Partie : 1 - 2

Les lieux hantés - Partie 2

La revue des revues

En 1895, par Reclus E.

En Australie, raconte Oldfield, les broussis épais appartiennent aux démons. On déconseille l'entrée de certains bosquets aux jeunes gens qui n'ont pas encore passé par l'initiation. Les âmes fourmillent dans les hautes branches des eucalyptes; on les entend gémir dans les rameaux ; elles se rassemblent par multitudes dans les branchages de l'imbourra-bourra, une espèce de baobab.

Les Tagals disent aussi que les tibatang — des ombres errantes — foisonnent et gazouillent sous les dômes feuillus.

Les Tinkits disaient à Barret Lenard que ceux qui meurent sans être tués vont habiter les ramures épaisses des vieux arbres.

Une nuit que nous campions sur les rives du Panara, raconte le missionnaire Dobritzhoffer, les troncs et les rocs de la rive tournante nous renvoyaient l'écho des voix. Nos Abipons voulurent que ce fût le bruit d'esprits conversant ensemble.

Les Guarayos — une tribu des Tupis — plantent près de leur demeure un arbre, dans les rameaux duquel vont nicher les morts de la famille. Maintes fois il me vint à l'idée que les grands chênes, qui ombragent chaque paysannerie des campagnes basques, étaient la demeure du Lare ou de l'Ancêtre.

A Corneto d'Étrurie, les parois de la tombe dite de l'Orque, montrent un dessin de ramures défeuillées à travers lesquelles des âmes grimpent et sautillent.

— « La bataille finie, — lit-on dans le célèbre manuscrit bohème, dit de Konighofen, — la bataille finie, une multitude d'affamés gisaient par la plaine. De tronc en tronc voltigeaient les âmes, dont la vue mettait la sauvagine en fuite et apeurait les oiseaux autres que le hibou. Les unes après les autres, elles se rassemblèrent autour de Wslaw, autour de son corps couché sur le bûcher... »

Ces exemples pourraient être multipliés. Disons donc que les forêts — comme les déserts et tous lieux désolés — sont propices aux apparitions. La solitude porte au recueillement ; des figures se réveillent alors : elles marchent, elles parlent, elles agissent.

D'où vient alors l'importance que le grimoire et autres documents sataniques attribuent aux trivies et carrefours? Ne dit-on pas qu'à la croisée des routes les démons tiennent foire et assemblée ? Que c'est là leur place publique et leur bureau de poste ? Que les convocations et notifications doivent leur être servies là, sous peine de n'être point valables ?

Cette objection nous fait comprendre que nous avons à creuser l'idée davantage et nous met, en même temps, sur la voie de l'explication.

Il n'y a pas que la poésie et la mélancolie, il n'y a pas que les souvenirs historiques pour susciter les apparitions en certains paysages, il y a aussi le souvenir vague, sinon inconscient, d'antiques rites funéraires. On en pourrait donner d'abondants exemples. Ainsi l'on a mille preuves, que pour ce qui en est des arbres, les Primitifs y allaient accrocher leurs squelettes ; si bien que de bonne heure l'idée de la mort fut associée à celle de la forêt.

Voici que nous apercevons avoir négligé de dire — nous aurions dû commencer par là — que les cimetières sont l'endroit par excellence où surgissent les spectres et les revenants. N'est-ce pas là que les vivants vont visiter les défunts et s'entretenir avec eux ?

Et pour ce qui en est des carrefours, ceux qui ont visité Pompéi ou cheminé à Rome par la voie Appiènne n'ignorent pas l'antique coutume d'enterrer les morts le long de la route, et tout spécialement ceux de la haute société. La pratique existait aussi dans la Gaule où de grandes voies étaient bordées de tumulus. Et les Corses racontent encore qu'ils voient leurs défunts apparaître dans la rue, étendus sur une civière et entourés de cierges allumés. Qui avait un chien favori, en est accompagné.

Et naguère en Normandie, à l'époque du carême, les femmes s'assemblaient après le coucher du soleil, allaient prier et chanter des psaumes au pied des croix qui sont dressées à la rencontre des chemins.

Donc les morts fréquentent les lieux, quels qu'ils soient, où ils ont reçu la sépulture. C'est à leur demeure officielle qu'on a la meilleure chance de les rencontrer. S'ils habitent la forêt, on les y va chercher; mais il ne faut pas ignorer que dans la suite des temps maint posthume s'est établi le long des voies de communication et aux endroits où bifurquent plusieurs sentiers.

Autre exception à ce que la formule énoncée ci-dessus pouvait avoir de trop absolu. Nous avions dit que les esprits se plaisent aux lieux tranquilles et solitaires, qu'ils hantent les déserts, les broussis et landis, les flachères et jonchères. Ce qui n'empêche certains morts de rechercher le bruit et le mouvement, de courir aux roues de moulin que le ruisseau fait tourner ; de se plaire aux rocs battus par les flots et qu'ébranle la marée. Un grand nombre font leurs délices des drapeaux et banderoles flottant au vent, ont établi leur demeure dans les gorges et défilés où s'engouffrent les vents furieux, où les tempêtes font rage.

Plus loin nous verrons assez facilement le comment et le pourquoi.

En attendant, nous supposerons tout simplement que, là-bas comme ici, les gens diffèrent par les goûts et les tempéraments, et que les uns se plaisent où les autres se déplaisent.

Avons-nous dit que tous les individus n'ont pas égale aptitude à voir des apparitions ? il y faut le tempérament, telles et telles conditions physiques et morales. En d'autres termes — pour ce que nous en savons — les Esprits sont en nous et non point en dehors de nous.

Qui les voit les perçoit, se projetant de l'intérieur sur l'extérieur, par imagination ; ses idées prennent forme, et souvent une forme nette et distincte, mais cette forme est dépourvue de substance.

Les apparitions sont favorisées par tout ce qui agit sur le système nerveux. Favorables conditions sont une santé ébranlée, une légère ébriété, des reflets d'objets brillants ou éclairés d'une certaine façon, des odeurs spéciales et parfums délicats, des bruits soudains.

Perçoivent les apparitions, moins les hommes robustes que les femmes et les filles, surtout à certaines époques. Les apparitions ne se montrent guère en plein midi ; elles arrivent plutôt aux heures crépusculaires et obscures. Moins fréquentes à la lumière du soleil qu'à celle de la lune, elles se devinent plutôt qu'elles ne se voient.

Les silhouettes ne sont pas toujours arrêtées ; facilement, elles s'allongent ou se contractent, grossissent ou diminuent, comme le génie qui apparut à Sindbad, le marin. On ne les voit jamais mieux que lorsqu'on est seul à seul avec soi-même et que l'on explore les profondeurs de son être intime. — Si bien que les nègres de Haïti affirment, qu'un revenant n'apparaît jamais à une compagnie, mais se montre facilement à qui marche seul par le chemin.

Ce qui prouve bien que les Esprits ont une existence idéale — n'ont qu'une existence idéale, étions-nous sur le point de dire — c'est qu'ils s'éternisent, en quelque sorte, dans le lieu où a été perpétrée une action mémorable.

En Égypte, les indigènes signalent au voyageur l'agitation incessante des vagues dans le golfe de Birket-Faraoun. Cette agitation, vous et moi, nous l'attribuerions aux bouffées de vent qui débouchent des vallées. Mais les fidèles ont d'autres lumières : ils savent que les eaux sont troublées par les mouvements désespérés du roi Pharaon, de ses régiments, de ses chevaux et cavaliers, qui, depuis trente-six siècles bientôt, n'ont cessé de se noyer dans la mer Rouge, dont le tumulte est augmenté par les ombres des nombreux mariniers qui, les uns après les autres, ont fait naufrage en cet endroit.

A Pise, les spectres d'Ugolino et de ses malheureux fils hantent toujours la Tour de la Faim.

A Vérone, les fantômes de Juliette et de Roméo voltigent incessamment autour de leur tombe.

Au château de Holy-Rood, les seigneurs écossais viennent, tous les douze mois, poignarder l'amant de Marie-Stuart. Le sang de Rizzio ravive sur le plancher la tache que de fréquents lavages ne font pas disparaître.

De même, Monadelschi, l'écuyer de la reine de Suède, vient se faire égorger périodiquement dans la fameuse galerie de Fontainebleau.

Julie n'a point discontinué ses rendez-vous au bosquet de la Meilleraie. Au lac du Bourget la ravissante Elvire charme encore les échos de la Haute-Combre par son chant délicieux :

« Ne pourrons-nous jamais, sur l'Océan des âges, Jeter l'ancre un seul jour? »

Et la cloche de Saint-Germain-l'Auxerrois, qui tous les 24 août sonne le glas de la Saint-Barthélemy ? A moi-même, il me sembla l'entendre. Tout comme je vis le roi Charles IX, du haut de son balcon du Louvre, décharger son escopette sur Jean Goujon, qui travaillait, grimpé sur un échafaudage.

Les cimetières comme ceux du Père-Lachaise, de Westminster-Abbey et du Campo-Santo de Pise, grouillent d'une vie étrange. On y va visiter les illustres morts. Qui fut au Capitole sans regarder les vieux sénateurs montant ou descendant les degrés? C'étaient les Gracques, le vieux Caton, Sylla, Marius. Au Campo-Vaccine, qui ne vit défiler la marche triomphale de Titus et de Vespasien? Quel pèlerin de la science se promena dans Athènes sans regarder les ombres de Périclès, de Phidias et de Zeuxis voltigeant autour du Parthénon !

Les Huns se rencontrèrent avec les Romains, les Francs et les Goths. Attila commandait une armée de cavaliers, Aëtius menait des fantassins. Toute la journée les lances se heurtèrent aux boucliers et aux épées ; on s'assommait, on s'entr'écrasait, mais on tombait sans avoir assouvi sa rage. Vers le soir, la cohorte d'Aëtius enfonça le camp retranché des Barbares, brûla les chariots amoncelés, pénétra comme un coin dans la masse profonde, cogna sur les grosses têtes rondes, vrillées de petits yeux flambants, cogna fort, cogna longtemps. Si bien que les malandrins, en ayant assez, tournèrent bride sur queue et détalèrent sur leurs chevaux rapides. Ils fuient, les Huns et les Alains, ils fuient, les Koutrigoures et les Outourgoures, courent après Romains, Gallo-Romains, Francs, Visigoths et Burgondes. Des Champs Catalauniques les payens fuient vers les plaines du Rhin, des plaines du Rhin aux sources du Danube, ils suivent le Danube, filent plus loin, toujours plus loin, atteignent la Thisza, dévalent dans la Puszta. Les vaincus volent à travers les airs et après eux les vainqueurs ; des bataillons fendent l'air et d'autres bataillons après eux ; le ciel est obscurci de lances obliques, de glaives dégainés, de chevaux galopant, crinières flottant et queue au vent.

Vous croyez le terrible drame enfin terminé? — Que non pas ! Chaque nuit les morts se relèvent dans la plaine de Châlons-sur-Marne, les défunts recommencent la bataille, ils se percent et se transpercent, se pourfendent à l'envi, s'assomment et s'écrasent à cœur joie. Et, après le terrible choc, reprennent la fuite échevelée et la poursuite furieuse.

Mais les indifférents et ceux qu'absorbent les affaires de leur métier, mais les chefs de la station et les employés du chemin de fer ne savent rien du terrible spectacle. Ceux-là n'ont pas vu et ne verront pas la bataille éternelle. Il n'y a pour la contempler que d'anciens braconniers, de vieilles mendiantes, de rares voyous, quelques peintres aussi, parfois des poètes et artistes.

Car, pour être capable de la seconde vue, il faut l'appeler, d'âme émue et vibrante. Les apparitions ne se montrent nettes et distinctes que si elles ont séjourné dans les profondeurs de l'âme ; elles n'ont d'autre vie que celle puisée aux sources du cœur.


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