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Deux poisons à la mode : la morphine et l'éther - Partie 3

Revue scientifique

En 1885, par Regnard P.

Ecoutez ce que M. Daudet, dans un roman justement célèbre, dans l'Évangéliste, dit de cette passion nouvelle:
« Cette pauvre de Lostande... Encore une qui n'est pas heureuse... Tu as su la mort de son mari, cette chute de cheval aux grandes manœuvres?... Elle n'a pu s'en consoler... seulement, elle, pour oublier, elle a ses piqûres... Oui, elle est devenue... comment dit-on? Morphinomane... Toute une société comme elle... Quand elles se réunissent, chacune de ces dames apporte son petit étui d'argent avec l'aiguille, le poison... et puis, crac! sur le bras, dans la jambe... Ça n'endort pas; mais on est bien... Malheureusement, l'effet s'use chaque fois, et il faut augmenter la dose. »

Il est à remarquer d'ailleurs que le luxe qui tend à s'introduire partout a déjà envahi la morphinomanie. La petite seringue à injection, qui permet de pousser la morphine sous la peau et d'éviter le goût amer qu'elle laisserait dans la bouche et les nausées qu'elle occasionnerait, la petite seringue de Pravaz a reçu d'ingénieuses et artistiques modifications.

Il a d'abord fallu la rendre facilement transportable en même temps qu'on la dissimulait aux yeux. Je me suis adressé à un grand fabricant d'outils de chirurgie de Paris, et il a bien voulu mettre à ma disposition l'arsenal de la morphinomanie moderne, tel que le goût, le luxe ou l'esprit imaginatif de ses propres clients le lui a fait fabriquer.

Voici d'abord la seringue contenant un centigramme de morphine, telle que l'emploient les médecins; elle est un peu délicate, difficile à manier et difficile à cacher: elle ne sert qu'aux morphinomanes sans vergogne, à ceux qui ont pris leur parti et qui sont fiers de leur vice.

Mais en voici une autre adroitement cachée dans un porte allumette de poche: à côte d'elle vous voyez un petit flacon qui contient la dose de poison nécessaire pour l'après-midi.

Ici, c'est un faux porte-cigare qui contient tout ce qu'il faut pour injecter le poison.

Ce long étui est un raffinement. Il est peu commode, au milieu d'une réunion, d'aspirer la morphine dans la seringue avant de se faire une piqûre: les morphinomanes ont inventé de remplir d'avance une seringue très longue qu'ils portent toute amorcée dans leur poche; de temps en temps ils se font une piqûre, et n'ont qu'a pousser un peu le piston chaque fois jusqu'à ce que, le soir, la seringue se trouve vidée.

J'ai là de petites seringues en or contenues dans un flacon à sels anglais: voici un étui en argent qu'on dirait destiné à renfermer un nécessaire à broder: ouvrons-le, il contient une adorable petite seringue en or et un flacon de poison. Entre morphinomanes du grand monde, on se fait des cadeaux selon ses goûts, et il se fabrique aux environs du jour de l'an des seringues et des flacons à morphine émaillés, couverts d'emblèmes et de gravures, dans des étuis chiffrés et armoriés; l'un de ces bijoux, commandé l'année dernière par une riche morphinomane, pour une de ses collègues en toxicomanie, a atteint le prix de 350 fr.

Je ferais une énumération incomplète, si, en terminant cette revue, je ne vous montrais cette seringue énorme qui peut contenir un centilitre de poison: elle est aux bijoux des dilettantes de la morphine ce qu'une pièce de marine est à un petit canon de montagne: celle-ci sert à un malade que je connais et dont je vous parlerai longuement.

Ainsi, la morphinomanie n'est pas toujours le résultat de la douleur ou du chagrin; bien des gens se morphinisent comme d'autres fument, boivent ou font de la musique: pour tuer le temps, pour se désennuyer, pour remplir par des rêvasseries vagues le vide que laisse l'oisiveté, dans l'existence des inutiles: c'est de cette manière qu'au moment même où je vous parle, s'empoisonnent paisiblement le fameux Tout-Paris, et probablement aussi le Tout-Londres et le Tout-Berlin.

Après cet exposé des causes de la monomanie morphinique et avant de vous en montrer les terribles effets, il me semble logique d'examiner encore quelques points d'étiologie.

Et d'abord, les hommes sont-ils plus souvent morphinomanes que les femmes? A s'en tenir aux statistiques imprimées, oui. Sur 100 morphinomanes, on ne rencontre guère que 25 femmes. Mais que celles-ci ne se hâtent pas de triompher. Tous les praticiens disent, d'accord, qu'elles sont plus nombreuses, seulement elles sont plus dissimulées; un auteur que j'ai là sur ma table dit plus menteuses; je n'aurai garde de le citer. La vérité est qu'une fois adonnées à leur vice, elles se laissent aller absolument; l'état de trouble intellectuel où elles tombent n'entrave pas leur existence comme celle d'un homme obligé de gagner sa vie; elles ne consultent pas de médecin et alors on ne les compte pas dans les statistiques.

Une chose curieuse, c'est que, sur 100 morphinomanes, on compte 51 personnes touchant à l'exercice de la médecine: docteurs, étudiants, infirmières, sœurs de charité ou diaconesses; cela s'explique assez bien, étant donnée la facilité qu'ont ces gens à se procurer l'attirail nécessaire aux injections de morphine.

Il est donc bien agréable de vivre sous l'influence de ce poison, puisque tant de gens s'exposent pour cela aux périls les plus graves? A cela, je réponds non, au début. Il en est de ce vice comme des autres, les commencements en sont pénibles. Qui ne se souvient avec amertume de son premier cigare? Quel ivrogne n'a pas grimacé à son premier verre d'absinthe, qui depuis... Eh bien, messieurs, pour la morphine il en est de même; les premières injections font mal; la piqûre est douloureuse, souvent il survient des nausées, des vomissements, et cela est fort heureux, car bien des gens s'en tiennent là.

Mais, il faut bien l'avouer, l'accoutumance se fait assez vite, le mithridatisme s'établit, et les effets désagréables du poison s'atténuent et disparaissent. La pénétration de la morphine produit presque immédiatement alors une sorte de vague général et délicieux, un anéantissement de l'être qui fait instantanément disparaître les réalités extérieures et les remplace par une rêverie béate; au début même, l'esprit semble plus vif, plus acéré. C'est là, vous le concevez, un état comparable à celui que peut donner à un homme d'esprit et à un causeur agréable une légère pointe de vin.

Les douleurs physiques et morales disparaissent, les chagrins sont oubliés pour un temps. « Vous connaissez, dit M. Ball, le fameux monologue d'Hamlet et le passage où le prince s'écrie que, sans la crainte de l'inconnu, personne n'hésiterait à se soustraire aux chagrins de la vie quand il suffit, pour entrer dans le repos, d'une pointe acérée. Eh bien, cette pointe acérée dont parle Shakespeare, cette aiguille libératrice, nous la possédons; c'est la seringue de Pravaz. D'un coup d'aiguille vous pouvez effacer les souffrances de l'esprit, les injustices des hommes et celles de la fortune, et l'on comprend dès lors l'empire irrésistible de ce merveilleux poison. »

Malheureusement il en est, vous ai-je déjà dit, de la morphine comme de l'opium; il faut sans cesse augmenter les doses pour obtenir les mêmes effets. On débute par un centigramme par jour, mais il faut bientôt doubler, puis tripler, sinon l'effet est fugace. Au bout de quelques semaines, deux ou trois mois au plus, la morphinomanie est établie, on ne peut plus lui échapper.

C'est à tout instant qu'il faut injecter le poison, sinon le bien-être est remplacé par un affreux supplice. C'est alors que les malheureux maniaques sont obligés d'avoir toujours sur eux la seringue et la fiole, et tout cet arsenal que je vous montrais. Au milieu d'une promenade, saisis par leur rage ou leur malaise, on les voit s'arrêter et se retirer dans quelque massif. D'autres prennent subitement une voiture pour pouvoir faire leur injection.

Telle grande daine se retire au fond de sa loge en pleine représentation, à l'Opéra; elle se sent s'alourdir, son esprit s'empâte, sa parole s'embarrasse, il lui faut sa morphine.

Un homme d'État, ministre d'une grande puissance européenne, se voit obligé, chaque fois qu'il y a conseil, d'emporter son nécessaire à morphine: il s'administre aussi une injection chaque fois qu'il doit prendre la parole.

Un médecin très occupé, qui a pris la malheureuse habitude de se morphiner, est obligé de prendre de grandes précautions le jour de sa consultation, sinon il se met à se lamenter et à larmoyer sur les maux que lui content ses malades, ce qui ne doit être pour eux ni une consolation ni un encouragement.

Un morphinomane, que j'ai eu longtemps entre les mains et dont j'avais même fait mon secrétaire, s'administrait quelques centigrammes de morphine sous mes yeux chaque fois que je lui donnais quelque chose à copier ou à lire.

Toutes les classes de la société sont ainsi ravagées, même les inférieures. Je me souviens d'un service d'hôpital auquel je fus attaché quelque temps comme interne, et dans lequel, à l'insu des chefs, on avait pris l'habitude de calmer les moindres douleurs par une injection de morphine: le hasard me rendit témoin du fait et je ne pus déraciner cette déplorable habitude qu'en résistant chaque soir aux supplications et en éloignant les malades les plus atteints.

D'un autre côté, et dans un tout autre monde, qui ne se souvient d'une pauvre duchesse morte misérablement à vingt-cinq ans, pour avoir cherché dans la morphine l'oubli des chagrins et des outrages dont on l'abreuvait?

Plutôt que de faire devant vous le tableau méthodique de l'état où tombent les morphinomanes, j'aime mieux vous exposer quelques observations qui vous montreront à quel point peut être poussé l'abus et quelle déchéance intellectuelle finit par frapper ceux qui le commettent.

M. C..., employé à l'Hôtel-de-Ville de Paris, eut vers 1869 une affection difficile à définir, mais qui ne devait être qu'une névralgie viscérale, peut-être une simple gastralgie; son médecin, pour le soulager, lui prescrivit quelques injections de morphine au creux de l'estomac. Le malade prit l'habitude de les faire lui-même, et naturellement il en abusa. Quand je connus M. C..., il se faisait environ 35 injections par jour, chacune de 10 centigrammes de chlorhydrate de morphine, en tout 3,50 gr. Or 10 centigrammes constituent une dose toxique qui tuerait d'un coup quiconque essayerait de la prendre d'emblée. — Les 3 grammes et demi de morphine étaient dissous dans 150 de liquide, si bien que le malheureux était obligé de se passer dans la peau une masse d'eau énorme qui formait sous elle des bosses grosses comme des oranges. Pour éviter les nombreuses piqûres que nécessitaient de pareilles manœuvres, M. C... se servait d'une seringue énorme que je vous ai montrée. La dépense que M. C... était obligé de faire chaque jour était telle qu'il avait épuisé toute sa petite fortune, et que ses appointements même devenaient insuffisants, le prix pharmaceutique de la morphine étant d'environ 2 francs pour une solution d'un gramme, soit environ 3000 francs pour la quantité colossale de 1 kilogramme et demi de poison que consommait par an ce malheureux. Or ses appointements étaient de 1200 francs, et il n'avait plus que cela. Il dut, dans ces conditions, entrer à l'Hôtel-Dieu, où il était placé dans une petite chambre à part. Son instruction relative, et surtout une superbe écriture, le faisaient employer par beaucoup de médecins ou d'étudiants à des travaux de copie ou de correction, grâce auxquels il pouvait adoucir un peu sa misère. C'est dans ces conditions qu'il travailla pour moi une année entière. Sur sa table étaient sans cesse la morphine et la seringue de Pravaz; au milieu même de ses écritures, on le voyait se troubler, puis subitement il se faisait une piqûre. Alors il semblait allégé d'un poids, et il se remettait à l'ouvrage pour une heure ou deux, au bout desquelles il recommençait.


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