne l'hallucination d'un carré rouge, et il éprouve consécutivement une sensation de vert. Dans ces cas, l'effet qu'on obtient est directement et isolément produit par l'action que l'observateur a exercée sur son sujet.

Supposons maintenant que le somnambule soit non un automate, mais une personne dont les sens et l'intelligence sont éveillés et même excités; les choses ne se passeront plus avec la même simplicité. Quand on lui donnera une impression quelconque, physique ou morale, ce que l'on observera à la suite ce ne sera pas toujours l'effet direct de l'impression, ce sera parfois l'effet du raisonnement, du commentaire auquel le sujet se sera livré à propos de l'impression qu'il a subie. Dans ce cas, l'expérience hypnotique ne sera jamais une expérience simple; à cause de ce retentissement de l'intelligence, elle sera aussi complexe que si elle était pratiquée sur une personne éveillée. Une malade en somnambulisme nous disait un jour « Quand on fait une expérience sur moi, j'essaye toujours de me rendre compte de ce que l'on cherche. » Une autre fois, remise en somnambulisme après une expérience, elle nous dit naïvement « Vous ai-je bien obéi? »

Tous les sujets que j'ai observés en somnambulisme je ne puis parler que de ceux-là conservaient leur personnalité intellectuelle et morale. Ils me paraissaient même plus éveillés que pendant la veille ordinaire. Mais cet état psychique offre plus d'une variété. Quelques-uns se rendent compte de leur état. G. sait qu'elle est en somnambulisme; elle le reconnaît à ce signe que sa mémoire est plus étendue que pendant la veille. D'autres, comme W. ont un sentiment confus de leur condition. « Dormez-vous? Non, je ne dors pas. Êtes-vous dans votre état naturel? Non, je suis sous votre puissance. » D'autres, enfin, comme Cl. déclarent catégoriquement qu'elles sont bien éveillées et dans leur état normal. Ces diverses réponses nous montrent quelle variété il y a d'un sujet à l'autre, et quelle imprudence on commettrait en essayant de caractériser leur état par les impressions subjectives qu'ils éprouvent. Certes, il est d'une bonne méthode d'interroger la somnambule sur ce qu'elle ressent, et de la considérer à ce point de vue comme une aliénée. Je suis complètement de l'avis de M. Féré sur ce point; on n'interroge pas assez les sujets, on ne les fait pas assez causer. On se contente trop d'expériences solennelles, faites devant plusieurs assistants. Il est bon de savoir ce que le sujet pense de son état Cependant, il ne faut pas aller trop loin dans cette voie, et prendre au pied de la lettre tout ce qu'il dit.

Examinons comment il est possible de savoir si les effets qu'on obtient en impressionnant le sujet résultent directement de l'impression exercée, ou sont produits par un acte intellectuel interposé.

Quelques opérateurs semblent croire que ce dernier cas se présente toujours, et on arriverait à cette même conclusion qui pour nous est exagérée si on interrogeait en somnambulisme des sujets qui ont été habitués à de nombreuses expériences. Un jour, m'adressant à G. sur laquelle on a fait à la Salpêtrière un grand nombre de fois la suggestion de monoplégie brachiale, j'ai voulu lui faire vider son sac et savoir tout ce qu'elle avait appris sur cette expérience

bien connue; je constatai qu'elle aurait pu faire un véritable cours sur les paralysies par suggestion. Elle sait que ce sont des paralysies psychiques, produites par l'imagination; elle sait aussi qu'on les provoque également par un choc sur l'articulation; elle sait que la zone d'anesthésie est aussi grande que la zone paralysée; elle sait que les réflexes sont exaltés, que le sens musculaire est perdu, etc. Elle connaît également les caractères de la contracture somnambulique, son mode de destruction et de provocation; elle connaît les phénomènes de contraste chromatique produits par les hallucinations colorées. Elle sait enfin comment on s'y prend pour endormir un sujet et le suggestionner, si bien que j'ai pu un jour lui donner en somnambulisme l'ordre d'endormir après son réveil la nommée Cl. son amie, et de la suggestionner dans un sens déterminé; l'expérience, qui a quelque importance au point de vue médico-légal, a réussi de tous points.

Doit-on en conclure que chez cette malade tous les effets hypnotiques qu'on produit maintenant sont les résultats de sa mémoire? Puisqu'elle connaît les signes physiques des paralysies motrices, en résulte-t-il que ces signes physiques sont produits maintenant par auto-suggestion? Est-ce aussi l'auto-suggestion qui explique ses contractures somnambuliques, ses sensations consécutives à la suite des hallucinations colorées, etc., etc.? Sur ce point, on ne peut rien dire de catégorique; il me paraît probable, cependant, que bien que le sujet connaisse ces phénomènes, ce n'est pas une raison pour qu'ils aient toujours et exclusivement une source psychique. Nous savons tous qu'un choc sur le tendon rotulien produit le réflexe du genou; est-ce une raison d'admettre que ce réflexe est produit uniquement par l'imagination?

Mais ce qui est certain, c'est que la première fois que l'expérience a été faite, la malade ne pouvait pas en connaître le résultat, et, par conséquent, le phénomène d'auto-suggestion n'a pu, dans certains cas, jouer aucun rôle. J'ignore comment ont été faites les premières expériences de paralysie par suggestion; mais je sais comment a été faite la première expérience d'image consécutive par hallucination colorée, car c'est moi qui l'ai imaginée et qui l'ai exécutée avec le concours de M. Richer, il y a bientôt trois ans. La malade, W. en ignorait donc le résultat. On peut donc, soit en opérant sur un sujet neuf, soit en faisant des expériences neuves d'une certaine nature, écarter l'auto-suggestion.

Nous dirons un mot aussi de la simulation, danger qui, sans être absolument imaginaire, a été beaucoup exagéré. Dans chaque expérience, l'observateur doit prendre des précautions spéciales pour n'être pas trompé. Nous nous sommes préoccupés de trouver un moyen général pouvant s'appliquer à toutes les expériences. Le suivant, que nous avons mis plusieurs fois à l'épreuve, mérite d'être recommandé.

Il faut partir de ce fait que la suggestibilité du sujet peut être démontrée par des expériences précises, par exemple celles des hallucinations on peut donc employer cette suggestibilité comme un moyen de déjouer la simulation. Nous suggérons à G. en somnambulisme que toutes les fois qu'elle dira un mensonge ou se livrera à quelque exagération, elle ne pourra pas s'empêcher de s'écrier Sapristi! Cette exclamation partira avec la fatalité d'un réflexe, et elle n'entendra aucun son, elle ne s'apercevra de rien. Nous créons ainsi un appareil avertisseur, destiné à nous donner un signal d'alarme toutes les fois que notre sujet voudra nous tromper. Pendant le somnambulisme, nous l'avons prise en flagrant délit deux ou trois fois. Nous voulions savoir si elle se rappelait tel événement de sa vie passée elle parut chercher et déclara catégoriquement que non. Puis elle ajouta machinalement « Ah! sapristi! » Pour s'assurer que l'appareil avertisseur continue à fonctionner, il suffit de donner de temps en temps une suggestion de mensonge. Par exemple, nous ordonnons à la somnambule de nous affirmer au réveil qu'elle a déjà dîné, ce qui est faux. Au réveil, nous lui disons « Avez-vous faim? Non, j'ai déjeuné, je vous assure que j'ai déjeuné. Ah! sapristi! »

10. En terminant, nous voulons dire un mot sur la valeur des expériences négatives. Les nombreuses discussions qui s'élèvent chaque jour entre les personnes qui s'occupent d'hypnotisme peuvent se ramener à la formule suivante. M. A., ne réussissant pas à reproduire le phénomène observé par M. B., déclare que M. B. s'est trompé. La question est de savoir si, en fait d'hypnotisme, les expériences négatives sont contradictoires. Les règles de l'expérience négative ont été très exactement fixées par Stuart-Mill dans le chapitre de la Logique où il parle de la méthode de différence; la méditation de ce chapitre aurait épargné bien des erreurs aux médecins et aux philosophes qui s'occupent d'hypnotisme.

Disons d'abord que les expériences négatives ne doivent être, en général, acceptées qu'avec circonspection. Souvent, on ne réussit pas parce qu'on ne sait pas s'y prendre, et une expérience négative est seulement une expérience ratée. Qu'on se reporte à mon expérience de suggestion donnée en somnambulisme et devant se réaliser en catalepsie; le premier essai échoua; si je m'en étais tenu là, aurais-je eu le droit de dire que l'on ne peut pas donner à une grande hypnotique une suggestion de ce genre? Non, à coup sûr. J'aurais commis une erreur en généralisant une expérience qui n'était qu'un échec. L'expérience négative n'est sérieuse que lorsqu'elle a été prolongée longtemps, reprise, modifiée de cent façons, sur un grand nombre de sujets différents. Ajoutons aussi que ce qui peut donner de la valeur à l'expérience, c'est l'autorité de son auteur; la réputation scientifique d'un homme permet souvent de juger à sa véritable valeur le fait qu'il dit avoir découvert; on sait fort bien que pour certains savants, le monde visible n'existe pas; Gautier disait à ce sujet quelques mots très justes. Le sens artiste manque à une infinité de gens, même à des gens d'esprit. Beaucoup de gens ne voient pas. Par exemple, sur vingt-cinq personnes qui entrent ici, il n'y en a pas trois qui discernent la couleur du papier! Tenez, voilà X. il ne verra pas si cette table est ronde ou carrée. Toute ma valeur, ils n'ont jamais parlé de cela, c'est que je suis un homme pour qui le monde visible existe. » Ce que Gautier appelait le sens artiste, c'est le sens de l'observation.

Enfin, il est une règle de logique élémentaire c'est que l'expérience négative doit être faite dans les mêmes conditions que la positive. Il n'y a de contradiction que s'il y a identité d'objet. Un auteur dont on contredit les résultats se défait de son adversaire en lui démontrant qu'il a opéré dans des conditions différentes. En fait d'hypnotisme, il convient de distinguer deux ordres dé sujets, ceux qui sont hystériques et ceux qui ne le sont pas; et parmi les premiers, il faut distinguer la grande hystérie de la petite.

Supposons que l'expérience négative ait été faite dans des conditions irréprochables. Que vaut-elle? En physique, en chimie, elle est presque péremptoire. Un savant annonce telle réaction chimique; on la vérifie en se mettant dans des conditions rigoureusement identiques on obtient un résultat différent il y a contradiction. Il y a un des deux chercheurs qui s'est trompé.

Mais en physiologie et en pathologie, la contradiction est-elle possible? L'expérience ou l'observation négative d'un clinicien détruit-elle l'expérience ou l'observation positive d'un autre? En aucune façon car les phénomènes biologiques sont trop complexes pour qu'on soit certain d'opérer deux fois dans les mêmes conditions.

Si un médecin annonce qu'il a observé tel symptôme nouveau dans la fièvre typhoïde, un second médecin qui ne trouvera pas le même symptôme chez un typhique de ses malades n'aura pas, par ce seul fait, le droit de considérer l'observation de son confrère comme fausse. Il en est de même a fortiori pour les phénomènes psychologiques de l'hypnotisme. M. A. annonce tel fait; M. B., en se plaçant dans les mêmes conditions, ne le retrouve pas, cela ne prouve absolument rien. On peut dire plus cela ne prouve rien, alors même que les deux opérateurs ont agi sur le même sujet, car ce sujet a pu changer d'une expérience à l'autre.

Qu'en résulte-t-il? Est-il donc impossible de contrôler les expériences d'un observateur? Non, à coup sûr, mais ce n'est pas l'expérience négative qui doit servir de critérium définitif; elle n'est qu'une procédure préparatoire, quoique indispensable.

Nous pensons que si on a accordé, en matière d'hypnotisme, tant de valeur aux expériences négatives, c'est parce que les savants qui s'adonnent à ces études se laissent aller trop souvent à la manie de généraliser. A-t-on observé sur trois à quatre sujets une réaction quelconque, on s'empresse d'en faire une loi générale et ceux qui ne peuvent pas arriver à reproduire le phénomène mettent le même empressement à déclarer la loi fausse. Pour couper court à ces discussions stériles, le mieux serait de ne jamais légiférer et de présenter ses observations comme le résultat d'une série de recherches personnelles.


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