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Sur quelques-unes des illusions que produisent le dessin et la peinture artistiques - Partie 2

Revue scientifique

En 1888, par Soret J.L.

Cependant l'observation rigoureuse de ces règles de la perspective donne, dans certains cas spéciaux, des résultats très choquants dès que le spectateur s'écarte du point déterminé d'où le tableau doit être vu. C'est ainsi qu'une sphère en dehors du point de vue est représentée perspectivement par une ellipse et non par un cercle. Cette représentation, satisfaisante si l'observateur est bien placé, devient inadmissible pour toute autre position. De même, la perspective d'une colonnade parallèle au plan du tableau veut que la largeur des colonnes aille en augmentant à mesure qu'elles s'éloignent du point de vue, ce qui donne un effet intolérable dès que le spectateur s'écarte du sommet du cône de projection. Dans ces cas-là, ne pouvant admettre que son tableau ne doive être regardé que d'une place unique et par une seule personne à la fois, l'artiste déroge à la règle géométrique et déplace le point de vue pour ces objets spéciaux: obligé d'opter entre deux défauts, il se résigne à choisir le moins apparent. Il fait encore mieux quand, dans sa composition, il s'arrange pour éviter de semblables écueils; c'est affaire de tact et de sentiment.
De grands peintres ont quelquefois dérogé, volontairement, à la perspective pour des motifs d'un tout autre ordre. Ainsi, pour n'en citer qu'un seul exemple, dans la Transfiguration de Raphaël, le point de vue et la distance ne sont pas les mêmes pour les deux groupes de figures que comprend ce célèbre tableau. Or le groupe supérieur représente la partie miraculeuse et surnaturelle du sujet, tandis que le groupe inférieur en reproduit la partie humaine et naturelle. L'impression étrange d'une double perspective ne se prête-t-elle pas admirablement à évoquer dans l'esprit l'idée du prodige? Les corps transfigurés du Christ, de Moïse, d'Élie, sont grandis et transportés, comme par un mirage, au-dessus d'un horizon surélevé, céleste; mais la foule des disciples, des femmes, du démoniaque restent en bas sur la terre réelle dans son aspect ordinaire.
En résumé, et en tenant compte des dérogations dont nous venons de parler, nous pouvons conclure que la perspective est un moyen puissant, mais non l'élément capital de l'art; un dessinateur peut exceller dans cette partie de la technique sans pour cela être un bon peintre.

Occupons-nous maintenant de la distance à laquelle nous jugeons qu'est placée cette image illusoire que nous donne la peinture.
Si, comme nous venons de le voir, l'illusion de la distance relative des divers objets est facilement produite par la perspective et le dessin, il y a beaucoup plus d'incertitude sur la distance absolue à laquelle ces objets nous semblent situés et par conséquent sur leur grandeur apparente, sans que le vague de cette appréciation influence notablement l'impression artistique.
On a souvent dit que le cadre d'un tableau forme comme une fenêtre au travers et en arrière de laquelle on verrait la scène ou le paysage rendu par la peinture. Cette interprétation n'est que partiellement exacte.
Dans un très grand nombre de cas — je ne dis point dans tous les bons tableaux ou dessins, — le point le plus en avant des objets représentés semble, de fait, à la distance où l'on juge qu'est la toile elle-même. Cette impression est particulièrement sensible lorsque les objets à bord du cadre, surtout près des angles inférieurs, sont nettement déterminés, à contours précis ou à forme géométrique. Ainsi, dans un paysage, le sol qui forme le premier plan, s'il est bien accusé, paraîtra venir se terminer au cadre en le touchant. Il résulte de là que l'illusion de profondeur que donne le tableau consiste seulement dans le recul en arrière du cadre des objets qui sont en arrière du premier plan. — L'apparence est la même lorsqu'on regarde le tableau avec des jumelles de spectacle.

Je sais que l'assertion que je viens de présenter pourra paraître contestable à beaucoup de mes lecteurs. Je crois cependant pouvoir la considérer comme juste et exprimant un fait pour ainsi dire normal; seulement, comme les peintres ont une répugnance, facilement compréhensible, à arriver à cet effet de coïncidence du premier plan avec le plan même du tableau, ils cherchent à le faire disparaître par différents moyens que nous examinerons plus loin. En dehors de ces cas, si on se laisse aller à l'impression que l'on ressent, si l'on ne fait pas un effort mental pour éloigner le premier plan, on constatera facilement, je crois, l'exactitude de ce que j'avance.
Cette apparence de contact du premier plan avec le cadre provient principalement d'un effet de vision binoculaire, dont le jeu est particulièrement sensible en ces points-là. Quand on regarde une vue quelconque au travers d'une fenêtre, l'espace visible pour l’œil droit n'est pas le même que pour l’œil gauche; on voit plus loin à gauche de la fenêtre avec l’œil droit, et vice versa; ces différences d'étendue sont très appréciables. — En outre, que l'on regarde avec les deux yeux ou avec un seul, l'appréciation de la distance s'effectue facilement à l'aide de petits déplacements de la tète; cette action permet particulièrement de préciser la position relative de la base horizontale de la fenêtre et des objets situés en arrière. — Les deux yeux n'embrassent le même champ que pour les objets qui touchent à la fenêtre, par exemple, lorsqu'une branche d'arbre vient la frôler ou qu'une personne placée à l'extérieur s'appuie sur la tablette. Nous sommes donc habitués à considérer comme étant à la distance même de la fenêtre les objets marginaux dont l'image rétinienne touche celle du cadre pour les deux yeux à la fois et ne s'en écarte pas lorsque nous nous déplaçons. — Par analogie, en regardant un tableau, nous aurons une tendance à juger que les objets à bord du cadre sont à la distance même de la toile.

Il résulte de ce que nous venons de dire que le peintre doit, si possible, éviter de faire couper par le cadre des objets qui n'appartiennent pas au premier plan, quand la forme en est bien déterminée, ou s'ils sont de nature à attirer l'attention. Lorsqu'on néglige cette précaution, l'illusion de profondeur est gênée et il faut un certain effort mental pour restituer la perspective; l'illusion devient au contraire très facile, si les arrière-plans touchent au cadre par des surfaces uniformes ou peu précises, telles que le ciel, l'eau, un lointain vaporeux, du feuillage, la surface d'un mur, parce qu'alors l’œil n'a plus de point repère déterminé qui fixe la distance.
Il peut arriver que, dans une peinture, aucun dessin bien accusé ne touche le cadre; ce cas se présente souvent dans les portraits quand le fond est flou ou sombre. Alors, c'est le point le plus en relief que l'on tend à juger à la distance de la toile; ainsi s'il s'agit du portrait d'un personnage assis, de face ou de trois quarts, ce sont les genoux qui paraissent dans le plan du tableau, les autres parties étant en recul. Pour un portrait ne comprenant que le buste, ce sera le nez ou le front qui sembleront dans ce plan.
Cette apparence du personnage à fleur du cadre n'est pas favorable; il y a avantage à en reculer l'image en faisant entrer dans la composition quelque accessoire plus en saillie, mais un peu flou ou foncé, car nous verrons plus loin que les accessoires trop déterminés ont aussi leurs inconvénients.

Pour faire un tableau de grandeur naturelle, en entendant par ces mots que les objets représentés paraissent dans leurs dimensions réelles, la règle, d'après ce qui précède, sera de dessiner sans augmentation ni réduction de grandeur les objets les plus en saillie, particulièrement les parties du premier plan à bord du cadre. Le reste du tableau sera tracé avec la réduction voulue par la perspective et apparaîtra ainsi en recul du premier plan. Cette règle cessera naturellement d'être applicable et devra être modifiée, si le peintre réussit, par les moyens que nous indiquerons tout à l'heure, à donner l'impression que son premier plan est en arrière du plan du tableau.
Le dessin de grandeur naturelle n'est guère en usage que pour le portrait et pour de grands tableaux.

Pour les tableaux de petite ou moyenne dimension et pour les gravures ou dessins au crayon, on n'a généralement pas l'illusion de voir des objets, des arbres, des personnages de grandeur réelle, mais éloignés: on voit des objets plus petits que nature, mais rapprochés — des arbres, des personnages nains. Or cette appréciation de la distance et de la grandeur ne gêne nullement le sentiment artistique. D'ailleurs, le même fait se retrouve dans la sculpture; une figurine en porcelaine, en marbre ou en bronze fait incontestablement naître l'image du sujet qu'elle représente et provoque des impressions esthétiques, sans que, dans ce cas, il puisse y avoir erreur sur la grandeur ou la distance apparente. C'est là une preuve concluante en faveur de notre thèse que le peintre ne doit pas s'attacher à produire une complète illusion. L'imitation n'est pas le but de l'artiste, elle n'est que la langue dont il se sert pour exprimer sa pensée.
Ainsi que nous l'avons déjà dit, l'appréciation de la distance que nous venons de donner comme physiologiquement normale souffre des exceptions dont nous indiquerons quelques-unes.
La plus importante est celle qui résulte de la perspective aérienne. En imitant ce voile, cette buée légère que l'on aperçoit au devant des objets éloignés et qui atténue les différences de ton et d'intensité lumineuse, le peintre peut reculer son premier plan en arrière de la toile, surtout s'il n'amène pas à bord du cadre les points les plus saillants ou les plus accusés. C'est le moyen que les artistes emploient le plus généralement pour donner l'illusion d'éloignement dans leurs tableaux ou leurs dessins. Il réussit assez complètement, si l'ensemble de la vue représentée est elle-même éloignée, si ce qui, dans la nature, formerait le premier plan n'est pas compris dans le tableau et tombe au-dessous du cadre.

En second lieu, lorsque le premier plan représente une surface uniforme, — un sol sans détail saillant, une grève de sable, une prairie, particulièrement une nappe d'eau, — nous avons la tendance à la rejeter en arrière du plan du tableau. Les phénomènes de vision binoculaire dont nous avons parlé sont, en effet, beaucoup moins apparents dans ce cas que lorsqu'il s'agit d'objets à contours bien déterminés. — C'est encore là un moyen souvent utilisé par les peintres.
En outre, de l'eau baignant le bord du cadre est une chose trop étrange pour que nous ne fassions pas effort pour nous représenter autrement ce que nous voyons.
Il en est plus ou moins de même, toutes les fois que les objets situés au premier plan sont de telle nature qu'on ne puisse comprendre leur contact avec le cadre; par exemple, une maison dont on ne voit que les étages supérieurs, un arbre dont on n'aperçoit pas le pied, etc. Mais ce procédé ne saurait être recommandé d'une manière absolue; excellent s'il s'agit d'une nappe d'eau ou d'une autre surface uniforme, il est le plus souvent mauvais dès que les objets que coupe le cadre sont nettement déterminés, parce qu'il faut trop d'effort pour se les représenter en arrière.
Ces divers moyens de reculer l'image illusoire que produit la peinture ne réussissent pas toujours jusqu'à faire apparaître les objets en grandeur réelle; dans les petits tableaux particulièrement, la représentation reste habituellement plus petite que nature, ce qui, nous l'avons dit, n'empêche point l'effet artistique.

Les peintures colossales et très éloignées, comme on en voit dans quelques grands édifices, ne paraissent pas plus grandes que nature. Cela provient de ce que nous apprécions mal les grandes distances; nous avons la tendance à les sous-estimer, et il nous est plus aisé de nous représenter les figures comme étant plus près de nous, plutôt que de les voir sous des dimensions auxquelles nous ne sommes pas habitués.
Quelquefois certaines parties d'une peinture paraissent en avant de la toile et semblent, comme on dit, « sortir du cadre ». Il n'est pas difficile de se rendre compte de cet effet. La perspective des objets, c'est-à-dire leur projection conique, peut aussi bien être tracée sur un plan en arrière d'eux que sur un plan placé entre eux et le peintre (comme dans l'hypothèse de la glace de Léonard de Vinci). Dans ce cas, si le spectateur est bien au point de vue, l'illusion due à la perspective doit lui représenter des objets situés en avant de la toile. Cet effet est cependant limité aux parties qui ne sont pas au bord du tableau; on ne comprendrait pas, en effet, que des objets dessinés tout près du cadre puissent paraître à la fois en avant de lui et coupés par lui (sauf dans quelques cas spéciaux, comme l'imitation d'un bas-relief encadré lui-même). Mais si les objets à bord du cadre ne sont pas ceux qui sont le plus en saillie, s'ils appartiennent à un plan moyen, et si en même temps ils sont bien déterminés par leur forme ou leur nature, ce sont eux qui apparaissent à la distance de la toile; le premier plan semble alors sortir du cadre, tandis que les arrière-pians paraissent, comme d'habitude, en arrière du plan du tableau. C'est ainsi qu'un personnage penché en avant ou tendant la main sortira en partie du cadre, si en même temps on voit ses pieds reposant sur le sol près de la ligne du cadre. — Je n'insiste pas sur les conditions accessoires et les artifices pouvant favoriser cette illusion qui a été parfois utilisée dans la peinture.

Une autre preuve que ce n'est pas l'imitation servile des objets qui provoque la sensation esthétique, c'est que les caractères produisant le plus d'effet sont souvent les moins propres à être rendus de fait par la peinture. Le dessin et la couleur ne peuvent représenter le mouvement; l'artiste, toutefois, parvient à en donner l'impression. Les moyens qu'il emploie pour y arriver présentent de l'intérêt et méritent d'être examinés.
Lorsqu'un arbre est agité par le vent, ses rameaux s'inclinent tous sous cette impulsion. Le peintre qui veut représenter une forêt pendant le vent dessinera les branches toutes penchées dans la direction voulue, et cela fera naître intuitivement dans l'esprit du spectateur l'idée du vent; et cependant les arbres du dessin restent immobiles, tandis que, dans le modèle, le fait frappant est l'agitation. Le vent peut encore être traduit par les vagues sur une étendue d'eau, par les tourbillons de poussière soulevée, etc., c'est-à-dire par des conséquences du phénomène principal, conséquences que la peinture est susceptible de rendre jusqu'à un certain point, tandis qu'elle est impuissante à reproduire le mouvement lui-même.


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