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La simultanéité des actes psychiques - Partie 3

Revue scientifique

En 1887, par Paulhan F.

Ainsi, la condition la plus favorable au dédoublement de l'esprit paraît être l'application simultanée de l'esprit à deux opérations faciles et d'espèce différente. Des opérations de même espèce, deux multiplications, deux récitations (ou une récitation combinée avec le fait d'écrire une autre poésie), rendent l'opération plus incertaine et moins facile: cela se comprend aisément. Quand les éléments psychiques employés dans les deux systèmes sont les mêmes, les confusions sont plus faciles; peut-être les opérations d'arithmétique un peu compliquées doivent-elles leur difficulté spéciale à coexister avec une récitation à ce fait qu'elles s'accompagnent forcément de parole mentale.

Enfin j'ai essayé de réaliser une division encore plus marquée de l'activité intellectuelle en suscitant à la fois trois systèmes psychiques, par exemple, de la main gauche j'écris la suite de chiffres 1, 2, 3, S, 5, 6, 7, 8, 9, 0; de la main droite, j'écris un vers, et en même temps je récite. Les quelques expériences que j'ai faites en ce sens n'ont rien offert de bien intéressant. Elles ne vont pas sans hésitation, les deux mains ne marchent pas toujours tout à fait simultanément, surtout quand les lignes qu'elles ont à tracer ne se ressemblent pas, quelque-fois l'une entraîne l'autre; une fois aussi, un mot a passé du vers prononcé dans le vers écrit; le mot précédent était identique (c'était l'article le).

Comme je l'ai indiqué, l'attention oscille souvent dans les expériences que j'ai faites. Mais ce n'est pas là une raison de nier la simultanéité des deux faits de conscience. La conscience n'implique pas l'attention. Nous entendons souvent des sons sans que notre attention se porte sur eux; en ce cas, il arrive que nous ne les comprenions pas. Sans faire ici une théorie complète de l'attention, il est facile de voir par l'analyse en quoi ce cas diffère de celui où l'attention est en jeu. Un son que nous écoutons s'associe ou tend à s'associer à une grande partie d'éléments psychiques, de manière à éveiller des souvenirs, des idées, des sentiments, des images et des volitions, des images de mouvement; au contraire, un son perçu avec inattention n'éveille rien: les éléments psychiques sont, pour le moment, dynamiquement unis en d'autres systèmes qui ne peuvent admettre l'impression qui arrive et qui reste relativement isolée. Si le mécanicien d'un train voit un disque rouge dans une direction perpendiculaire à la voie, il arrêtera le train; mais, s'il ne fait pas attention, si par exemple son esprit est trop préoccupé d'une autre chose, c'est-à-dire s'il existe déjà en lui des systèmes psychiques en activité, il peut se faire que l'impression soit à peine perçue et qu'elle ne puisse arriver à susciter le système psycho-organique, qui doit aboutir à l'acte d'arrêter le train. Toutes les fois qu'une action n'est pas devenue purement organique, il peut se faire ainsi qu'elle exige, pour s'accomplir, un grand déploiement de force psychique, des associations nombreuses et plus ou moins bien coordonnées, avec une grande partie des systèmes psycho-organiques qui constituent le moi. C'est ce phénomène qui paraît au moins une partie essentielle de l'attention.

Mais l'attention portée sur un point n'exclut nullement l'existence simultanée d'autres phénomènes psychiques moins vifs et moins absorbants, dont nous avons une conscience moins vive, parce qu'ils sont reliés à un moins grand nombre d'éléments psychiques, mais qui existent cependant sous forme de faits de conscience. C'est ainsi, par exemple, que, tout en regardant un mot dans une page imprimée, nous en voyons confusément un certain nombre d'autres. Dans mes expériences, les deux opérations sont devenues assez organiques pour se poursuivre simultanément, parce qu'elles n'ont pas besoin d'éveiller pour s'accomplir, une portion importante du moi, c'est-à-dire parce que leur accomplissement ne s'accompagne pas d'un trouble psychique suffisant pour éveiller de nombreux complexus d'idées et de sentiments. Toutefois, dans les moments où, pour une raison ou pour une autre, quelque difficulté se présente, nous voyons ces associations de complexus se former et s'associer rapidement et momentanément, soit à l'une, soit à l'autre des opérations. C'est là proprement le phénomène de l'alternance de l'attention.

Il n'y a donc pas de doute, à mon sens, sur la possibilité de la simultanéité des opérations psychiques. Cela, d'ailleurs, s'accorde parfaitement avec la théorie générale qui remplace l'âme immatérielle par le fonctionnement d'une quantité de systèmes psycho-organiques coordonnés entre eux, de manière à présenter une certaine unité, mais une unité bien imparfaite. Il resterait à examiner si le dédoublement des opérations mentales est un fait normal, et quel rôle il joue dans notre vie à tous. Sans aller aussi loin que M. Bouiller, qui pense que toutes nos idées se conservent en nous à un état qui varie de la conscience claire au minimum de la conscience vague, il me semble qu'il y a bien souvent en nous divers systèmes psychiques en activité. M. Souriau a justement noté, dans sa thèse sur l'Invention, ce fait que souvent une idée nous vient pendant que nous en cherchons une autre. Nous assistons souvent à des luttes entre plusieurs systèmes psychiques qui s'éveillent en nous, et qui tous tendent à se compléter par des volitions différentes et qui ne peuvent coexister. Nous pouvons avoir, par exemple, à la fois le désir d'aller faire une promenade et le désir de rester à travailler. Ici, l'idée de l'air pur, des champs, du bien-être qui doit résulter de la marche, quelquefois un sentiment de fatigue intellectuelle, le besoin de faire agir les muscles, sont les éléments psychiques qui se coordonnent entre eux et qui tendent à compléter le système par l'éveil de volitions appropriées pour déterminer certains mouvements des bras et des jambes. Mais, d'un autre côté, l'intérêt d'une recherche, les idées que l'on a déjà sur un sujet, la vue des livres, du papier, de l'encre, le contact du porte-plume, le désir de trouver ou d'apprendre quelque chose sont non moins coordonnés et tendent à compléter le système par l'éveil de volitions déterminant la continuation de l'acte commencé. Les deux systèmes coexistent ou peuvent coexister pendant un certain temps; mais, comme dans les cas précédents, les associations avec un grand nombre d'antres éléments psychiques peuvent varier et se produire tantôt pour l'un, tantôt pour l'autre; c'est ce qui constitue l'oscillation de l'attention et aussi les hésitations de la volonté. Mais il ne s'ensuit pas qu'au moment où l'attention se porte spécialement sur l'un des deux, l'autre cesse de se manifester à l'esprit et cesse même absolument d'être conscient; nous en avons en général une conscience sourde, nous le sentons plus que nous ne le percevons, mais il est toujours en nous.

Si maintenant on songe à la quantité innombrable des systèmes psychiques à l'état virtuel qui coexistent en nous, si l'on pense à tous ceux qui sont éveillés à chaque moment par les impressions du dehors ou par les sensations intérieures, on sera porté à admettre, je crois, que la simultanéité des opérations psychiques est une règle qui n'a peut-être pas d'exceptions ou qui n'en a que de très rares, même chez les personnes les plus absorbées, et qui ont le don de l'attention porté au plus haut degré. Sans doute la plupart des opérations mentales qui s'accomplissent ainsi n'éveillent, si je puis parler ainsi, qu'une conscience locale, partielle, qui n'entre pas dans le grand courant de faits psychiques qui constituent ce qu'on appelle improprement le moi, — le moi réel étant beaucoup plus large, — mais il arrive assez souvent que ces opérations sont réellement perçues tout en éveillant assez peu d'éléments psychiques pour passer presque inaperçues et être complètement oubliées. Il y a un moment, et, tout en écrivant, j'ai entendu aboyer un chien dans la rue; il est probable que tout en entendant le chien je n'aurais pas fait attention à lui, et que je l'aurais déjà oublié si je n'avais remarqué au moment même qu'il m'apportait un exemple de ces excitations venues du dehors, qui déterminent une opération mentale simple, simultanée avec une opération mentale compliquée, à laquelle elle demeure étrangère. Ici l'opération mentale déterminée par l'audition de l'aboiement s'est compliquée parce qu'elle s'est combinée avec l'opération qui me dictait ce que j'étais en train de penser et d'écrire. Supposons que le bruit n'eût eu aucune signification pour moi, il passait presque inaperçu et était presque immédiatement oublié. Quelquefois même, l'impression nerveuse faite sur les sens n'arrive peut-être pas à déterminer une sensation, car une sensation est encore un phénomène assez complexe, exigeant un acte intellectuel. Et c'est ainsi que vivent et meurent en nous des quantités de systèmes psychiques qui se font, se défont, s'associent, se combattent et tendent à se réunir en un seul moi, sans jamais y parvenir. Il se forme, toutefois, une personnalité variable dont la base est l'unité systématique de l'organisme et qui se manifeste psychiquement par un sentiment, une impression particulière, le sentiment du moi. La personnalité psychique, complexus d'éléments psycho-organiques, s'associe plus ou moins ou tend à s'associer les phénomènes qui se produisent en nous; toutes nos sensations, toutes nos idées s'associent ainsi, s'unissent, entrent au moins en rapport avec les tendances qui forment le moi. Mais il arrive aussi et souvent que ces tendances se séparent et se dissocient: quand la dissociation est très forte, nous avons les cas cités par MM. Taine et Pierre Janet quand, au contraire, le groupe de tendances qui s'isole momentanément et vit, pour ainsi dire, en dehors de l'association systématique habituelle, quand il est moins considérable et moins complexe, nous avons les faits de la vie normale imparfaite, etc. Les faits que j'ai exposés ici rentrent dans ces dissociations partielles qui semblent être de règle chez l'homme, peut-être mettent-ils particulièrement en lumière le mécanisme de ces phénomènes dans lesquels il n'y a pas dédoublement du moi, à proprement parler, mais bien activité séparée et non harmonique de plusieurs systèmes psychiques.


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