L'intelligence des animaux

Revue scientifique

En 1885, par Delbœuf J.

La Revue scientifique a bien voulu accueillir une communication que je lui ai adressée dernièrement sur l'Intelligence des animaux. Voici quelques faits nouveaux suggérés par la petite note qui a paru dans le n° du 10 octobre sur le chien de Sir John Lubbock.

La question de l'intelligence animale m'a toujours vivement préoccupé. Je suis de ceux qui croient fermement à la doctrine de l'évolution et qui, par conséquent, voudraient trouver des formes de transition entre l'homme et les animaux supérieurs. Anatomiquement et physiologiquement parlant, ces formes existent abondamment; au point de vue intellectuel, je dois avouer que, pour ma part, je n'en connais pas. Je ne puis pas, en effet, regarder comme comblant le fossé, les idiots, les crétins et les monstres. Je dirai même que l'on gâte la cause du transformisme en les faisant défiler comme preuves. Les animaux, même les plus simples, sont suffisamment armés pour la lutte et savent se conserver eux-mêmes et leur espèce. Les idiots sont des êtres imparfaits qui ne vivent que par les soins d'une philanthropie, à mon sens, mal entendue.
Évidemment on peut trouver ces formes de transition chez les sauvages. Mais les sauvages, même les plus abjects, placés le plus bas sur l'échelle de l'intelligence, possèdent le langage, c'est-à-dire un système de signes conventionnels, et quelques notions abstraites, par exemple, celles de bons ou de mauvais esprits, celle de nombre, etc. Sans doute les animaux ont leur langage, mais ce langage n'a pas l'air d'être conventionnel; je veux dire par là qu'un chien français correspond immédiatement avec un chien allemand ou anglais ou espagnol. Peut-être certains animaux, les fourmis, par exemple, ont un langage de cette espèce; il est même possible que les guerres de fourmilières à fourmilières proviennent d'une différence de langue, mais c'est là une vue toute problématique.

Je concilie volontiers ma foi absolue dans le transformisme avec l'absence de données expérimentales, en me disant que les formes de transition ont sans doute disparu. Il est certain, et l'ai démontré ailleurs qu'il devait en être ainsi, que les formes de transition tendent partout à disparaître, et les différences à s'accentuer. Ce qui se ressemble trop se fait la guerre: c'est l'inverse du proverbe vulgaire: Qui se ressemble s'assemble.
J'ai cependant encore une autre ressource. Je me dis que peut-être on s'y prend mal avec les animaux qu'on veut instruire. J'ai bien souvent admiré l'intelligence des animaux, du chien en particulier, sur cette réflexion qu'après tout nous ne leur parlions pas chien, que nous ne nous sommes jamais ingéniés à comprendre leur langage, tandis qu'eux, animés surtout par le désir de plaire, sont arrivés à comprendre et nos phrases, et nos gestes et notre physionomie. Dans l'article que j'ai rappelé plus haut, on voit que Sir Lubbock fait une réflexion semblable.
Certainement les montreurs d'animaux savants possèdent, pour entrer en communication avec leurs élèves, des méthodes que les profanes comme moi et d'autres ne connaissent pas ou appliquent mal. J'ai vu l'autre jour, dans un théâtre, des chiens qui faisaient gaiement et en dehors de l’œil du maître des choses vraiment merveilleuses; et je me disais, en les voyant, que le professeur qui formait de pareils artistes acrobates saurait peut-être, s'il voulait s'en donner la peine et s'il y prenait intérêt, leur apprendre aussi à compter et à faire, par exemple, une petite addition.

Quant à moi, j'ai voulu apprendre à compter à une jeune chienne griffon, très intelligente et très remuante, qui avait fait preuve de grandes aptitudes pour les tours d'agilité et même d'intelligence, pour distinguer, par exemple, la main droite de la main gauche. Voici en quoi consistait mon procédé; je lui mettais devant elle deux assiettes, l'une avec trois morceaux friands (sucre ou foie), l'autre avec quatre. Il lui était permis de manger les trois morceaux, mais non les quatre. Je ne suis jamais parvenu à lui faire faire la distinction abstraite, et au bout de peu de temps la pauvre petite bête, quand elle me voyait préparer les assiettes, serrait la queue entre ses jambes et se mettait à trembler. Elle n'avait pas de disposition pour les mathématiques.
J'ai possédé autrefois des oiseaux (tarins, serins et chardonnerets) très familiers. — Par parenthèse, j'ai une spécialité pour apprivoiser les oiseaux; un oiseau que j'achète aujourd'hui, le matin au marché, volera le jour même tout autour de moi pour prendre dans ma bouche sa nourriture. C'est une affaire de patience. — Ces oiseaux jouaient à cligne-musette avec moi. Leur cage était dans une chambre du premier étage; je descendais dans une pièce du rez-de-chaussée, je me cachais derrière ou sous un meuble, puis je les appelais; ils accouraient, me cherchaient, me trouvaient, je dois le dire, tout de suite, et venaient prendre dans ma bouche des grains de chènevis.
Si je tenais la bouche fermée, ils y donnaient de furieux coups de bec. Un jour même l'un d'entre eux se mit pour cela tellement en colère contre moi, je le crois du moins, qu'il tomba mort sur place. Je m'avisai de mettre cette familiarité à profit pour voir s'ils sauraient compter jusqu'à trois. Quand ils avaient trois grains de chènevis, je les effrayais en jetant un grand cri; puis nous recommencions le jeu. Je croyais qu'à la longue ils s'enfuiraient d'eux-mêmes après le troisième grain, ils ne l'ont jamais fait.
J'ai possédé un caniche, extrêmement intelligent, qui apprenait en fort peu de temps ce qu'on apprend d'ordinaire à ces sortes de chiens, et même autre chose encore. Par exemple, ma femme m'ayant appris qu'un chien qu'elle avait étant jeune fille jouait avec elle à cache-cache, j'avais enseigné ce jeu à mon chien en quelques minutes. Il s'agissait pour lui de trouver un mouchoir de poche que l'on cachait dans l'appartement. Il fallait voir avec quelle conscience grave le chien se tenait immobile dans un coin sans tourner la tête jusqu'au moment où on lui disait: Cherche! Il cherchait alors avec fureur, trouvait assez vite le mouchoir, le rapportait tout joyeux, puis de lui-même allait se remettre dans son coin.
Eh bien, à ce chien je n'ai jamais pu apprendre à compter jusqu'à quatre. Je mettais devant lui un morceau de foie auquel il ne devait pouvoir toucher qu'après quatre coups tapés sur la table. J'avais commencé par compter tout haut un, deux, trois, quatre. Il reconnut bientôt le son quatre et surtout l'intonation que j'y mettais, au point que si je comptais: un, trois, quatre, ou bien un, deux, un, trois, quatre, le résultat était toujours le même. Puis je comptai un, un, un, un, mais en conservant l'intonation finale, même succès. Puis je remplaçai la voix par les coups d'une règle contre la table. Le quatrième coup, frappé plus fort et avec un geste plus marqué, était pour lui le signal attendu et il le reconnaissait. Mais quand je m'astreignis à frapper les coups d'une manière bien uniforme, l'animal montra qu'il n'y était plus, et mes échecs successifs lassèrent ma persévérance.
Je pourrais rappeler aussi, à cette même occasion, un petit chien (croisé de loulou et d'épagneul), que M. Guyau, l'ingénieux moraliste, fera peut-être passer à la postérité, parce qu'il a cité de lui un acte des plus méritoires. Ma mère se levait de bonne heure et allumait elle-même son feu. Elle avait enseigné à Marquis — j'allais oublier de dire que c'était le nom de mon chien — d'aller chercher le bois au grenier. Il devait en quérir cinq morceaux, pas plus: c'était la règle. Le petit animal prenait le plus vif intérêt à l'opération, et montait et descendait l'escalier avec une rapidité à s'en briser les reins; or il ne cessait d'apporter le bois que lorsque ma mère lui disait assez! Un jour même, nous étions partis laissant le chien seul à la maison; que voyons-nous en rentrant? La chambre toute remplie de bois... Marquis, pour se désennuyer, avait trouvé charmant d'exécuter le manège du matin, et il avait vidé le grenier littéralement.

De ces faits, je ne veux tirer conclusion d'aucune sorte, ni surtout celle-ci, que les chiens ne seraient pas susceptibles d'acquérir la notion abstraite de nombre. Les insuccès d'un simple amateur comme moi dans l'art d'instruire les animaux ne prouvent pas grand chose. C'est pourquoi je voudrais voir un instructeur compétent et intelligent saisir la question de près et chercher à la résoudre. Tel est le but de ces lignes. Une pareille tentative, conduite avec intelligence et persévérance, vaudrait pour la science mainte expérience de laboratoire.


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