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Deux poisons à la mode : la morphine et l'éther - Partie 1

Revue scientifique

En 1885, par Regnard P.

Mesdames, messieurs,

Quelqu'un disait un jour devant Fontenelle que le en café était un poison lent. — « Je m'en aperçois, repartit le spirituel académicien, car voilà bientôt cinquante ans que j'en prends chaque jour ».

Ce qui n'était chez l'élégant littérateur qu'une boutade, est, hélas! le raisonnement ordinaire de bien des gens qui, par ce seul fait que le danger ne les frappe pas vivement, se laissent mener au tombeau lentement, mais sûrement, comme à plaisir, et, vous allez le voir, quelquefois seulement pour obéir à la mode.

Certes, au temps où nous vivons, si l'accroissement de l'humanité se ralentit, et si les Académies en gémissent, il est loin d'en être de même des causes de notre destruction. Nous les voyons sans cesse menaçantes autour de nous. Le microscope, dirigé par le plus illustre de nos savants, nous montre dans l'air que nous respirons, dans l'eau que nous buvons, des milliards d'ennemis insaisissables, véritables bandes de pirates qui se jettent sur notre pauvre organisme. C'est le choléra qui vient de temps en temps faire dans nos rangs quelques éclaircies; c'est la peste qui nous menace par le Caucase entrouvert; c'est la diphtérie qui fauche nos enfants, la fièvre typhoïde qui terrasse nos jeunes soldats... Je n'en finirais pas, si je voulais être complet. D'ailleurs le génie humain s'en mêle; on ne sait où s'arrêteront les inventeurs de torpilles, de mitrailleuses, de fusils à magasin. Et voici qu'il s'établit dans tous les États de l'Europe et du nouveau monde des sectes aimables qui nous promettent de nous faire sauter de compagnie, si nous persistons à vivre dans l'impénitence et si nous refusons d'accepter leurs théories économiques.

Eh bien, messieurs, ce n'était pas assez. An milieu de nous, dans nos familles, il y a des gens qui s'empoisonnent tranquillement, par plaisir, par genre.

Vous en avez certainement entendu parler: ce sont les morphinomanes; ils ont déjà fait plusieurs fois leur apparition sur les bancs de nos tribunaux criminels. En Angleterre, ils sont accompagnés d'autres malheureux à qui les gins les plus frelatés ne suffisent plus, et boivent de l'éther; sortes d'alcooliques perfectionnés, qui, par la voie scientifique du progrès, succèdent à nos simples ivrognes français, de la même manière que les morphiniques dérivent des thériakis de l'Orient et des fumeurs d'opium de la Chine.

Cette assimilation est parfaitement justifiée; non seulement par l'analogie chimique des poisons, mais aussi par celle de leur effet physiologique, et par l'identité des causes sociales qui donnent naissance à l'empoisonnement.

Nos pères d'Asie, en effet, qui nous ont déjà légué bien des maux, avaient gardé jusqu'à présent pour eux le goût singulier qu'ils professent pour l'opium ou ses dérivés.

Il y a fort longtemps qu'on fume de l'opium en Chine et qu'on en mange dans le Levant. Laissez-moi donc vous dire un mot des ancêtres des morphinomanes; vous n'en comprendrez que mieux l'histoire de ces derniers.

A bien calculer, la manie de manger de l'opium diminue plutôt qu'elle n'augmente parmi les musulmans. Zambaco, qui a longtemps habité l'Orient, nous en donne la raison. Le Turc cherchait dans l'opium une sorte d'ivresse, d'anéantissement délicieux, qu'il trouve aujourd'hui plus facilement dans le champagne ou le bordeaux. Ce dernier procédé lui apporte d'ailleurs en plus les plaisirs de la dégustation, les jouissances du palais, que l'opium ne lui fournissait guère. Cela tient à ce que l'esprit religieux diminue un peu là-bas comme ici, et ceux-là mêmes qui redoutent de rompre ouvertement avec le Coran, tâchent de s'accommoder avec lui. Du temps de Mahomet, ni le rhum ni le cognac n'étaient inventés; il ne les a donc pas défendus. Or ce qui n'est pas défendu est permis, et tel musulman qui considère le vin comme si impur, qu'il n'oserait y toucher même avec sa main, se grise à fond avec de l'eau-de-vie sans croire compromettre pour cela sa part de paradis.

Mais les hommes religieux, les ulémas surtout, ne raisonnent pas ainsi: ils en sont restés à l'opium. Ils le prennent sous forme de boulettes de 5 à 10 centigrammes qu'ils ont sur eux dans de petites boites en or, où ils puisent de temps en temps. C'est surtout après le repas, quand la digestion est commencée, qu'ils prennent leur drogue favorite, un peu comme chez nous on prend du café ou du thé.

L'effet primitif est loin d'être le sommeil, comme on pourrait le croire, c'est plutôt une sorte d'excitation intellectuelle et physique qui rend l'Oriental (par lui-même si triste), turbulent, bavard, excité et querelleur.

Barallier raconte qu'un pilote du Bosphore qui était thériaki se voyait obligé d'avaler quelques pilules chaque fois qu'il avait à subir une grande fatigue; il devenait alors d'une adresse admirable, tandis que, s'il était privé de son excitant ordinaire, il commettait mille bévues et devenait des plus dangereux.

Les Turcs ne se contentent pas de manger de l'opium, ils en donnent à leurs chevaux:
« je venais, dit Burns, de voyager toute la nuit avec un cavalier du pays. Après une marche fatigante d'environ 30 milles, je fus obligé d'accepter la proposition qu'il me fit de nous arrêter quelques minutes. Il employa ce temps à partager avec son cheval épuisé une dose d'opium d'environ deux grammes. Les effets de cette dose furent bientôt évidents pour tous les deux; le cheval finit avec facilité une journée de 40 milles, le cavalier devint plus actif et plus animé. »

Malheureusement, pour entretenir cet état factice, il faut sans cesse augmenter les doses et alors survient la deuxième période de l'opiophagie, celle de l'abrutissement.

Les thériakis se réunissent pour se livrer à leur vice, ceux de la haute société chez eux, les gens du peuple dans des cabarets spéciaux.

« Douze Turcs, dit Landgiorgia, étaient assis à un divan; après le dîner, on servit le café, puis on prit l'opium. Bientôt les effets de cette substance se sont déclarés. Les uns, parmi les jeunes, ont paru plus vifs et plus gais que de coutume: ils se sont mis à chanter et à rire. Les autres se sont levés avec fureur de leur canapé, ont tiré leur sabre et se sont mis en garde sans pourtant frapper ni blesser personne. Les soldats de police étant survenus, ils se sont laissé désarmer, mais ils ont continué à crier. D'autres enfin, plus âgés, sont tombés dans la stupidité et la somnolence. L'un d'eux, septuagénaire, qui était ambassadeur, est resté insensible aux cris et aux cliquetis des sabres; il n'a pas plus bougé que s'il était de marbre; ses yeux étaient entrouverts, il voyait, il sentait, mais il était devenu incapable de se mouvoir ».

On est rarement témoin de ces scènes, les gens du monde se cachant des étrangers pour s'y livrer; mais il est facile, au contraire, d'étudier les gens du peuple dans les cabarets d'opium.

« Il existe encore à Stamboul, dit Zambaco, un café spécialement affecté aux opiophages de la basse classe. Là, dans un demi-jour, rangés sur les bancs rigides fixes aux trois murs de la boutique, ils se livrent à la ronde dans un morne silence à leurs rêvasseries. Si un observateur jette en passant un coup d’œil dans cette boite de la paresse, il assiste à un spectacle que la photographie pourrait seule rendre fidèlement. Des têtes de tous les types, coiffés de turbans de formes infinies, blancs ou verts, confectionnés avec des tissus unis ou finement brodés, enroulés à plat ou tordus autour d'un fez, des yeux bridés, voilés par des paupières plus ou moins entrouvertes selon le degré du narcotisme et de l'abrutissement, des têtes à expressions variées, renversées et s'appuyant sur le mur, sur l'épaule du voisin ou bien retombant de toute leur lourdeur sur la poitrine et oscillant d'une manière cadencée dans le sens vertical ou horizontal; ou bien appuyées sur les deux mains, les coudes étant posés comme des piliers sur les genoux, des bouches souvent entrouvertes et bavant, ou bien les lèvres battant en soupapes à chaque expiration, des ronflements gutturaux troublant parfois cette réunion d'êtres d'outre-tombe qui offre l'aspect lugubre d'une agonie en masse... tel est le tableau imparfait de cet eldorado des afioudjis. »

C'est d'ailleurs à fort peu près le même spectacle que nous donnent les fameuses tabagies d'opium de l'extrême Orient.

En Chine, en effet, et dans la Malaisie, on ne mange pas l'opium, on le fume: c'est un fait connu de tout le monde et sur lequel je n'insisterais pas s'il n'y avait quelque intérêt à vous montrer jusqu'où peut aller une pareille calamité, et par conséquent ce dont nous sommes menacés, si l'amour de la morphine continue à prendre chez nous la même intensité.

Il y a quelques centaines d'années, l'opium était, dans l'empire du Milieu, un grand luxe réservé aux mandarins, qui ne se cachaient pas pour en faire usage, mais qui l'interdisaient à leurs administrés. Tout au plus en faisaient-ils honneur à leurs invités et surtout aux étrangers. Depuis on en a beaucoup usé, et, dès 1840, l'abus avait atteint ses dernières limites. Vous le savez, il y a à cela une raison économique que je ne craindrai pas d'appeler abominable. Les Chinois n'acceptent guère en payement de leurs produits que de l'or et de l'argent en monnaie ou en lingots: les espèces ainsi introduites dans l'empire n'en sortent plus, et c'est un véritable drainage que subissent par ce fait l'Europe et l'Amérique.

Une nation voisine de nous et dont les possessions indiennes fournissent des quantités prodigieuses d'opium, a forcé la Chine, dans des traités célèbres, à accepter l'entrée de cet opium chez elle, et à le payer en lingots et non en marchandises: l'empire se voit ainsi obligé de dégorger une grande partie de l'argent tenu en réserve. Vous aurez une idée de l'importance de cette opération, quand vous saurez qu'aujourd'hui encore ilentre annuellement en Chine 70 000 caisses d'opium indien, valant au moins 300 millions de francs. Pour 300 millions de poison ingurgité par droit de gerre à tout un peuple! Ajoutez à cela la réalisation de la prédiction de Fauvel, c'est-à-dire le choléra instantanément apporté à des milliers d'Européens pour que quelques ballots de coton arrivent un peu plus vite à Londres, et vous vous étonnerez peut-être que ce soient les mêmes hommes, auteurs de ces calamités, qui ont fait des lois draconiennes contre tout savant qui essayerait sur un animal une expérience destinée à soulager l'humanité; les mêmes qui, il y a peu de temps encore, condamnaient à la prison un célèbre médecin, parce que, dans un congrès d'hygiène, voulant montrer les désastres de l'absinthisme, il avait tué... un lapin.

Quoi qu'il en soit, les Chinois fument l'opium, dès l'âge de vingt à vingt-cinq ans. Ils se servent pour cela de pipes de différents modèles dont je mets quelques échantillons sous vos yeux. L'opium, roulé en petites boules, est placé sur le fourneau au moyen d'une aiguille, puis enflammé à une lampe.


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