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La simultanéité des actes psychiques - Partie 1

Revue scientifique

En 1887, par Paulhan F.

C'est une question très discutée encore que celle de la simultanéité des actes psychiques. M. Spencer, tout en représentant la conscience comme ayant essentiellement la forme d'une série, constate que des séries distinctes d'états de conscience peuvent coexister en lui et qu'il peut s'en manifester jusqu'à cinq à la fois. M. Ribot, d'après les expériences de Wundt, est porté à croire qu'il n'y a pas de simultanéité réelle des faits de conscience, mais une succession rapide, difficile à distinguer subjectivement de la simultanéité. Hamilton avait pensé autrefois que l'esprit pouvait avoir jusqu'à six impressions différentes; mais son opinion paraît considérée aujourd'hui comme manquant d'une base solide. Peut-être le problème n'a-t-il pas été bien posé et avec assez de précision. L'esprit peut-il avoir à la fois plusieurs impressions différentes? cela n'offre pas un sens suffisamment net; on a ingénieusement demandé si voir à la fois un cheval et un cavalier, c'était avoir une sensation ou deux sensations. Et, en effet, il faudrait préciser le sens qu'on attache aux mots: deux impressions différentes. Cela peut être très net, comme lorsqu'on hésite entre deux partis différents ou si l'on perçoit à la fois une couleur et un son; cela peut être très vague, si l'on veut, par exemple, à la fois prendre la carafe et verser de l'eau, ou si l'on perçoit plusieurs couleurs ou bien plusieurs sons à la fois.

En un sens, il n'est pas douteux que l'esprit ne puisse avoir à la fois un certain nombre de sensations; on ne peut guère nier que nous n'ayons à la fois des impressions provenant de plusieurs sens ou des organes du corps. D'ailleurs, l'audition seule d'une note musicale est un phénomène très complexe, et l'audition simultanée de plusieurs instruments qui ne peut guère être niée est plus complexe encore. Nous avons certainement, en ce cas, plusieurs sensations à la fois. En ce moment, j'écris avec de l'encre noire sur une feuille blanche, posée elle-même sur un cahier de papier buvard rouge; ces sensations sont différentes, et deux d'entre elles au moins sont simultanées. Il est inutile d'insister sur ce point, le fait seul de la complexité d'une sensation implique qu'il est possible que plusieurs impressions différentes arrivent en même temps à la conscience. De même, en trempant une main dans de l'eau chaude, une autre dans de l'eau froide; en prenant à la fois un corps rond et un corps à arêtes vives, on a à la fois des sensations différentes. Mais ces sensations ne se différencient pas toujours très bien, si l'on cherche à les considérer toutes deux à la fois. Tout au moins ne sont-elles pas aussi nettement perçues que si elles apparaissent successivement, ou si l'esprit néglige alternativement l'une aux dépens de l'autre. Si la conscience simultanée est fréquente, la connaissance l'est beaucoup moins. C'est que dans la connaissance claire, un plus grand nombre d'éléments psychiques est mis en jeu et forme un système dont l'impression reçue forme une partie. Dans la conscience obscure, au contraire, le travail psychique est bien moindre, et, bien qu'il y ait toujours un certain travail mental plus ou moins complexe et plus ou moins évident, ce travail, moins considérable, n'absorbe pas les forces psychiques au point de les empêcher de se partager. Lorsque les deux impressions peuvent être perçues à l'aide d'un même travail psychique, lorsqu'elles peuvent entrer comme éléments dans le même système mental, leur perception simultanée est encore bien plus facilitée; mais cette perception simultanée, nous n'en avons guère conscience. C'est ainsi que l'on a quelque-fois de la peine, quand on n'y est pas habitué, à distinguer le son de différents instruments qui jouent simultanément ou à séparer les harmoniques d'un son fondamental. Les diverses sensations arrivent à l'oreille et sont senties simultanément, mais elles sont englobées dans un même système psychique, elles paraissent ne faire qu'une seule sensation; de même, un cheval et son cavalier nous paraissent faire un seul tout, à cause des rapports de l'un avec l'autre, et parce que nous les traitons ensemble comme une unité que nous ne séparons pas dans nos opérations mentales. Mais si nous séparons les éléments des sensations complexes, si nous considérons à part tel ou tel instrument, tel ou tel son harmonique, ou si notre attention se porte spécialement vers le cheval ou le cavalier, ou vers telle partie de l'habillement du cavalier, ou vers tel détail des formes du cheval, il n'est pas douteux que la simultanéité ne soit altérée et que le nouveau système psychique qui se forme et qui comprend au nombre de ses éléments, non plus le cheval et le cavalier à la fois, ou bien tous les sons d'un orchestre, ou bien un son fondamental et ses harmoniques à la fois, mais bien un son harmonique ou le son d'un instrument en particulier ou telle ou telle particularité du cheval ou du cavalier — ne coexistera que difficilement avec un système où entrerait comme élément tel ou tel autre son harmonique ou tel ou tel autre instrument, etc.

Nous sommes ainsi conduits à considérer, non la simultanéité d'impressions ou de sensations en général, mais la simultanéité d'impressions entrant dans des systèmes différents, et la simultanéité de ces systèmes eux-mêmes, c'est-à-dire des complexus d'images, de sensations, d'idées, et de phénomènes inconscients qui forment les opérations de l'intelligence et de la volonté, qui constituent, en un mot, la vie de l'esprit.

Dans le domaine de la physiologie nerveuse où les actions sont mieux coordonnées, mieux organisées, la simultanéité est de règle. Les mouvements du cœur, la circulation, la respiration, la digestion, etc., bien d'autres actes encore accomplissement simultanément mais il est à remarquer d'ailleurs que les actions si diverses sont soumises à une sorte d'unité; elles contribuent toutes à la fois à l'entretien de l'organisme, elles forment un système très compliqué et fortement lié.

Dans la vie mentale, nous trouvons aussi des coexistences d'opérations différentes. Nous ne nous arrêtons guère de penser à ce que nous écrivons pour prendre de l'encre; une personne qui joue du piano interprète la note de la clef de sol et de la clef de fa et réagit d'une manière appropriée; quelquefois, certains mouvements aident plutôt à l'exercice de l'intelligence. Mais dans tous ces phénomènes, nous trouvons encore les traces d'un lien qui unit les opérations simultanées et différentes et leur donne une sorte d'unité; nous n'avons pas de dédoublement bien marqué des opérations mentales. Dans le premier cas, en effet, le fait de prendre de l'encre est manifestement lié à l'expression de notre pensée par l'écriture; il y a une coordination non douteuse entre les deux processus; dans le second cas, c'est probablement un excès de force nerveuse qui ne trouve pas à s'employer d'une manière systématique et qui se répand en des mouvements variés; le second mouvement est une dépendance du premier, et il n'y a pas plus de dédoublement qu'il n'y en a quand, à la fois, nous percevons une chose singulière et que nous faisons ces mouvements qui constituent le rire. De même pour les autres cas.

Il y aurait, au contraire, un véritable dédoublement si l'on pouvait, par exemple, à la fois faire un problème avec la main gauche et peindre avec la main droite. Il y aurait, en ce cas, deux systèmes d'idées et de mouvements distincts et sans grands rapports de dépendance et de finalité entre eux. Les états pathologiques ou semi-pathologiques offrent des exemples de dédoublement sinon aussi complets, du moins fort curieux. Tel est le cas des manifestations particulières rentrant dans ce qu'on appelle en général le spiritisme, étudiées par M. Taine, M. Charles Richet), M. Pierre Janet, et de certains phénomènes d'hypnotisme. Dans la vie normale, ou peut se demander si des dédoublements de cette nature, quoique moins accusés, sont possibles et s'ils sont habituels.

Pour répondre à la première question, la meilleure méthode est la méthode expérimentale. J'ai donc essayé de réaliser en moi la simultanéité des systèmes psychiques en action, et j'ai fait un certain nombre d'expériences, — cinquante environ, — dont je vais exposer les résultats. Ces résultats sont généralement le produit de séries d'expériences, dont les résultats partiels ont parfaitement concordé entre eux, ce qui m'a paru rendre inutile la continuation pendant un plus long temps des séries d'expériences. Peut-être y aurait-il intérêt à ce que des expériences analogues fussent reprises par d'autres psychologues, car sûrement les résultats partiels doivent varier d'un observateur à l'autre, et l'on n'en aurait peut-être que plus de certitude dans les résultats généraux.

J'ai commencé simplement par écrire des fragments de certaines pièces de vers, tout en récitant des fragments d'autres pièces. Peut-être devrais-je m'excuser auprès des poètes de faire servir ainsi des vers à des usages profanes; mais si j'ai pu m'en servir ainsi, c'est que je les savais par cœur pour les avoir lus et relus sans préoccupations scientifiques. J'ai fait ainsi plusieurs essais. J'écrivais, par exemple, du Racine en récitant à voix basse du Leconte de Lisle ou du Musset, ou du Victor Hugo. L'expérience réussissait, en général, sans trop de fautes; les deux systèmes de mots et d'images (j'avoue qu'il y a, pendant cette opération, moins d'images que de mots) ne se croisaient pas trop et se développaient chacun à part. Cependant, il arrivait quelquefois qu'un mot passait de la pièce récitée dans la pièce écrite. C'est ainsi que je me suis trouvé une fois avoir écrit cette ligne:

Célébrer avec vous la fameuse rigide journée,

qui représente un vers de Bacille, plus un mot d'un vers de Leconte de Lisle:

A la lueur de la cire qui brûle.


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