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La joie. Psychologie normale — Pathologie - Partie 5

Revue des sciences psychologiques. Psychologie, psychiatrie, psychologie sociale, méthodologie...

En 1913, par Tastevin J.

Voici un exemple d'asthéno-manie secondaire; on y verra que l'étal C D est bien identique à la joie:

Une jeune femme est atteinte depuis plusieurs années de crises périodiques d'anxiété; pendant un temps variable suivant les crises, et qui peut aller de quelques heures à plusieurs semaines, elle souffre d'une anxiété intense; le début de la crise et sa terminaison ont lieu sans cause apparente et brusquement. La crise finie, la malade est dans un état de prostration, d'abattement, constant dans ces sortes de crises douloureuses, et qui est de même nature que celui laissé par toute émotion pénible un peu intense, une peur vive par exemple. Ensuite, peu à peu elle recouvre ses forces. Généralement, et c'est le cas habituel dans cette affection, lorsque l'activité normale est revenue, elle se maintient jusqu'à la crise suivante (schéma de la fig. 1); c'est ce qui a lieu, chez notre malade, pour toutes les crises, sauf celles qui ont une très longue durée. Mais après ces dernières, c'est le schéma de la fig. 2 qui se réalise: la prostration est très marquée, le retour des forces est plus tardif, et l'activité de la malade continue à s'accroître après que l'état normal a été atteint. En trois ou quatre jours l'abattement décroit, les forces sont récupérées, puis l'activité continuant à croître, il se produit un état d'excitation d'une durée d'environ cinq jours; la malade le décrit comme il suit:

Quand ça se passait (l'anxiété), je restais très abattue, fatiguée, et puis peu à peu je redevenais normale, et c'était quand j'étais tout à fait normale que l'exaltation me prenait. Alors j'étais courageuse, rien ne me coûtait de faire, jamais je n'aurais dit: j'étais fatiguée, et puis alors je chantais, je ne pensais qu'à sortir, à rire. Vous savez, celle exaltation, c'est une joie, j'éprouvais un bien-être, j'étais heureuse de vivre, je me serais mis de la poudre de riz. Je serais allée au bal; j'étais gaie, même trop gaie, je voyais tout en rose; je causais très vite, je n'arrêtais pas. Je ne pouvais pas rester en place par l'exaltation, mais les nerfs ne me faisaient pas mal comme dans l'anxiété. Je me réveillais de bonne heure le matin et puis le soir je me serais pas couchée. Un jour, dans le métropolitain, il me prenait l'envie de déclamer, j'avais comme une impulsion de me lever, de parler, je pouvais pas rester assise. Je mettais ma main sur ma bouche pour ne pas parler, je sentais que j'aurais fait rire tout le monde et que j'aurais ri avec eux parce que je sentais que j'avais envie de dire des bêtises; par exemple, à un monsieur: vous avez votre cravate de travers, et puis alors éclater de rire; cette envie de déclamer m'a prise plusieurs fois dans le métropolitain. — Si, pendant ces périodes d'exaltation, la malade était contrariée, gênée dans ses mouvements ou si elle les retenait elle-même: Je souffrais, ça me donnait une angoisse, un énervement.

On voit par cet exemple que l'état C D qui se constitue par l'accroissement exagéré des forces du sujet est bien identique à la joie. On y retrouve en effet la disposition exagérée au rire et l'augmentation de l'irritabilité. C'est donc que les phénomènes qui, dans la joie, ne sont pas à proprement parler de nature hypersthénique, se produisent nécessairement lorsque s'accroissent les forces d'un sujet. La joie s'identifie donc avec l'hypersthénie.

Dans les asthéno-manies secondaires la joie est obtenue par un accroissement des forces d'un sujet asthénique. On peut concevoir l'expérience inverse: un individu, dans un état d'excitation maniaque, rendu normal ou asthénique par une soustraction de forces. Cette expérience se trouve réalisée dans les cas souvent signalés où l'excitation maniaque disparaît chez un malade sous l'influence d'une infection épuisante. J'ai pu observer ce fait plusieurs fois, mais d'une manière incomplète. Il présente un grand intérêt puisque, comme les asthéno-manies secondaires, il démontre le caractère hypersthénique de la joie. De nouveaux cas observés de ce point de vue, et aussi complètement que possible, mériteraient d'être recueillis et publiés.

Le caractère hypersthénique de la joie est encore établi par ce fait que l'état maniaque alterne sous forme d'accès avec des accès d'abattement dans l'asthénie-manie périodique. Dans cette affection qui, avec l'asthénie périodique et la manie périodique forme le groupe des dysthénies périodiques, les accès d'asthénie et de manie se présentent comme devant être de caractères opposés, mais de même nature. Enfin, un autre argument en faveur du caractère hypersthénique de la joie résulte du fait que cette émotion peut se produire par l'action d'excitants généraux du système nerveux tels que l'alcool.

La joie ne se distingue de l'état habituel par aucun élément lui appartenant en propre. Tous les phénomènes dont le groupement la constitue existent à l'état ordinaire dans une certaine mesure; ils sont seulement exagérés dans la joie. Comme d'autre part notre activité subit, en dehors de toute cause intellectuelle, des oscillations d'origines très diverses (travail, sommeil, phénomènes digestifs, température extérieure, etc.), un certain degré d'activité, dans les limites de ces oscillations, tantôt se rattachera intégralement à ces oscillations, et tantôt aura été obtenu à l'aide d'un appoint apporté par une cause de joie. On ne peut donc pas dire à partir de quel degré de l'activité, la joie commence. Il n'en est pas de même des autres émotions; elles ont des caractères propres, des faits affectifs à localisation limitée, et, en principe, des degrés qui partent de zéro.

L'observation intérieure ne décèle dans la joie d'autres faits affectifs qu'un sentiment de bien-être général et de légèreté corporelle. Elle n'y découvre pas de plaisir localisé, comme par exemple dans l'émotion génitale. Ce sentiment de bien-être général et de légèreté s'oppose exactement au sentiment de mal-être et de lourdeur qu'on observe dans l'abattement ou asthénie. Dans les asthéno-manies secondaires, les sujets passent d'un état à l'autre d'une manière progressive: au fur et à mesure que les forces s'accroissent, le sentiment du corps se transforme et de lourd et pénible qu'il était d'abord, il devient léger et agréable. Cette transformation s'explique très bien par les changements physiologiques qui s'opèrent: les forces augmentant, les muscles dont la contraction permanente maintient les attitudes du corps sont dans un état de tonicité croissante, en sorte que les sensations de poids, de lourdeur et même de fatigue dont ils étaient le siège disparaissent, et qu'un état de légèreté corporelle et de bien-être finalement leur fait place. Les éléments affectifs qui se sont produits de la sorte sont d'ailleurs plutôt faibles; peut-être même sont-ils nuls et n'apparaissent-ils positifs que par rapport à l'étal habituel.

Nous avons dit que dans la joie le cœur était accéléré. Dans l'asthénie il est au contraire ralenti; dans les accès d'asthénie extrême (stupeur) des dysthénies périodiques il peut ne battre que quarante à cinquante fois par minute. Le cœur subit donc l'effet de l'augmentation ou de la diminution de l'énergie nerveuse. Quant aux autres organes, de nombreuses difficultés apparaissent dès que l'on envisage les moyens de connaître directement les modifications que pourrait y apporter le système nerveux du fait de la joie. Comment établir, par exemple, qu'une suractivité constatée dans les glandes est due à une action nerveuse, plutôt qu'à l'accroissement de la circulation que produit la joie?

Sous l'influence du mouvement d'idées créé par les conceptions émotionnelles de Lange et de W. James, quelques auteurs ont tenté d'arriver à la connaissance des émotions en recherchant quelles modifications physiologiques subissait l'organisme au cours de ces phénomènes. La joie surtout se prêtait aux applications de cette méthode. On l'observe, en effet, à l'état pathologique sous forme d'accès d'une durée suffisante pour effectuer toutes les recherches utiles. G. Dumas a consacré une élude importante aux modifications que l'urine, la respiration, la composition sanguine, etc., subissent au cours de ces accès, en prenant pour point de comparaison sur le même malade, soit l'état normal, soit des accès d'asthénie. Malheureusement dans ces recherches il n'a pas tenu compte de l'alimentation certainement différente au cours des deux états comparés, ni du fait que pendant l'accès d'asthénie le malade est immobile tandis qu'il est agité au cours de l'accès maniaque. Or sur toutes les fonctions étudiées, l'alimentation et les mouvements exercent une action importante, il n'est donc pas possible de tirer quelque parti des résultats obtenus dans ces conditions.

Mais supposons de nouvelles expériences où les causes d'erreur provenant de l'alimentation et des mouvements seraient évitées, que nous apprendrait d'important de constater que, par le fait de la joie, l'urée et les phosphates s'éliminent en plus grande abondance, que les combustions respiratoires sont plus actives, qu'il y a plus ou moins de globules rouges dans le sang? Outre que l'interprétation de ces faits serait difficile et délicate, ils ne nous feraient pas mieux connaître la joie, puisqu'en aucune manière ils ne pourraient être mis à l'origine de la suractivité motrice, de la suractivité idéative, des dispositions à la colère et au rire, de l'obsédance, des inclinations, et qu'on ne pourrait en faire dériver même partiellement le sentiment de bien-être et de légèreté corporelle. Au reste, les faits démontrant que la joie se constitue par un accroissement général des forces, autorisent à considérer comme très probable, au cours de cette émotion, un accroissement de la stimulation nerveuse dans la plupart des fonctions organiques.

Au terme de la première partie de cette élude, nous pouvons définir la joie en énumérant les caractères principaux que nous avons constatés: La joie est une émotion déterminée par l'idée d'un bien futur qu'on croit pouvoir posséder. Elle se caractérise par une suractivité musculaire et idéative et par un sentiment de bien-être et de légèreté corporelle. Elle cesse par la possession du bien.

Au cours de la joie des dispositions plus grandes à l'énervement, au rire, à l'attendrissement se manifestent. La disposition à l'énervement est systématisée avec l'idée de la possession du bien, de telle manière que les réactions de l'énervement tendent à s'exercer contre tous les obstacles pouvant gêner la possession, et qu'il en résulte une inclination à posséder.


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