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La morphinomanie - Partie 1

Revue scientifique

En 1884, par Ball B.

Messieurs,

Dans les deux conférences précédentes, j'ai cherché à vous montrer les effets de l'action prolongée de la morphine sur l'organisme humain. Après avoir examiné les modifications qu'elle apporte à l'état mental, au fonctionnement de l'intelligence et au sens moral, je me suis étendu sur les désordres physiques qui peuvent également en être la conséquence. Enfin je vous ai montré que la suppression du poison produit une autre série de phénomènes souvent aussi redoutables que les effets de l'abus lui-même.

Il nous reste maintenant à déduire, des notions que nous avons déroulées devant vous, les conséquences pratiques qui en découlent; car, médecin avant tout, nous ne saurions nous contenter d'étudier en simple naturaliste les malades qui nous sont confiés. Notre but est, je ne dirai pas plus élevé, mais plus humanitaire.

Je vais donc m'occuper du diagnostic et du pronostic de la morphinomanie. Nous terminerons ensuite, par l'étude du traitement, cette série de conférences.

Le diagnostic de la morphinomanie semblerait, à première vue, n'offrir aucune difficulté. C'est le malade lui-même qui vient au-devant de vous: il réclame les secours de la médecine, il fait des aveux que la famille s'empresse de compléter; il ne reste donc plus qu'à instituer le traitement.

C'est ainsi que les choses se passent en théorie, mais en pratique il en est tout autrement. Le plus souvent nous sommes trompés par les malades, et souvent aussi par leur famille. Il règne à cet égard une complicité singulière entre le morphinomane et son entourage; la mère, la femme, la sœur, les amis, cherchent à jeter un voile sur le vice qu'ils devraient dénoncer au médecin dans l'intérêt du patient. Au reste, pour qui connaît les habitudes des familles d'aliénés (et les morphinomanes se rapprochent à certains égards des aliénés), ces contradictions morales, ces défaillances de la logique et du bon sens n'ont absolument rien d'extraordinaire.

Il faut donc aborder le problème dans ce qu'il a de plus difficile; il faut saisir la question corps à corps et s'efforcer d'en résoudre les difficultés.

Je me supposerai donc en présence d'une personne tourmentée par un mal inconnu, ou qui, dans le cours d'une maladie ordinaire, vient réclamer les secours de l'art.

Dès le premier abord, on est frappé par je ne sais quoi d'étrange dans la physionomie: le teint blafard, les yeux caves, le regard éteint coïncidant avec une apparence d'hébétude et d'indifférence, qui répond assez exactement aux dispositions intellectuelles. Il existe, en effet, chez ces sujets, une paresse physique et morale des plus accentuées; et j'ai pu deviner l'abus de la morphine chez des gens autrefois très intelligents, par l'affaissement manifeste de leur activité générale et par l'engourdissement de leur esprit. En même temps, les fonctions de nutrition sont profondément altérées; il existe une perte d'appétit dont le malade se plaint vivement, ainsi qu'une constipation opiniâtre, et la maigreur générale correspond à cet état de choses.

Ces caractères, sans doute, sont très significatifs et suffisent déjà pour inspirer des soupçons légitimes mais ils peuvent manquer complètement; ils peuvent être remplacés par des symptômes tout opposés.

Il est, nous le savons, des morphinomanes qui conservent une apparence de santé, qui présentent une tendance à l'embonpoint, qui jouissent d'un excellent appétit, d'un appétit quelquefois exagéré, qui possèdent enfin une intelligence vive et une grande activité. C'est qu'en effet, chez les prédisposés, la stimulation produite par la morphine facilite le travail, surtout intellectuel, et chez les habitués, le travail n'est même possible qu'à cette condition. Pour surprendre la vérité, il faut alors suivre le malade; il faut se livrer à une observation minutieuse et longtemps prolongée. Il faut s'astreindre à passer de longues heures avec le sujet, et c'est alors qu'on observe ces alternatives de somnolence et d'insomnie, d'excitation et de dépression, qui caractérisent le morphinisme chronique.

Tantôt le malade, qui paraissait engourdi, se réveille tout à coup et manifeste une agitation insolite, avec des impatiences et des douleurs dans les membres. C'est que l'heure de la piqûre est arrivée: l'horloge a besoin d'être remontée.

Tantôt, au contraire, le sujet tombe à ce moment dans une somnolence plus ou moins profonde, il offre de l'irrégularité du pouls et la respiration est embarrassée.

Il est enfin des malades qui s'affaissent brusquement sur le parquet, dans un état presque syncopal, avec perte de connaissance, pour avoir laissé passer le moment où ils devaient s'administrer une injection. Mais ce qui se produit le plus souvent, c'est la dépression momentanée. On est auprès d'un homme intelligent, aimable, instruit; sa conversation est agréable et spirituelle. Les choses marchent bien pendant quelques heures; mais, à un moment donné, on voit changer sa physionomie; elle respire le malaise, l'inquiétude. Ne pouvant plus résister au besoin qui l'obsède, il disparaît sous un prétexte futile; quelques instants après il revient. Sa figure est transformée: l'animation, le bien-être, la gaieté, ont remplacé l'expression de fatigue et de mauvaise humeur qu'on lisait si clairement sur ses traits. Il vient de se faire une piqûre.

Il est d'autres sujets chez lesquels on observe une dépression permanente. La courbe de leur activité morale ne présente point d'oscillations: ils sont dans un état constant de tristesse, d'angoisse, d'abattement. A la paresse intellectuelle répond un état prononcé de faiblesse musculaire; ils ont des bâillements, des pandiculations; il est presque impossible de leur faire quitter le lit.

Ce sont là des indices qui peuvent mettre le médecin sur la voie du diagnostic. Mais un morphinomane adroit s'arrange de manière à n'être point surpris, et pour peu qu'il sache jouer son rôle, il conserve les apparences de l'intelligence et de la santé, évitant avec soin de se laisser voir aux moments où le masque tombe et où la vérité se montre dans toute sa nudité.

Pour sortir d'embarras, il est deux moyens de diagnostic, qui donnent au médecin la certitude absolue: le premier de ces moyens est excellent, le second est encore meilleur, s'il est possible.

Le premier moyen consiste à inspecter les téguments: les stigmates des piqûres répétées, l'état œdémateux des membres, les éruptions dont ils sont couverts ne peuvent laisser aucun doute dans l'esprit du médecin; mais, pour constater le fait, pour saisir le corps du délit, il faut obtenir la permission de voir les parties malades. Les morphinomanes réticents ne consentent jamais à les montrer, et ce n'est en quelque sorte que par surprise qu'on parvient à y jeter un coup d’œil indiscret. Un abcès se développe au niveau d'une piqûre malheureuse; il faut l'ouvrir; et c'est en donnant le coup de lancette que le Médecin s'aperçoit qu'il est en présence d'un morphinomane.

Mais on peut obvier à ces inconvénients par l'emploi du deuxième moyen, qui est infiniment supérieur au premier, car il ne nécessite pas le consentement du malade.

Nous savons que la morphine est éliminée par les urines; c'est donc là qu'il faut la chercher, et, dès qu'on l'a trouvée, on est absolument sûr que le vice existe; car la morphine éliminée doit nécessairement avoir été introduite dans l'économie. Il y a plus. Chez les malades en traitement, qui sont censés pratiquer l'abstinence, la présence de cet alcaloïde dans les urines suffit pour démontrer qu'ils trompent le médecin. Sans doute, chez un morphinomane qui commence à renoncer à ses habitudes, il existe une provision de morphine qui met six à huit, et même dix jours, à s'éliminer; mais, passé ce temps, s'il existe encore de la morphine dans l'urine, il est absolument certain que le malade continue à s'empoisonner (Levinstein).

Nous possédons dans l'analyse des urines un moyen certain de connaître à cet égard l'état réel des choses, non seulement chez les malades incorrigibles, mais aussi chez ceux qui cherchent à se corriger.

Le diagnostic est porté; voyons maintenant sur quelles bases nous pourrons asseoir le pronostic dans chaque cas particulier. Il faut d'abord se demander ce que deviennent les morphinomanes incorrigibles, ceux qui, l'habitude une fois contractée, ne peuvent jamais s'en défaire. Remarquons d'abord que, bien différents des alcooliques endurcis, les morphinomanes sont presque toujours obligés d'augmenter progressivement la dose. Le buveur incorrigible, l'ivrogne de profession, se contente habituellement d'une certaine ration d'alcool qui suffit à ses besoins pendant de longues années. Le morphinomane, au contraire, ne tarde pas à s'apercevoir que la dose primitive ne suffit plus pour produire l'ivresse, le calme et le bien-être: il s'injecte donc des quantités toujours croissantes de morphine et, parti de quelques centigrammes à peine, il arrive dans les cas excessifs à prendre deux ou trois grammes du poison.

Cette augmentation progressive de la quantité de morphine ingérée a pour conséquence immédiate et nécessaire une augmentation progressive de la cachexie. Le morphinomane vieillit, maigrit; ses traits s'altèrent, son appétit finit par s'éteindre, et ses forces diminuent de jour en jour. A cette progression incessante il n'y a qu'un terme: c'est la mort. Cependant la durée de l'évolution morbide varie considérablement selon les individus; plus d'un morphinomane a vécu pendant de longues années, jouissant en apparence d'une santé régulière; mais enfin le jour de la liquidation arrive, et il faut en finir.

Le plus souvent les malades s'éteignent dans le marasme le plus complet, dans un profond état de cachexie morale et physique. D'autres fois, c'est une affection intercurrente qui vient frapper la vie dans ses racines, et qui triomphe d'autant plus facilement de sa victime que depuis longtemps elle était affaiblie et minée par l'usage du poison.

Les morphinomanes marchent souvent à la phtisie pulmonaire; leurs tissus constituent un terrain favorable au développement de cette maladie.

Enfin il n'est pas rare de voir un morphinomane tomber brusquement, frappé de mort subite par arrêt du cœur. Il est aussi des sujets qui succombent aux effets d'une dose exagérée qu'ils ont prise, soit par inadvertance, soit volontairement.

Passons maintenant aux convertis, aux morphinomanes qui veulent absolument guérir. Ils parviennent toujours ou presque toujours à supprimer momentanément leur abus. Toute la question est donc dans la récidive.


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