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L'enseignement classique et l'enseignement moderne - Partie 1

Revue encyclopédique

En 1898, par Lemaître J.


Contre l'Enseignement classique.

Tout se tient, et la question de la colonisation française est liée, notamment, à celle de l'éducation publique.

J'y ai bien réfléchi, et depuis des années; j'ai observé les adolescents et les jeunes gens de ma connaissance; je me suis examiné moi-même pour savoir ce que je devais au grec et au latin : et je suis arrivé à cette conviction, que l'enseignement des langues mortes, dans les conditions où il est donné, est complètement inutile aux neuf dixièmes des jeunes Français qui le reçoivent.

Malgré les réformes tâtonnantes et contradictoires introduites depuis vingt-cinq ans dans les programmes, malgré les surcharges et les maquillages, l'enseignement secondaire classique est resté dans son fond ce qu'il était sous l'ancien régime.

Qu'est-ce à dire? Tout a changé ; les découvertes de la science appliquée ont profondément modifié les conditions de la vie pour les particuliers et pour les peuples, et la face même du monde; le règne définitif de l'industrie, du commerce et de l'argent est advenu; nous sommes une société démocratique et industrielle, menacée ou plutôt à demi ruinée déjà par la concurrence de puissantes nations : et les enfants de notre petite bourgeoisie, et nombre d'enfants du peuple, passent huit ou dix ans à apprendre — très mal — les mêmes choses que les Pères jésuites enseignaient autrefois — très bien, — dans une société monarchique, aux fils de la noblesse, de la magistrature et des classes privilégiées !

N'est-ce pas un anachronisme effronté ? Et la croyance à l'utilité présente de cette éducation n'est-elle pas un préjugé extravagant?

Mais je me défierais de cet argument à priori si je ne le sentais confirmé par mon expérience personnelle.

J'ai « pioché » le latin et le grec et passé quantité d'examens jusqu'à l'âge de vingt-deux ans; j'ai été pendant neuf ans professeur de l'Université, et j'ai fait des centaines de bacheliers es lettres. Je suis ce qu'on appelle un « mandarin », et l'on ne m'accusera donc pas de parler de choses que j'ignore.

« Nous sommes les descendants spirituels des Grecs et des Latins. Apprendre leurs langues, c'est apprendre les origines de la nôtre et, par conséquent, la mieux connaître. C'est communier avec un passé glorieux, c'est nous rattacher à la plus illustre des traditions, c'est étendre notre vie. Ces études sont pour notre esprit la meilleure discipline. Ces anciens livres sont des trésors d'idées générales et de pensées généreuses. Ce n'est pas pour rien que les études classiques s'appelaient jadis les humanités. Nous y puisons l'amour du beau, le goût, le sentiment de la mesure. Ces langues et ces littératures sont d'incomparables éducatrices. » Etc.

Voilà ce que l'on dit. Voilà ce que j'ai pu dire moi-même autrefois. Car on commence par répéter ce qu'ont dit les autres, et l'on ne parvient que sur le tard à penser un peu librement.

Or, à l'heure qu'il est, je ne sais plus un mot de grec, et il ne m'arrive pas trois fois par an de lire du latin : la vie est trop courte. — Mais peut-être ces langues, que je néglige aujourd'hui, ont-elles laissé en moi un dépôt d'émotions nobles et d'idées dont je continue à profiter sans m'en apercevoir? — Franchement, je n'en crois rien.

Toutes les fois que je songe à quelque œuvre antique, je suis forcé d'avouer que je ne l'atteins pas d'une vue directe. Elle ne m'apparaît plus qu'à travers les versions enrichies qu'en ont données les classiques français, et, par surcroît, à travers les interprétations de la critique contemporaine. Et sa beauté même ne m'est sensible que par le rapprochement que j'en fais avec des œuvres plus proches de moi.

Et qu'est-ce donc enfin que ce fameux trésor d'idées générales, d'idées éducatrices, dont les littératures grecque et latine auraient le monopole ?

Ne parlons pas du grec, qui, même dans l'enseignement supérieur, n'est très bien su que de quelques spécialistes. Ce trésor, prétendu unique et irremplaçable, ce sont quelques pages de Lucrèce, dont le principal intérêt est d'être vaguement darwiniennes ; ce sont, dans Virgile, quelques morceaux des Géorgiques, qui ne valent pas tels passages de Lamartine ou de Michelet, et les amours de Didon, qui ne valent pas les amours raciniennes d'Hermione ou de Roxane; ce sont les chapitres de Tacite sur Néron : c'est, dans les épîtres d'Horace, la sagesse de Béranger et de Sarcey; c'est le spiritualisme déjà cousinien des compilations philosophiques de Cicéron; c'est le stoïcisme théâtral des lettres et des traités de Sénèque; et c'est enfin la rhétorique savante, mais presque toujours ennuyeuse, de Tite-Live et du Conciones. Rien de plus, en vérité. Or cela se trouve tout entier ramassé dans Montaigne, et tout entier répandu dans les écrivains du XVIIe siècle, où nous n'avons qu'à l'aller prendre.

Non, je le sens bien, ce n'est pas aux Grecs ni aux Romains que je dois la formation de mon cœur et de mon esprit. Ce n'est pas à Virgile ou à Cicéron; ce n'est pas à Sénèque ou à Tite-Live; et c'est encore moins à Sophocle et à Platon (ou à ce délicieux Euripide, qui ne me plaît tant que parce que cela m'amuse de découvrir en lui le dilettantisme moderne). Mais c'est d'abord à l'Évangile ; c'est aux écrivains classiques français, c'est à Montaigne, à Pascal, à La Bruyère ; c'est peut-être un peu à Rousseau, et c'est à Chateaubriand, à Lamartine, à Michelet, à Sainte-Beuve, à Taine, à Renan.

Et, cependant, je connais de plus en plus que je ne sais rien. J'ignore l'anglais, que parle la moitié du monde, et je sais si peu d'allemand que c'est pitié. Vous me direz qu'il ne tenait qu'à moi de les apprendre quand j'étais jeune; mais est-ce ma faute si je ne disposais que d'une faculté de travail intellectuel limitée et médiocre, et qui s'est trouvée absorbée tout entière par ces langues défuntes dont une tradition aveugle m'imposait l'étude et d'où je devais retirer si peu d'avantages? Et croyez-vous que je sois seul dans ce cas?

La beauté allemande et la beauté anglaise, que j'entrevois si riches, si profondes, me sont closes. Je ne suis même pas capable de voyager avec fruit. J'ai oublié le peu que j'ai su des sciences physiques et naturelles; mes membres sont gauches et lourds; je ne possède même pas un métier manuel, et je serais, dans une île déserte, le plus dépourvu des Robinsons. Je sens encore la courbature des « études du soir » de l'institution Massin, qui duraient trois heures et demie, qui terminaient une journée sans air et sans jeux, et où je me congestionnais sur un grec et un latin superflus. Je ne suis bon à rien, qu'à écrire. Et cela même, je n'oserais jurer que c'est à mon latin que je le dois : car, si je me sers correctement de ma langue natale, je n'ai pourtant pas la prétention d'écrire plus proprement, après tout, que Louis Veuillot qui n'avait suivi que les cours de la « mutuelle », ni que George Sand qui n'avait pas « fait ses classes ». Alors?...

Il reste que l'étude des langues mortes vaille comme exercice de l'esprit. Mais pourquoi l'étude des langues vivantes vaudrait-elle moins à cet égard? Autant que j'en puis juger, la grammaire allemande est plus belle, plus harmonieuse dans sa complexité que la latine, et ne l'est pas moins que la grecque. — Et quant à la substance intellectuelle et morale des littératures antiques, ce n'est pas seulement par les classiques de chez nous qu'elle pénétrerait dans l'esprit de nos enfants; c'est encore — et combien enrichie! — par les écrivains anglais, allemands, italiens, espagnols.

Si donc le bénéfice que j'ai pu retirer du latin m'échappe, à moi qui l'ai très bien su il y a vingt-cinq ans, de quel profit peut-il être pour les neuf dixièmes de nos collégiens, qui ont encore l'air de l'apprendre, mais qui ne le savent pas et ne peuvent pas le savoir?

Car on n'a osé ni rayer le latin des programmes, ni maintenir les méthodes vénérables et éprouvées par lesquelles seules il peut être sérieusement appris. Plus de thèmes latins, plus de vers latins, presque plus de compositions latines. J'ai vu les cahiers et les « devoirs » de quelques adolescents, pris au hasard : c'est lamentable. Il est clair que leur latin ne leur servira pas même à écrire en français avec propreté, si ce don n'est infus en eux, ou à comprendre les latinismes de nos écrivains classiques : ce qui pourtant serait encore un assez petit gain et hors de toute proportion avec ce qu'il aurait coûté.

Ainsi ils auront deux fois perdu leur temps, puisqu'ils l'auront passé à ne pas apprendre une langue, qui, l'eussent-ils apprise, leur serait à peu inutile. Et ce temps aurait donc été mieux employé, je ne dis même pas à l'étude des langues vivantes, des sciences naturelles et de la géographie (c'est trop évident), mais au jeu, à la gymnastique, à la menuiserie, — à n'importe quoi, la débauche exceptée.


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