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La simultanéité des actes psychiques - Partie 2

Revue scientifique

En 1887, par Paulhan F.

D'autres fois, la confusion ne s'étend pas au mot entier, et quelques lettres seulement passent d'un système à l'autre; quelquefois, il se produit seulement une tendance sentie à faire cette confusion.
Quelquefois encore, c'est une lettre qui, se trouvant la même à la fois dans les deux fragments, entraîne après elle, dans le système qui aboutit à l'écriture, celle qui se trouve après elle dans le système psychique qui aboutit à la récitation.
Ainsi, en écrivant le vers:

Autour du vieil abbé couché sur son grabat,

j'écris an, pour commencer abbé, an étant le commencement du mot amour, qui se trouvait à ce moment dans le vers récité; d'autres fois, la cause de la confusion est plus cachée; ainsi, dans le vers:

On surprend un regard, une larme qui roule,

au lieu de l'u du mot nue, j'écris un q, provenant du vers récité « que l'ange de la mort », etc.; pourquoi ai-je mis un q? C'est assez difficile à dire, si l'on veut en trouver d'autres raisons que l'influence naturelle du mot prononcé sur l'action d'écrire. Cependant, la confusion a pu être facilitée par la ressemblance du q avec le g de regard au point de vue des mouvements à faire pour écrire ces deux lettres, ou encore par le fait que le mot qui est le second mot qui vient après une dans le vers écrit.

Mais, comme je l'ai dit, ces erreurs sont rares, à moins de rencontres fortuites, c'est-à-dire à moins que le même élément n'entre dans les deux systèmes, les confusions ne se produisent pas souvent. Les mots qui forment un vers, et les vers qui forment une pièce tiennent bien les uns aux autres; en général, tout en récitant, je me représente d'un trait un ou deux des vers que je dois écrire; après cela, je n'y pense plus, l'écriture suit machinalement. De temps en temps, je dois m’arrêter d'écrire; mais la récitation que je continue ne me gêne guère pour retrouver le fil de ce que j'écris. Les images des mots qui me servent à écrire sont généralement abstraites, et quelquefois auditives faibles; il y a alors une sorte de dictée intérieure auditive, qui paraît exister sans articulation par association des images auditives plus ou moins concrètes avec les mouvements de la main.

J'ai varié ces expériences en essayant de réciter deux vers à la fois; il est clair qu'il faut les réciter de manières différentes, — l'une à voix basse, par exemple, l'autre tout à fait mentalement. L'expérience peut se faire de plusieurs manières différentes. Je puis, par exemple, réciter une poésie en disant deux vers à la fois, l'un tout à fait mentalement, le suivant à peine articulé. Il m'est souvent arrivé, d'ailleurs, en récitant des vers presque mentalement, tout en marchant, que — involontairement — un vers apparaissait à mon esprit pendant que je disais le vers précédent. L'apparition était brusque et rapide, et la pensée devançait ainsi de beaucoup la récitation. En combinant, on peut arriver, par exemple, pour une pièce à rimes régulièrement entre-croisées, à articuler seulement les rimes masculines, ou les rimes féminines, les autres n'étant que mentalement imaginées. Il me faut, en général, beaucoup plus de temps pour articuler un vers que pour me le représenter mentalement, quand cette représentation mentale devient abstraite. Je puis aussi réciter à la fois deux pièces de vers différentes, en articulant l'une et en laissant l'autre dans le domaine de la représentation mentale; mais les deux récitations ne se font pas sans encombre et sans arrêt. L'attention oscille de l'une à l'autre, sans que toutefois, à ce qu'il me semble, la conscience des deux disparaisse complètement.

J'ai essayé encore de faire des opérations d'arithmétique, tout en récitant des vers. Par exemple, j'ai multiplié 45 924 par 835, en récitant des vers de Leconte de Lisle. Il y a eu une erreur dans deux chiffres d'un des produits partiels, et par suite du total. Toujours en récitant la même poésie, j'ai soustrait 76 322 241 de 98 543 458. Cela m'a donné lieu de faire la remarque suivante, qui peut contribuer en même temps à l'éclaircissement des phénomènes de la parole intérieure pendant la multiplication, et en récitant, je nomme mentalement les chiffres et leurs produits; je dis, par exemple, cinq fois quatre, vingt, etc. Pendant la soustraction, au contraire, la parole mentale a disparu (elle peut, en certains cas, être conservée), parce que l'opération est plus facile: la vue seule des deux chiffres est immédiatement suivie des mouvements appropriés pour écrire leur différence. La soustraction, très simple d'ailleurs, a été faite sans erreur.

Ainsi, l'observation directe paraît faire admettre la possibilité de la mise en activité simultanée de deux systèmes psychiques. Mais j'ai voulu préciser davantage et montrer les conditions de cette simultanéité, conditions dont nous aurons à discuter tout à l'heure la signification. Pour cela, j'ai noté le temps que j'employais, par exemple, à faire une multiplication, tout en récitant un certain nombre de vers, et j'ai noté, d'autre part, le temps qu'il fallait pour faire l'opération séparément et pour réciter séparément les mêmes vers. On peut voir ainsi si les deux opérations, effectuées simultanément par l'esprit, prennent plus ou moins de temps que lorsqu'elles sont faites séparément. D'une manière générale, je suis arrivé à ce résultat, qui d'ailleurs était à prévoir, que plus une opération était simple, plus le temps gagné était considérable; en quelques cas, quand les opérations étaient relativement très compliquées, il y avait perte de temps plutôt que gain à faire ensemble les deux opérations.

Je multiplie 7 897 654 087 806 687 786 par 7. Sans récitation, l'opération me prend 62 secondes, et comme je me presse, je fais une erreur; avec récitation de 25 vers de 12 pieds, elle me prend 98 secondes. La récitation seule m'en prend 37 à 38, le total de la récitation et de l'écriture est donc de 99 à 100 secondes; avec les chances d'erreur, on peut le considérer comme sensiblement égal au temps qu'il me faut pour faire simultanément les deux opérations.

Je multiplie 1 321 242 131 221 241 211 par 2, d'abord sans récitation, puis en récitant 5 vers et demi, puis sans récitation de nouveau. La multiplication sans récitation me prend 11 secondes; la récitation seule, faite très vite, me prend 7 secondes. Les deux opérations sont faites simultanément en 12 secondes. Il y a donc un bénéfice net relativement considérable.

De même, je multiplie 421 312 212 par 2, l'opération me prend 6 secondes, la récitation de 4 vers de 12 pieds me prend également 6 secondes. Les deux opérations faites à la fois ne prennent aussi que 6 secondes. Il n'y a donc aucune perte de temps pour une des deux opérations à la combiner avec l'autre. Les résultats de toute une série d'expériences semblables ont été parfaitement concordants.

J'ai essayé aussi de faire deux multiplications à la fois, l'une en écrivant les chiffres du produit de la main gauche, l'autre en écrivant les chiffres du produit de la main droite. J'ai ainsi multiplié 33 213442 124 343 par 2 avec la main gauche, et 12 321 443 432 123 par 2 avec la main droite; les deux opérations, faites simultanément, m'ont pris 38 secondes.

La multiplication faite avec la main gauche, séparément, m'a pris 15 secondes; l'autre, 8 secondes. Il y a donc ici une perte de temps réelle. Afin de me rendre compte de l'influence que la répétition pourrait exercer, j'ai recommencé à faire simultanément les deux mêmes opérations, j'y ai employé 36 secondes. La différence n'est pas très sensible.

J'ai essayé encore d'appliquer le même procédé à l'acte d'écrire et de réciter simultanément un certain nombre de vers. J'écris les quatre premiers vers d'Athalie, en récitant 11 vers de Musset (de 12 pieds). Le tout me prend 40 secondes. La récitation seule m'en prend 22, le fait d'écrire 31 environ, ce qui donne un total de 53. Il y a donc une petite différence eu faveur des opérations simultanées. Enfin je récite à la fois mentalement des vers de Leconte de Lisle, et à voix basse le début d'Athalie — 8 vers de chaque pièce. L'opération double me prend 38 secondes, les deux opérations séparées m'en prennent 33. Il y a donc un retard pour l'opération double; le retard me parait en grande partie dû au trouble, aux hésitations et aussi à la nécessité d'observer ce qui se passe en moi, et de diviser ainsi l'attention, mais à de certains moments la simultanéité paraît évidente.

Il faut tenir compte de plusieurs chances d'erreur dans les expériences que je rapporte ici: d'abord la rapidité avec laquelle on récite peut varier d'un jour à l'autre; j'ai tâché par divers moyens de me garantir de cette cause d'inexactitude en contrôlant mes opérations les unes par les autres, et en régularisant autant que possible ma récitation. Une autre cause d'imperfection est la mesure du temps avec une montre à secondes et la nécessité de regarder moi-même l'instant où je commençais et l'instant où je finissais; ici encore, l'habitude et l'attention m'ont, je crois, mis à l'abri d'erreurs graves, ce que me paraît confirmer la concordance des résultats obtenus.

Enfin, un fait à considérer, c'est la nécessité de s'observer soi-même pendant la double opération, et non seulement de s'observer, mais de se préparer à voir le moment où l'opération finira; et de ne pas oublier celui où elle a commencé (ce qui, d'ailleurs, m'est arrivé deux ou trois fois); en réalité, il y a non seulement deux systèmes psychiques en pleine activité, mais encore deux ou trois autres systèmes secondaires qui sont faiblement en activité. Et cela ajoute encore à la preuve de la possibilité du dédoublement de l'esprit. Il est vrai que ces dernières préoccupations établissent un certain lien entre les deux autres opérations, mais ce serait aussi vouloir une impossibilité que vouloir une séparation absolue de l'esprit, sans une séparation du corps, et tant que le sang qui fait fonctionner les deux systèmes psychiques vient du même cœur, et qu'il est composé des mêmes éléments.


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