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La psychologie est-elle une science ? - Partie 3

Revue Philosophique de la France et de l'Etranger

En 1877, par Straszewski M.

Dans la physique, les sensations ne sont que le moyen dont on se sert pour découvrir les lois qui régissent les phénomènes extérieurs; dans les expériences psycho-physiques, elles deviennent au contraire le but et l'objet réel des recherches, tandis que les changements extérieurs, souvent même provoqués, sont le moyen qu'on emploie pour étudier la nature des sensations. La différence va même si loin que ce qui dans les sciences physiques et astronomiques est une difficulté pour les observations précises (c'est-à-dire les erreurs inévitables provenant de la nature même de nos sensations), fournissent à la psycho-physique les moyens les plus importants et les plus précieux pour constater les lois qui déterminent le rapport mutuel entre la sensation et le facteur qui la produit. C'est une chose généralement connue que la méthode des « erreurs moyennes » a été appliquée avec succès aux recherches psycho-physiques par Fechner.

Ainsi quiconque aura étudié de plus près l'objet de la psycho-physique et la méthode de ses recherches sera forcé de convenir qu'il y a déjà une différence frappante même entre cette branche de la psychologie et les sciences naturelles, quoiqu'elle y touche immédiatement. Les recherches psycho-physiques nous montrent mieux à quels heureux résultats peut conduire en psychologie l'observation intérieure jointe à l'expérience et soutenue par les sciences naturelles et mathématiques. — Nous ajouterons à cette occasion que la forme mathématique donnée par Weber et Fechner aux lois qu'ils avaient constatées, est la meilleure réponse à l'opinion énoncée par M. Stewart que l'objet de la psychologie ne se laisse mesurer ni formuler mathématiquement.

L'observation intérieure nous enseigne que les processus psychiques varient quant à leur qualité et quant à leur force. Herbart fut le premier qui tenta de mesurer la force de la sensation, et son essai de psychologie mathématique est digne sous tous les rapports d'attention. Ce qui n'avait pas suffisamment réussi à Herbart, parce que les prémisses métaphysiques avaient été son point de départ, fut réalisé plus tard et mené à bonne fin par Weber et Fechner qui s'appuyèrent sur l'expérience et sur les sciences naturelles. Ils parvinrent à déterminer le rapport qu'il y a entre la sensation et l'excitation, ils découvrirent d'après quelles lois la sensation augmentait en force, et ils revêtirent toutes ces lois de formes parfaitement exactes et mathématiques.

Il est vrai que leurs recherches concernent principalement les sensations, et il arrive souvent de rencontrer l'opinion qu'elles ne sont pas du domaine de la psychologie. Nous protestons nettement contre cette assertion: ou bien les sensations en qualité de premier élément de notre vie psychique appartiennent à la psychologie, ou cette science n'existe pas du tout; car si elles sont l'objet d'une autre science, fût-ce même de la physiologie, pourquoi les autres phénomènes psychiques qui sont sortis des processus primitifs et des éléments de la sensation ne devraient-ils pas appartenir également à cette science? Il n'y a pourtant pas de processus psychiques, même les plus élevés, qui ne soient accompagnés de fonctions organiques.

Si un phénomène quelconque est du domaine de la psychologie ou s'il est de celui de la physiologie, ce n'est pas sa dépendance plus ou moins grande des processus organiques, mais c'est sa nature qui en décide. Tout ce qui porte dans l'individu le cachet de phénomène intérieur, dont l'existence nous serait inconnue soit chez nous, soit chez les autres, si nous ne possédions une conscience intérieure, appartient à la psychologie.

Pour éviter un malentendu, nous désirons nous expliquer plus clairement encore. Nous convenons qu'il y a des processus psychiques d'un caractère inconscient, mais qu'on nous dise si nous serions en état de les étudier médiatement chez les autres, en concluant de certains signes extérieurs, si nous n'avions conscience de notre propre vie intérieure et si nous ne pouvions appliquer la mesure des phénomènes qui se passent en nous à ceux que nous étudions autre part? Si un psychiatre, par exemple, ne reconnaissait l'état psychique de son malade à certains traits extérieurs, à quoi bon lui serviraient en fait de psychologie toutes les dissections possibles du cerveau de ce malade après sa mort? Il y trouverait certainement bien des choses instructives en fait de physiologie et d'anatomie, mais il n'en retirerait aucun avantage pour la psychologie s'il n'avait connu auparavant l'état psychique de cet organisme malade qu'il est en train d'étudier. — Je me souviens d'avoir lu quelque part qu'il s'était formé une association de savants dont chacun s'était engagé à noter ses observations psychologiques sur soi-même, et de faire remettre après sa mort son cerveau à ses collègues afin qu'ils l'étudiassent. L'idée d'une association pareille nous prouve déjà la nécessité de l'observation intérieure en psychologie, puisque les médecins commencent à se convaincre que c'est uniquement par elle que l'étude de la valeur psychologique du cerveau acquiert plus d'importance. Il en résulte que la loi psycho-physique dont l'acquisition aurait été impossible sans l'observation intérieure, est éminemment psychologique, et qui peut nous dire si elle n'est pas également la loi fondamentale de notre vie psychique, si elle n'est pas l'expression la plus vaste des conditions dont dépend peut-être toute distinction ayant lieu dans notre esprit et par conséquent toute variété intérieure qui peut nous dire si elle ne deviendra pas un jour la loi directrice dans tout le domaine de la psychologie?

Il est vrai que les processus psychiques ne se laissent pas dans tous les cas mesurer et formuler mathématiquement. Mais la psychologie est-elle seule dans cette position fâcheuse? — Tant de sciences naturelles ne sont pas sorties jusqu'à présent de l'état d'expérience, et n'en sortiront pas encore de si tôt; la physiologie même ne saurait appliquer à ces recherches la méthode mathématique que dans des cas excessivement rares. Ce qui n'enlève pas aux autres sciences le caractère scientifique, doit-il l'ôter à la psychologie, à cette science qui est même plus avancée que les autres dans l'art de formuler mathématiquement et de mesurer exactement ses lois fondamentales?

Nous n'avons pas besoin de nous arrêter longtemps encore, après ce qui a été dit, sur le rapport entre la psychologie et la physiologie. Nous ajouterons seulement que la physiologie vient en aide à la première et qu'elle lui fournit principalement les moyens nécessaires au discernement des conditions primitives de la qualité de nos processus psychiques?

Quoique ces deux sciences s'unissent si étroitement l'une à l'autre, elles n'en sont pas moins complètement différentes, — et si nous parlons de psychologie physiologique, ce n'est que dans le même sens que nous parlons de physique mathématique. Que signifie la psychologie physiologique? — Cela veut dire une science qui étudie l'origine et la nature des phénomènes psychiques avec l'aide des recherches physiologiques, qui emploie la méthode et les expériences physiologiques pour découvrir la dépendance mutuelle entre les phénomènes psychiques et les fonctions organiques. Mais, de même que la physique ne devient pas mathématique par l'application de cette dernière, de même la psychologie ne cesse pas d'être une science à part, toute redevable qu'elle soit à la physiologie. C'est au détriment de ces deux sciences que la ligne de démarcation entre elles s'est effacée — cela provient de ce que les physiologistes ont été les premiers à étudier les rapports qu'il y a entre les processus nerveux et les impressions psychiques et sont parvenus les premiers à déterminer la nature réelle des premiers éléments de la vie psychique, tandis que les psychologues et les philosophes d'autrefois ne s'en sont pas occupés, faute de connaissances techniques nécessaires.


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