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La lutte des âges - Partie 1

Annales de l'Institut international de sociologie

En 1902, par Worms R.

Les quelques pages que nous publions ici n'ont d'autre but que d'attirer l'attention sur une des formes les moins remarquées de la compétition sociale. Le principe de compétition a, dans la vie collective, une importance sensiblement égale à celle du principe de solidarité. Directement opposés l'un à l'autre, ils paraissent également anciens et également durables. Il semble qu'on ne puisse concevoir une société d'où l'un d'eux serait complètement exclu. La coexistence de cette thèse et de cette antithèse est l'une des bases de tout le fonctionnement social.

Or, les applications du principe de compétition sont nombreuses. On en a déjà étudié plusieurs d'une façon très sérieuse. C'est d'abord la lutte des diverses sociétés entre elles. C'est également, au sein d'une même société, la lutte des races, celle des religions, celle des partis, celle des classes. C'est aussi, en un sens plus subtil mais non moins scientifique, celle des sexes. Mais, à côté de cette dernière, il en est une autre, qu'on oublie trop volontiers et que nous croyons devoir signaler: la lutte des âges.

Mais qu'est-ce que les âges? En quoi consistent, avec précision, ces unités? Essayons de fixer la notion que la sociologie doit s'en faire.

Bien entendu, ici comme toujours, il ne peut s'agir que d'une notion relative. Les âges ne sont rien d'absolu. Ils ne sauraient se définir que les uns par rapport aux autres. Seulement, dans ces définitions, chacun met ce qu'il veut. Et, comme les définitions de mots sont libres (suivant une règle bien connue), on peut dire que ces diverses manières de définir les âges sont également légitimes. Mais ce n'est pas à dire qu'elles se valent toutes. Il y en a qui serrent la réalité de plus près que les autres. Tandis que la plupart reposent sur des classifications tout artificielles, certaines traduisent au contraire une classification naturelle.

En cette matière on doit considérer comme artificielles toutes les classifications qui dérivent simplement d'un acte de l'homme, acte de sa volonté ou acte de son intelligence. Ce n'est pas à dire que de semblables classifications n'aient point leur raison d'être; loin de là; elles peuvent être très justifiées, voire même nécessaires. Mais elles ne valent que ce que vaut l'individu ou le groupe dont elles émanent. D'autres individus, d'autres groupes pourront classer autrement, avec une autorité égale. — Précisons notre pensée. Il faut regarder comme des classifications de cette nature, tout d'abord, celles qui distinguent les hommes d'après un âge légal. La grande division, à cet égard, est celle des majeurs et des mineurs. Elle se complique, lorsque la législation distingue une majorité politique, une majorité civile, une majorité pénale; davantage encore, lorsqu'elle fixe des âges variés pour l'électorat et l'éligibilité aux diverses fonctions, lorsqu'elle établit une sorte de sous-majorité en marquant un âge où l'émancipation du mineur devient possible, etc. A côté des distinctions légales, il y a celles qui résultent du fonctionnement des diverses institutions. Ainsi, dans les écoles et les collèges, existent les classes: un enfant est rangé dans les grands ou dans les petits, suivant qu'il est en telle ou telle classe, et l'enfant de la classe française dite « neuvième » par exemple, lequel peut avoir six ou sept ans, considère comme un grand l'enfant qui est en « quatrième » et qui compte douze années environ. Dans l'armée aussi il y a des classes, formées chacune du contingent appelé une année: les « bleus » qui arrivent au régiment, surtout lorsque ce sont des campagnards mal dégrossis, sont regardés par leurs anciens comme des gens d'une tout autre nature et se regardent eux-mêmes comme tels.

Les classifications dont nous venons de parler reposent sur des actes du législateur ou de l'administration. Il en est d'autres qui n'ont pour bases que des idées et n'existent que dans l'esprit des individus. Ainsi les statisticiens divisent généralement une population en groupes comprenant les gens d'une même décade: hommes et femmes de dix à vingt ans, de vingt à trente ans, de trente à quarante ans, etc. Même ils subdivisent volontiers la première décade, en donnant, autant qu'ils le peuvent, le chiffre, an par an, des personnes les plus jeunes. Cet usage des savants est assez généralement suivi dans toute la société. On y distingue couramment, bien qu'avec moins de précision: les enfants, les adolescents, les jeunes gens, les hommes « encore jeunes », les hommes mûrs, les hommes âgés. Les individus qui appartiennent à chacune de ces catégories se sentent même assez volontiers solidaires les uns des autres. Ils fraternisent plus aisément avec un homme de leur propre catégorie qu'avec un autre. Ils s'insurgent ensemble, s'ils sont parmi les jeunes, contre les prétentions des plus âgés à les régenter, contre la « gérontocratie »; s'ils sont parmi les anciens, contre les envahissements des jeunes, contre leur tendance à tout changer, contre leur « esprit révolutionnaire ». La formation de ces groupes, fondés sur l'âge, est une des plus curieuses manifestations de la tendance qui pousse les êtres humains à constituer, au sein de la grande société nationale, des associations particulières déterminées par une attraction spéciale, presque inconsciente dans le cours normal de l'existence, mais qui crée pourtant, à de certains moments, entre tous ceux qui la ressentent, une solidarité profonde et étroite.

C'est que tout n'est pas artificiel dans ce lien. S'il dérive, pour partie, du besoin plus ou moins imaginaire qu'ont les hommes de se créer un cercle intime, de « se sentir les coudes » entre associés, il repose aussi pour partie sur un fait naturel et inévitable. Entre gens d'un même âge, il y a des affinités nécessaires. D'une part, leur organisme est sensiblement au même point de développement: les besoins et les passions qui tiennent à l'état organique sont donc à peu près semblables chez eux tous. D'autre part, ils ont eu les mêmes maîtres, au sens le plus large de ce mot: non seulement leur éducation a été dirigée par des gens ayant des idées analogues, mais ils ont du lire les mêmes livres, voir les mêmes œuvres, assister aux mêmes grands événements. Les éléments formateurs de leur esprit ont donc été souvent identiques. Si l'hérédité, si les circonstances spéciales de leurs existences individuelles mettent entre eux des différences très profondes, on ne peut pourtant d'aucune manière faire abstraction de ces ressemblances, qu'établissent les actions communes d'importants facteurs biologiques et sociaux.


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