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Les moyens d'expression chez les animaux - Partie 1

Revue scientifique de la France et de l'étranger

En 1873, par Darwin C.


Émission des sons

Chez un très grand nombre d'espèces animales, et chez l'espèce humaine en particulier, les organes de la voix constituent un moyen d'expression d'une incomparable valeur. Lorsqu'une excitation intense agit sur le sensorium, les muscles du corps entier entrent énergiquement en contraction. Alors, si muet qu'il soit d'ordinaire, l'animal laisse échapper des cris violents et cela, quand bien même ces cris ne pourraient lui être d'aucune utilité. C'est ainsi que le lièvre et le lapin ne font jamais usage, que je sache, de leurs organes vocaux, si ce n'est poussés à bout par la souffrance le lièvre, par exemple, lorsque déjà blessé il est achevé par le chasseur, et le lapin lorsqu'il tombe entre les griffes du furet. Les chevaux et les bestiaux endurent la douleur en silence; cependant si elle dépasse certaines limites et devient excessive, et surtout si elle s'associe a la terreur, ils poussent des cris épouvantables. J'ai souvent reconnu de loin, dans les pampas, le dernier beuglement des taureaux agonisants pris au lasso et dont on coupait les jarrets. Les chevaux attaqués par les loups poussent, dit-on, des cris de détresse facilement reconnaissables.

Il est possible que l'émission de sons vocaux n'ait été primitivement qu'une conséquence involontaire et sans but des contractions des muscles thoraciques et laryngiens, provoquées par la douleur ou la crainte. Toujours est-il qu'aujourd'hui beaucoup d'animaux font usage de la voix en vue de buts raisonnés et divers, et aussi dans certaines circonstances où l'habitude paraît jouer le principal rôle. Les animaux qui vivent en troupe et chez lesquels la voix constitue un moyen de communication réciproque fréquemment employé, en font aussi plus volontiers usage, en toute occasion, que ceux dont les mœurs sont différentes. L'observation précédente faite par divers naturalistes est, je crois, parfaitement juste. Cependant cette règle souffre des exceptions bien marquées par exemple les lapins. Le principe de l'association, si fécond, si étendu dans ses conséquences, a dû, sans aucun doute, avoir aussi sa part d'influence. En vertu de ce principe, la voix d'abord employée comme un aide utile dans diverses circonstances qui excitaient chez l'animal des impressions de plaisir, de douleur, de rage, etc., est devenue plus tard d'un usage habituel, toutes les fois que ces mêmes sensations ou émotions se sont reproduites, soit à un moindre degré, soit dans des conditions entièrement différentes.

Chez un grand nombre d'espèces, les sexes s'appellent continuellement l'un l'autre pendant la saison des amours; il n'est pas rare que le mâle cherche ainsi à charmer ou à exciter sa femelle. Tel parait, du reste, avoir été l'usage primitif de la voix et l'origine de sou développement, ainsi que j'ai essayé de le démontrer dans ma Descendance de l'homme; l'emploi des organes vocaux aurait donc été d'abord associe au prélude de la plus vive jouissance que l'individu soit capable de ressentir. Les animaux qui vivent en société s'appellent souvent l'un l'autre lorsqu'ils sont séparés, et ils éprouvent manifestement une grande joie à se retrouver ensemble. Observez, par exemple, un cheval au moment où vous le rendez à son compagnon, qu'il réclamait en hennissant. La mère ne cesse d'appeler ses petits qu'elle a perdus; ainsi une vache beugle après son veau. Inversement les petits de beaucoup d'animaux appellent leurs mères. Lorsqu'un troupeau de moutons est dispersé, on entend les brebis bêler continuellement pour réunir leurs agneaux, et l'on peut voir avec quel plaisir ils se retrouvent. Malheur a l'homme qui s'aventure au milieu des petits des quadrupèdes sauvages de grande taille, si ceux-ci viennent a entendre un cri de détresse de leur progéniture! La fureur met violemment en jeu tous les muscles, y compris ceux de la voix; aussi voit-on divers animaux, sous l'empire de ce sentiment, émettre des sons qu'ils s'efforcent de rendre éclatants et rauques, sans doute pour frapper de crainte leurs ennemis ainsi fait le lion par ses rugissements, le chien par ses hurlements, etc. En même temps le lion dresse sa crinière, le chien hérisse le poil de son échine ils s'enflent ainsi et se donnent l'apparence aussi formidable que possible. Les mâles rivaux se défient, se provoquent de la voix, et s'engagent ainsi dans des luttes sanglantes, quelquefois mortelles. C'est de cette manière que l'usage de la voix a du s'associer à l'émotion de la colère, et devenir un mode général d'expression de sentiment, quelle que soit d'ailleurs la cause qui puisse l'exciter. D'autre part, nous avons déjà vu qu'une vive douleur provoque de même des cris violents, qui amènent par eux seuls une sorte de soulagement c'est ainsi que l'usage de la voix a dû s'associer aussi à la souffrance, de quelque nature qu'elle puisse être.

Pourquoi les diverses émotions et sensations provoquent-elles l'émission de sons extrêmement différents? La réponse a cette question est bien difficile. Cette règle est d'ailleurs loin d'être absolue chez le chien, par exemple, l'aboiement de la colère et celui de la joie diffèrent assez peu, bien qu'il soit pourtant possible de les distinguer l'un de l'autre. Jamais probablement on n'expliquera d'une manière complète la cause ou l'origine de chaque son particulier à chaque état de l'esprit. Certains animaux ont pris, comme nous le savons, en passant à l'état de domesticité, l'habitude d'émettre certains sons qui ne leur étaient pas naturels. C'est ainsi que les chiens domestiques, et quelquefois même des chacals apprivoisés ont appris à aboyer. L'aboiement n'existe, en effet, chez aucune espèce du genre, si ce n'est, dit-on, chez le Canis latrans de l'Amérique septentrionale. On a vu de même certaines races de pigeons apprendre a roucouler d'une manière nouvelle et tout a fait particulière.

Dans son intéressant ouvrage sur la musique, M. Herbert Spencer a étudie les caractères que revêt la voix humaine sous l'influence des diverses émotions. Il a démontré clairement que la voix se modifie beaucoup, suivant les circonstances, sous les divers rapports de la force et de la qualité, c'est-à-dire de l'intensité et du timbre, aussi bien que de la hauteur et de l'étendue. Écoutez un orateur ou un prédicateur éloquent, écoutez un homme qui parle avec colère ou qui exprime une vive surprise, et vous serez certainement frappé de la vérité de l'observation de M. Spencer. Il est curieux de voir combien l'intonation de la voix devient expressive de bonne heure. Chez l'un de mes enfants, alors qu'il n'avait pas encore deux ans, je savais distinguer nettement, dans le bégaiement a peine articulé qui composait tout son langage, la nuance très affirmative par laquelle il disait oui, de l'espèce de plainte qui exprimait un refus obstiné. M. Spencer a démontré en outre que le langage passionné a des rapports intimes, a tous les points de vue que je viens d'indiquer, avec la musique vocale, et par conséquent avec la musique instrumentale; et il a essayé d'expliquer les qualités respectives qui les caractérisent par des raisons physiologiques, c'est-à-dire « par cette loi générale que tout sentiment est un stimulus incitateur d'une action musculaire ». On peut certainement admettre que la voix obéit à cette loi; toutefois, cette explication me parait trop générale et trop vague pour pouvoir jeter beaucoup de lumière sur les différences qui existent entre le langage ordinaire et le langage passionné ou le chant; elle n'explique guère que l'éclat plus grand de ce dernier.

La remarque précédente reste vraie, quelle que soit l'opinion qu'on adopte; soit que les diverses qualités de la voix aient pris naissance en parlant sous l'excitation de sentiments violents et se soient ultérieurement transmises à la musique vocale; soit (comme c'est mon avis) que l'habitude d'émettre des sons musicaux se soit développée d'abord, comme moyen de séduction, chez les ancêtres primitifs de l'homme, et se soit associée ainsi aux émotions les plus énergiques qu'ils pussent ressentir, c'est-à-dire à l'amour, à la rivalité, a la victoire. Certains animaux émettent des sons musicaux, c'est un fait bien connu, et dont le chant des oiseaux est un exemple commun et familier à tout le monde. Chose plus remarquable un singe, un gibbon, produit une octave complète de sons musicaux, montant et descendant l'échelle par demi-tons; aussi peut-on dire de lui que, « seul de tous les animaux mammifères, il chante ». Ce fait et l'analogie m'ont conduit à croire que les ancêtres de l'homme ont probablement commencé par émettre des sons musicaux, avant d'acquérir la faculté d'articuler le langage; d'où je conclus que, lorsque la voix humaine est mise en jeu par quelque émotion violente, elle doit tendre à revêtir, en vertu du principe de l'association, un caractère musical. Chez les animaux, nous pouvons parfaitement comprendre que les mâles fassent usage de leur voix pour plaire à leurs femelles, et qu'ils trouvent eux-mêmes du plaisir dans leurs exercices musicaux; mais il est impossible, jusqu'à présent, d'expliquer pourquoi ils produisent certains sons déterminés, et d’où vient la satisfaction qu'ils en retirent.

Il n'est pas douteux que la hauteur de la voix ne soit en rapport avec certains états de l'âme. Une personne qui se plaint doucement d'un mauvais traitement ou d'une souffrance légère parle presque toujours dans un ton élevé. Lorsqu'un chien est un peu impatient, il pousse souvent, parles narines, une sorte de sifflement aigu, qui nous frappe immédiatement comme une plainte; mais combien il est difficile de savoir si ce son est en effet essentiellement plaintif, ou si seulement il nous paraît tel parce que nous avons appris sa signification par expérience! Rengger a constaté que les singes (Cebus azarae) qu'il possédait au Paraguay exprimaient l'étonnement par un bruit qui tenait le milieu entre le sifflement et le grognement; la colère ou l'impatience par la répétition de son hou-hou sur un ton plus bas, grondant; enfin la crainte ou la douleur par des cris perçants. D'autre part, chez l'espèce humaine, de sourds gémissements et des cris aigus expriment également l'angoisse de la souffrance. Le rire est tantôt haut, tantôt bas ainsi, suivant une ancienne observation due à Haller, chez l'homme adulte, le son du rire participe des caractères des voyelles 0 et A (prononcées a l'allemande); chez l'enfant et chez la femme au contraire, il rappelle plutôt les voyelles E et I, qui sont, comme Helmholtz l'a démontré, plus hautes que les précédentes malgré cette différence, il exprime également bien, dans l'un et l'autre cas, la joie ou l'amusement.

En étudiant la manière dont les émissions vocales expriment les sentiments, nous sommes naturellement conduits à rechercher la cause de ce qu'on appelle en musique l'expression. Sur ce sujet, M. Litchfield, qui s'est si longtemps occupé des questions musicales, a eu la gracieuseté de me communiquer les observations suivantes « La nature de l'expression musicale est un problème auquel se rattachent un grand nombre de questions obscures, qui constituent jusqu'à présent, à ma connaissance, autant d'énigmes irrésolues. Cependant, toute loi qui convient à l'expression des émotions par des sons simples doit jusqu'à un certain point s'appliquer au mode d'expression plus développé du chant, celui-ci pouvant être considéré comme le type primitif de toute musique. Une grande partie de l'effet d'un chant sur l'âme dépend du caractère de l'action à l'aide de laquelle les sons se produisent. Dans les chants, par exemple, qui expriment une passion véhémente, l'effet dépend souvent surtout du débit impétueux d'un ou deux passages caractéristiques, qui exigent un vigoureux exercice de la force vocale on a souvent observé qu'un chant de ce caractère manque son effet lorsqu'il est exécuté par une voix d'une puissance et d'une étendue suffisantes pour pouvoir donner sans effort ces passages caractéristiques. Tel est, sans aucun doute, le secret de l'amoindrissement de l'effet que produit si souvent la transposition d'un chant d'un ton dans un autre. On voit donc que l'effet ne dépend pas seulement des sons eux-mêmes, mais de la nature de l'action qui les produit. Toutes les fois que nous sentons que l’expression d'une mélodie résulte de la rapidité ou de la lenteur de son mouvement, de sa douceur ou de son énergie, et ainsi de suite, n'est-il pas évident que nous interprétons en réalité les actions musculaires qui produisent le son, comme nous interprétons en général toute action musculaire? Ces considérations toutefois sont impuissantes à expliquer l'effet plus subtil et plus spécifique que nous appelons l'expression musicale du chant, le plaisir donné par sa mélodie, ou même par les sons séparés dont l'ensemble compose cette mélodie. C'est là un effet indéfinissable, que personne n'est parvenu, que je sache, à analyser, et que les ingénieuses spéculations de M. Herbert Spencer sur l'origine de la musique laissent entièrement inexpliqué. Il est en effet certain que l'effet mélodique d'une série de sons ne dépend pas le moins du monde de leur force ou de leur douceur, ni de leur hauteur absolue. Un air donné reste toujours le même, qu'il soit exécuté forte ou piano, par la voix d'un homme ou par celle d'un enfant, par une flûte ou par un trombone. L'effet purement musical d'un son quelconque dépend de la place qu'il occupe dans ce qu'on appelle techniquement une échelle, un même son produisant sur l'oreille des effets complètement différents, suivant qu'il lui arrive associé avec telle ou telle série d'autres sons.


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