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La psychologie est-elle une science ? - Partie 2

Revue Philosophique de la France et de l'Etranger

En 1877, par Straszewski M.

C'est une chose digne d'attention que les découvertes ethnologiques viennent ratifier les droits scientifiques de la psychologie. Les ethnologues et les voyageurs les plus éminents sont d'avis qu'il n'existe et n'a jamais existé sur terre une race ou un peuple qui ne sache discerner les phénomènes intérieurs de la vie psychique de ceux du monde extérieur. Il n'est pas jusqu'aux peuples les plus barbares qui n'aient conscience de cette différence et n'attribuent l'origine de la vie psychique à une force intérieure ayant son foyer dans l'organisme. Il est vrai que chez ces derniers la force psychique est conçue matériellement, qu'ils se représentent l'âme sous la forme d'une flamme, d'un nuage, d'une vapeur, souvent sous celle d'un papillon ou d'un oiseau, mais ceci ne change en rien le fond de la chose et il n'en est pas moins un fait avéré que tous les peuples, il est même permis de dire que la généralité du genre humain reconnaît la nature distincte de la vie psychique, et en attribue l'origine à une force complètement différente de celle qui occasionne les phénomènes extérieurs. La dissemblance entre un organisme vivant et un organisme mort est en effet tellement frappante que l'homme qui possède la conscience immédiate de son existence est amené naturellement en observant la mort, — ainsi que l'a parfaitement démontré M. Taylor dans son livre Les origines de la civilisation, — à admettre que cet organisme mort a été abandonné par une force vivifiante intérieure. La foi en cette force va même si loin chez l'homme inculte qu'il ne peut se figurer un seul objet, ni un seul être dépourvu d'âme, et qu'il croit même la trouver là, où nul indice extérieur n'en trahit l'existence. L'animisme est une foi généralement répandue et a sa source dans la différence complète des processus intérieurs, considérés comme objet de notre savoir, de ceux qui ont lieu hors de nous. C'est donc ainsi que l'ethnologie indique au psychologue l'importance de son objet et la différence qui la sépare des sciences naturelles. Nous pensons que cette base ethnologique ne peut être sans valeur pour la psychologie envisagée comme une science à part.

Après ce qui a été dit sur les moyens de perception des phénomènes psychiques, nous voyons clairement que l'expérience intérieure est de la plus haute importance pour les recherches psychologiques, et nous sommes complètement d'accord avec M. Stewart pour accorder que c'est par l'expérience et par l'observation intérieure que Locke, Hume, Berkeley ont fait leurs principales recherches et sont parvenus à des résultats remarquables. Un psychologue qui rejetterait l'observation intérieure ferait sur nous la même impression qu'un astronome, qui désapprouverait l'usage de la vue dans ses observations astronomiques pour la seule raison qu'elle n'est pas suffisante lorsqu'il s'agit d'apercevoir les étoiles plus éloignées. Loin de dédaigner la vue, l'astronome l'arme au contraire de verres et de télescopes; de même le psychologue ne doit point rejeter l'expérience intérieure, mais la fortifier et la soutenir encore par d'autres moyens. Les expériences psycho-physiques de Weber et de Fechner, les avantages tirés des données physiologiques, les études comparées sur la vie psychique des organismes à de différents degrés de développement, enfin les recherches de pathologie mentale en rapport avec leurs causes physiologiques nous fournissent bon nombre d'exemples de la manière, dont l'expérience intérieure doit être soutenue et renforcée. Mais toutes ces recherches n'auraient pas été faites, si notre conscience intérieure ne nous renseignait sur l'existence des phénomènes psychiques, de même que les études astronomiques n'auraient pu avoir lieu si nous n'avions connaissance des corps célestes, et c'est à la vue que nous la devons. N'oublions pas cependant que ni la conscience, ni la vue ne sont les conditions de l'existence de l'objet de nos recherches, mais qu'elles sont les conditions de notre savoir par rapport à cet objet. L'objet par lui-même existerait sans elles, mais il n'existerait pas pour nous comme phénomène. Certains groupes de processus psychiques ont lieu chez les animaux aussi bien que chez les idiots, mais ni les uns ni les autres n'en savent rien.

Parmi les psychologues qui rejettent l'observation intérieure, il y en a qui pensent que l'objet étudié à l'aide de cette observation et le moyen de l'étudier ne font qu'une seule et même chose, et ils se croient autorisés par là à lui refuser toute valeur scientifique. Cette opinion est complètement erronée, car à l'aide de l'observation intérieure ce n'est pas l'observation elle-même que nous étudions, mais les processus psychiques qui ont eu lieu en nous et dont l'existence nous est connue. Nous en faisons l'objet de notre savoir et de nos pensées, nous réfléchissons sur leurs lois et sur leurs particularités, et de même que dans la physique l'objet des recherches, par exemple la lumière qu'on étudie, diffère de la pensée qui s'en occupe, de même ici le procès psychique que nous connaissons à l'aide de notre conscience diffère de la pensée qui est en train de l'examiner. C'est donc la plus grande erreur qu'un psychologue puisse commettre en fait de méthode que de rejeter l'observation intervenue, puisque c'est précisément elle, qui soutenue, par des moyens médiats et indirects, détermine le caractère spécial de la psychologie. — C'est uniquement à la conscience ou pour mieux dire à l'observation intérieure que la psychologie doit ses résultats les plus remarquables, tels que les lois de l'association et de la reproduction des processus psychiques ainsi que la loi psycho-physique.

L'observation occupe donc parmi les moyens de recherches dont dispose la psychologie une position centrale. C'est à elle que tout se réfère: d'un côté, l'expérience extérieure, ainsi que les résultats des sciences naturelles; de l'autre, ceux des études comparées, des recherches ethnographiques, statistiques et de la Culturgeschichte viennent lui prêter leur appui.

Afin de mieux comprendre cependant de quelle manière cet appui lui est donné et comment il se fait que la psychologie n'en est pas moins une science parfaitement limitée et indépendante, il convient que nous réfléchissions encore sur les traits distinctifs des recherches psychologiques et sur les particularités de leur objet, considéré relativement aux autres sciences. Commençons d'abord par examiner l'attitude de la psychologie vis-à-vis des sciences naturelles et spécialement vis-à-vis de la physiologie et de la physique.

Prenons comme exemple la lumière: Les phénomènes de la lumière sont sous certains rapports l'objet de recherches en physique, comme en physiologie et de même en psychologie. La physique étudie les processus extérieurs qui occasionnent la sensation de la lumière, la physiologie considère les changements produits dans notre organisme par ces processus, elle réfléchit sur les fonctions des nerfs de la vue mis par eux en mouvement, tandis que la psychologie a pour objet la sensation de la lumière en elle-même, envisagée comme phénomène intérieur dont l'existence nous serait inconnue sans l'aide de la conscience. Il est nécessaire de bien se rappeler de cette différence dans l'objet, pour comprendre non-seulement le caractère distinctif de la psychologie, mais aussi celui des sciences naturelles. Cette différence est tellement fondamentale que même les parties de la psychologie connues en Allemagne sous le nom de Psychologie physiologique et de Psycho-physique touchant de si près aux sciences naturelles ne peuvent être mises au nombre de ces dernières, à cause de la dissemblance complète de leurs caractères. Tous ceux qui s'occupent de psychologie connaissent certainement les recherches et les expériences que Weber et Fechner ont faites et qui les ont amenés à poser et à constater l'existence de la loi psycho-physique dans tout le domaine des sensations. Weber fut le premier à relever l'importance de cette loi pour les impressions fournies par le toucher. Il y arriva à l'appui d'expériences faites avec des poids, et en essayant de déterminer quelle devait être l'augmentation du poids tenu ou posé sur notre main, afin de produire un changement dans la sensation occasionnée par ce poids. Il tâcha donc de fixer au juste le surcroît du poids ne produisant aucune augmentation dans la force de la sensation et de découvrir le rapport qu'il y a entre l'augmentation du poids et celle de la force de la sensation. Quel a été ici l'objet réel de ses recherches? Est-ce le poids tenu en main? Nullement, — c'est la sensation occasionnée par ce poids. Ainsi ce n'est pas le phénomène extérieur, ce n'est pas le calcul du poids d'un corps, mais c'est l'effet intérieur produit par l'action du poids. L'erreur, ou pour mieux dire l'inexactitude de notre sensation, provenant du manque de changement en elle, quoiqu'il y ait eu surcroît de pesanteur, a été précisément pour lui l'objet de ses recherches. Mais comment Weber est-il parvenu à se convaincre du changement opéré dans notre sensation? Uniquement à l'aide de la conscience; car ce n'est pas le toucher qui aurait pu le lui apprendre. Le toucher lui a seulement fourni la matière de ses recherches, tandis que c'est la conscience intérieure qui lui a fait connaître le changement survenu dans la sensation et qui a été l'instrument dont il s'est servi pour le découvrir. — Les expériences psycho-physiques sur la sensation de la lumière faites par Fechner nous l'expliqueront plus clairement encore. Dans ces expériences décrites amplement dans ses « Éléments de psycho-physique » son attention n'a été nullement portée sur la lumière envisagée comme processus extérieur, mais sur la sensation considérée comme son effet. Il se demanda sous quelles conditions et d'après quelles lois le changement opéré dans l'action du facteur extérieur produisait un changement analogue dans notre sensation, changement sur l'existence duquel la conscience seule nous renseigne.


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