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L'hystérie et l'hypnotisme, d'après la théorie de la double personnalité - Partie 1

Revue scientifique

En 1888, par Janet J.

Mon principal désir, en publiant cet article, est de vulgariser une notion qui, entrevue par plusieurs auteurs; MM. Azam, Liébault, Bourru et Burot, Ch. Richet, Myers et Gurney, a été nettement mise en lumière par mon frère, Pierre Janet, du Havre.
Cette notion, qui découle de l'observation des états conscients successifs des hystériques dans la veille et dans le sommeil hypnotique, me semble très utile à posséder pour saisir les différents phénomènes de l'hystérie et de l'hypnose.
En répétant les expériences de ces auteurs et en cherchant à les vérifier, j'ai observé quelques faits nouveaux qui les complètent et les éclaircissent; ce sont ces faits que je désire présenter aux lecteurs de cette Revue.
J'y joindrai quelques déductions thérapeutiques, me rappelant en cela les conseils de Deleuze qui voulait que le seul objectif du magnétiseur fût de soulager, sinon de guérir son sujet.
Commençons par les faits: ils sont d'autant plus intéressants qu'ils sont observés sur une hystérique connue de tous et célèbre à juste titre, Blanche Witt., de la Salpêtrière, qui est entrée depuis quelques mois dans le service de mon cher maître, M. Dumontpallier.

Blanche Witt., à l'état de veille, est anesthésique et analgésique de tout le corps, peau et muqueuses; les conjonctives même sont absolument insensibles. Le sens musculaire est également perdu: la malade, ayant les yeux fermés, ignore absolument la position que l'on donne à ses membres; néanmoins elle n'a pas de catalepsie à l'état de veille, c'est-à-dire qu'après l'occlusion des paupières, le bras, mis dans une position donnée, retombe lourdement, dès qu'on l'abandonne.
La perte du sens musculaire entraîne une série d'autres troubles qui, comme le précédent, ont été étudiés avec soin dans le remarquable article de MM. Binet et Féré. Toujours à l'état de veille et les yeux fermés, Blanche Witt. a la plus grande difficulté à lever tel ou tel doigt, quand on le lui demande; elle ne peut se tenir debout (signe de Romberg), ni conserver dans ses mains un objet pesant (signe de Bell); elle a la plus grande peine à faire donner au dynamomètre les chiffres suivants:

Pression lente
Main droite: 12,5
Main gauche: 0,0

Pression brusque
Main droite 17,0
Main gauche 6,5

Enfin elle ne peut que difficilement fermer ses mains et ne les ferme jamais complètement. Néanmoins il lui est encore possible de ramener en avant son bras placé derrière son dos, de tirer la langue (signe de Baillif) et d'imprimer à ses membres une direction générale assez exacte.
Les sens spéciaux présentent également des troubles considérables, surtout du côté gauche.
Blanche Witt. est sourde de l'oreille gauche; de l'oreille droite, elle entend ma montre à 85 centimètres.
L'examen des yeux, pendant l'état de veille, a été fait par M. le Dr Kalt, sous-chef de clinique de M. le professeur Panas, que je ne saurais trop remercier de son extrême obligeance.
Anesthésie conjonctivale, surtout complète à gauche.
Réflexes palpébral et lacrymal conservés.
A l’ophtalmoscope, rétine normale des deux côtés.
Acuité visuelle. — Oeil droit emmétrope 1/3, c'est-à-dire vue passable, quoique faible.
0eil gauche 1/10 : cet œil ne peut même pas distinguer les plus grosses lettres des tableaux.
Vision des couleurs. — Œil droit: couleurs centrales normales, sens lumineux normal.
0eil gauche: achromatopsie complète pour toutes les couleurs, sauf pour le rouge saturé, sens lumineux normal.
L'examen du champ visuel donne les résultats suivants (fig. 1):Examen du champs visuel de l'hystérique Blanche Witt. (image 1).
C'est-à-dire que le champ visuel de l’œil gauche est extrêmement rétréci, tandis que celui de l’œil droit est à peu près normal.
Pour les couleurs, le champ visuel est un peu rétréci à droite, mais presque normal; au contraire, la seule couleur visible pour l’œil gauche; le rouge, forme un cercle très restreint passant par la division 15 du schéma.
Enfin Blanche Witt. présente plusieurs points hystérogènes, entre autres deux points axillaires et deux points érogènes, l'un à la nuque, l'autre à la région thoracique antérieure gauche.
En résumé, Blanche Witt., à l'état de veille, est anesthésique totale; elle a perdu le sens musculaire, elle est sourde de l'oreille gauche, elle présente une achromatopsie à peu près complète de l’œil gauche, un champ visuel extrêmement rétréci et une acuité visuelle presque nulle pour ce même œil; enfin elle a des points hystérogènes et érogènes. Telles sont ses tares hystériques.

Je l'hypnotise. Au bout de quelques instants, elle entre dans la période des trois états (léthargie, catalepsie, somnambulisme); cette période est suffisamment connue pour que je n'y insiste pas. Chacun sait en effet que c'est Blanche Witt. qui a, en quelque sorte, servi de type pour l'étude des trois états hypnotiques. Je tiens seulement à rappeler combien, dans cette phase, elle est hallucinable et suggestible.
L'étude des phénomènes sensoriels, dans cette période, me montre qu'ils ne sont aucunement modifiés. Ils restent ce qu'ils étaient à l'état de veille. L'anesthésie, la perte du sens musculaire, l'achromatopsie, le rétrécissement du champ visuel et la faible acuité de l’œil gauche, la surdité de l'oreille gauche et les points hystérogènes persistent intégralement.
On n'a jamais cherché à dépasser cette période sur Blanche Witt., on n'a jamais essayé de l'endormir plus profondément.
Tentons-le, continuons l'action hypnotisante, faisons de nouvelles passes, car c'est là le procédé de choix pour approfondir l'hypnose, quelle que soit l'idée théorique qu'on puisse se faire sur ce procédé.

Partant de la léthargie, je cherche à la dépasser. Au bout de peu d'instant, Blanche devient absolument inerte; je ne peux plus obtenir sur elle aucune contracture par la pression profonde des muscles et des nerfs, l'ouverture des yeux ne détermine plus la catalepsie. Encore quelques passe et Blanche pousse un ou deux soupirs. Bientôt elle remue la tête, ouvre les yeux, s'assied commodément; elle semble se réveiller et elle répond à toutes mes questions.
Étudions cet état nouveau: comme aspect général, ou pourrait se croire en présence de l'état somnambulique, mais l'illusion ne peut durer longtemps; les contractures par irritation superficielle de la peau ont complètement disparu, toute hallucination est devenue impossible à provoquer; enfin l'air gai et ouvert de Blanche Witt., dans cet état, contraste absolument avec l'aspect sérieux que lui donne le somnambulisme ordinaire.

Quels sont donc les caractères positifs de cet état nouveau?
1° La sensibilité est entièrement reparue, elle est devenue parfaite. Blanche Witt. sent maintenant les deux pointes de l'esthésiomètre écartées de 11 millimètres à la face antérieure du poignet; elle sent le chaud, le froid. L'algésie est également devenue exquise: Blanche sent fort bien qu'on la pince, qu'on la brûle et elle en souffre.
2° Le sens musculaire est devenu absolument normal. Malgré l'occlusion des paupières, Blanche connaît la position que l'on donne à ses membres; elle lève très facilement les doigts au commandement, elle se tient debout sans difficulté, elle ne laisse plus tomber les objets qu'on lui met dans la main. Au dynamomètre elle donne sans peine les résultats suivants:

Pression lente ou pression brusque
Main droite: 40
Main gauche: 30

Elle peut même dépasser ces chiffres.
Elle ferme fort bien les mains et les ferme complètement.
3° L'oreille gauche est devenue très sensible, elle entend ma montre à 85 centimètres.
L'oreille droite est encore plus fine qu'a l'état de veille, elle entend la montre à 1 mètre 10.
L'examen des yeux nous donne des résultats concordants et c'est encore à l'obligeance de M. Katt que nous devons de pouvoir les rapporter avec la plus grande précision.
La sensibilité conjonctivale est complète.
L'acuité visuelle est devenue presque parfaite pour les deux yeux; en somme, elle est normale.
Oeil droit emmétrope: 2/3.
Oeil gauche emmétrope: 2/3.
La vision des couleurs est entièrement reparue pour l’œil gauche, elle est normale pour les deux yeux.
L'examen du champ visuel donne les résultats suivants (fig. 2):Champs visuel de Blanche Witt dans l'état second.
Il suffit de comparer ce schéma au précédent (fig. 1), pour constater que le champ visuel de l’œil gauche est devenu à peu près normal, celui de l’œil droit restant sensiblement le même. Les deux champs visuels sont donc presque parfaits, et cela aussi bien pour la lumière colorée que pour la lumière blanche.

En résumé, dans ce nouvel état, Blanche Witt. a recouvré sa sensibilité, son sens musculaire, sa chromatopsie, son acuité visuelle, l'amplitude normale de son champ visuel et son audition; enfin elle n'est plus passible d'aucune hallucination et il est aisé de constater que les points hystérogènes et érogènes ont totalement disparu.
On se croirait en vérité en présence d'un état de veille, et bien plus, de l'état de veille d'une personne saine. L'observateur le plus exercé ne pourrait maintenant distinguer Blanche Witt. d'une personne normale, non hystérique.
Nous n'avens plus devant nous une névropathe, une incomplète, mais bien une femme jouissant de toute la plénitude de ses fonctions nerveuses, nous donnant la mesure de ce que valent ses centres nerveux qui, somme toute, sont sains et normaux.


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