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Sur quelques-unes des illusions que produisent le dessin et la peinture artistiques - Partie 3

Revue scientifique

En 1888, par Soret J.L.

De semblables procédés sont applicables à bien d'autres cas de mouvement. Les gestes des personnages, la mobilité d'expression des figures, le vivant, s'imitent par des moyens analogues; le peintre choisit les poses qui frappent le plus les regards, qui restent dans la mémoire, qui sont par suite le plus propres à faire surgir dans l'esprit les sentiments qui s'associent à ces mouvements. C'est tout un monde qui s'ouvre à l'artiste, monde intellectuel plus que matériel, qui lui fournit les ressources esthétiques les plus élevées.
Lorsqu'un corps se meut rapidement devant nous, nous n'en avons qu'une perception très imparfaite si nos yeux restent fixés sur d'autres objets immobiles; le corps qui passe n'apparaît que comme une traînée confuse, parce que son image se déplace à chaque instant sur la rétine. Mais si nous suivons de l’œil le corps en mouvement, nous le distinguons beaucoup mieux parce que l'image tombe constamment sur la même partie de la rétine; nous nous mettons ainsi dans des conditions analogues à celles d'un astronome observant avec un équatorial qui suit le mouvement d'un astre. Par exemple, nous reconnaissons parfaitement les personnes assises dans une voiture roulant rapidement, lorsque nous les accompagnons des yeux pendant leur déplacement; de même en voyant passer un train de chemin de fer, nous pouvons compter les wagons et en distinguer beaucoup de détails qui nous échapperaient si, au lieu de suivre le train du regard, nous fixions les yeux sur un point quelconque du paysage.
Ce moyen simple de percevoir les objets qui se déplacent n'est applicable que si le mouvement n'est ni trop rapide, ni trop compliqué, ni trop imprévu. Ainsi, dans une voiture qui passe très vite, nous voyons nettement les personnes qu'elle contient, mais les rayons des roues ne se distinguent pas et n'apparaissent que comme chatoiement confus, parce que l’œil serait forcé à une évolution très complexe pour en suivre le mouvement. Cette impossibilité se présente assez généralement quand le corps est animé à la fois d'un mouvement de translation et d'un mouvement de rotation ou de balancement. Ainsi pour voir nettement les rais d'une roue de voiture, il ne suffirait pas que le regard suivît la cycloïde décrite dans l'espace par un point de la roue, il faudrait encore que l’œil pût tourner lui-même autour de son axe pour compenser les mouvements d'inclinaison du rayon qui passe par toutes les positions angulaires à chaque rotation de la roue.

L'artiste se sert souvent de cette apparence indistincte de certaines parties d'un corps mobile pour faire naître l'impression du mouvement; ainsi en conservant notre exemple, il donnera la représentation de la vitesse d'une voiture en faisant les rais des roues très indistincts et en imitant de son mieux l'impression qu'ils nous produisent dans la réalité; les autres parties de la voiture que nous avons l'habitude de suivre des yeux peuvent être dessinées nettement. L'exemple que nous venons de citer est extrême dans son genre; mais pour des déplacements plus lents, un certain flou dans les parties dont le mouvement est compliqué facilite l'impression générale d'une translation; ainsi on donne de la vie à la peinture d'un homme en marche en accentuant moins les contours des pieds et des jambes que ceux du corps ou de la tête; en effet, en regardant un homme marcher, l’œil en suit le mouvement progressif et presque uniforme du corps, tandis que les pieds ont une vitesse très inégale.
Dans les allures rapides d'un animal, les membres locomoteurs ont un mouvement périodique assez complexe; mais on les distingue néanmoins avec une assez grande netteté relative dans certaines périodes du déplacement. Prenons comme exemple un cheval au galop; nous pourrons le regarder de deux manières; ou bien en suivant du regard le corps ou la tête dans leur mouvement uniforme; ou bien en fixant notre attention sur les jambes et les pieds, de sorte que notre œil effectue lui-même des mouvements périodiques.

Dans le premier cas, qui est le plus habituel, nous distinguons assez bien les jambes et les sabots du cheval quand ils sont à l'extrémité antérieure ou postérieure de leur oscillation, parce que, pendant ce moment très court, ils ont la même vitesse que le corps lui-même ou, en d'autres termes parce qu'ils ont un minimum de vitesse relativement au corps; dans les intervalles, les pieds ont une vitesse considérable par rapport au corps et l'on ne perçoit qu'une traînée confuse. En conséquence, le dessinateur, pour faire un cheval au galop, représente l'animal dans une de ces positions de visibilité des jambes; le spectateur retrouve ainsi une des formes qu'il est habitué à voir et qui caractérisent pour lui l'allure du galop.
Dans le second cas, l’œil cherche d'un mouvement saccadé à suivre les périodes du mouvement absolu des membres du cheval, et c'est quand les sabots touchent le sol et sont réellement en repos pendant un instant, que la vision en est le plus nette. Les peintres reproduisent quelquefois ces positions; de fait, elles sont fautives en ce sens que le corps est vu très indistinctement si l’œil s'attache à suivre le mouvement des pieds. Mais comme le spectateur reconnait aussi ces positions, elles lui donnent encore l'impression du galop.

Dans un tableau représentant une troupe de chevaux, par exemple, une charge de cavalerie, il n'y a de fait que deux ou trois positions reproduites entre une infinité d'autres par lesquelles passent réellement les divers chevaux. Ces dernières positions ne peuvent être utilisées par le peintre, car le spectateur ne les reconnaîtrait pas, elles ne lui sont pas familières, elles produiraient une impression nouvelle et non une impression réitérée. La photographie instantanée peut les saisir, et rien n'est plus bizarre que les figures auxquelles elles donnent lieu, rien ne ressemble moins au galop d'un cheval.
Une illusion qui apparaît particulièrement dans les portraits consiste en ce que la figure représentée semble suivre du regard le spectateur, quand celui-ci se déplace tout en contemplant le tableau. Cette illusion se produit toujours lorsque le peintre a représenté le modèle le regardant les yeux dans les yeux; elle est encore très sensible pour une direction du regard voisine de celle que nous venons d'indiquer. L'apparence de mouvement qui en résulte donne une grande vie à la peinture et reproduit une impression très habituelle, car, quand, dans une conversation, une visite, on est en présence d'une personne, elle vous regarde ordinairement et vous suit des yeux. Le portrait rend donc sous ce rapport l'effet de la réalité et, dans la majorité des cas, l'artiste ne manque pas de profiter de cette ressource.
Ce moyen de figurer le mouvement n'est pas spécial au portrait uniquement, il est souvent utilisé dans les tableaux de genre ou d'histoire à côté de ceux que nous avons déjà cités.

L'illusion n'est pas restreinte au regard seul; la tête, le corps même semblent tourner en même temps que les yeux; c'est là un fait général; en voici l'explication:
Supposons que nous regardions un tableau appliqué contre une paroi verticale; mettons-nous d'abord rigoureusement à la place que le peintre occupait en faisant son dessin, nous serons dans la position où l'illusion que donne la perspective est la plus facile et la plus parfaite. Maintenant, déplaçons-nous latéralement, en nous portant légèrement à droite ou à gauche; le dessin, vu un peu de côté, conservera sans altération les dimensions dans le sens de la hauteur; ses dimensions dans le sens de la largeur seront toutes légèrement réduites; mais leurs rapports de grandeur ne seront pas notablement altérés. Par suite, l'image qui se formera sur notre rétine sera très analogue à ce qu'elle était précédemment, elle sera seulement un peu plus étroite. Nous pouvons donc éprouver l'illusion qu'en arrière du cadre se trouve un objet presque identique à celui que nous voyons en regardant normalement; mais cet objet n'est plus dans la même direction que précédemment; il s'est déplacé en sens inverse du mouvement que nous avons fait nous-mêmes, et simultanément, il a tourné de manière à nous présenter toujours la même face. Le déplacement latéral n'est sensible que pour un objet paraissant en arrière du plan du tableau; il est nul si l'objet nous semble à la distance de la toile. L'illusion d'une rotation se produit dans tous les cas.

Pour plus de clarté, prenons quelques exemples.
Supposons un portrait de face, regardant le spectateur. Plaçons-nous d'abord de sorte que notre rayon visuel soit normal à la surface du tableau. Le visage représenté étant vu de face, les deux oreilles, ainsi que les deux yeux, sont à égale distance du nez; dans chaque œil, nous voyons le blanc à droite et à gauche de l'iris. Maintenant, déplaçons-nous un peu: dans l'image que nous voyons alors, les oreilles, comme les yeux, sont toujours très approximativement à égale distance du nez; ils se sont seulement un peu rapprochés; il y a toujours du blanc de part et d'autre des iris. Donc cette image nous donnera toujours l'illusion d'une figure vue de face, mais comme nous nous sommes déplacés de gauche à droite, par exemple, notre rayon visuel a changé de direction; nécessairement l'image d'illusion nous apparaît dans le prolongement de ce nouveau rayon visuel; par suite, nous avons l'impression que la figure s'est déplacée à gauche en même temps qu'elle a tourné pour faire toujours face au spectateur. Le déplacement latéral est habituellement peu apparent dans un portrait, parce que, d'après ce que nous avons dit précédemment, la distance à laquelle nous jugeons la figure représentée s'écarte peu du plan du tableau.
Les apparences seraient tout autres si, en nous déplaçant, nous considérions une figure réelle; le nez étant en saillie se profilerait sur la joue et la symétrie du visage disparaîtrait dès que nous cesserions d'être exactement en face de la figure.
On remarquera que la couleur, les ombres, le clair-obscur, conservent leurs relations, de sorte qu'ils contribuent à l'effet indiqué; la direction de la lumière qui éclaire le tableau a donc tourné aussi en même temps que la figure.

Nous avons pris l'exemple d'un portrait de face pour plus de simplicité; avec un portrait de trois quarts ou de profil, l'effet serait le même, le rapport des dimensions dans le sens horizontal n'étant pas sensiblement altéré par le changement de position du spectateur.
Les tableaux d'animaux fournissent de fréquents exemples de ces effets de déplacement. Ainsi, on voit souvent à la devanture des marchands d'estampes un cheval de course, vainqueur du dernier grand prix, représenté galopant sur une piste parallèle au plan du dessin. Regardez-le en vous plaçant en face; vous avez nettement l'impression que c'est bien dans cette direction, c'est-à-dire parallèlement à la rue où vous vous trouvez, que le cheval est lancé; il passe devant vous, disons de droite à gauche. Maintenant déplacez-vous en faisant un pas à droite: le cheval a tourné et semble prêt à traverser obliquement la rue. L'illusion est plus ou moins complète suivant les conditions d'encadrement, de disposition des lieux.
Je possède un bon tableau représentant un groupe de moutons; l'un d'eux est vu par derrière, en raccourci complet, de sorte que les jambes de derrière démasquent à peine celles de devant; le mouton est gras et bien râblé. — Le tableau est pendu contre la paroi est de mon salon. Si je le regarde normalement à cette paroi, j'ai naturellement l'impression que le mouton est tourné vers l'est. Maintenant, je me déplace notablement en me rapprochant de la paroi sud du salon, et de manière à voir le tableau sous un angle de 45°; le mouton me semble alors incontestablement tourné vers le nord-est; sa direction n'est plus perpendiculaire à la paroi, elle est fortement inclinée. En même temps le mouton est devenu très maigre, son échine est en dos d'âne; il s'est produit une anamorphose considérable. Ces effets sont beaucoup plus sensibles lorsqu'on regarde avec une lorgnette de spectacle qui cache le cadre dont la perspective oblique détourne l'attention et nuit à l'illusion. La toile elle-même semble avoir tourné et n'être plus appliquée contre la paroi. Cette dernière illusion est très curieuse, car elle montre que, même dans ce cas, l’œil n'a pas perdu le sentiment qu'il est en présence d'une surface plane; seulement il en apprécie fautivement la position.

L'anamorphose dont nous venons de parler, et qui a comme effet un rétrécissement de la largeur du visage lorsqu'on regarde un portrait sous un angle un peu fort, altère beaucoup la ressemblance. Une anamorphose en sens contraire se produit quand le portrait est placé trop haut; la figure diminue de hauteur, l'ovale du visage se raccourcit. On atténue cet inconvénient en penchant le tableau en avant au lieu de l'appliquer contre la paroi. Pour les peintures murales, l'artiste compense quelquefois l'effet d'une trop grande hauteur en allongeant les dimensions dans le sens vertical.
Je citerai encore un exemple de ces déplacements apparents. Supposons un tableau représentant un château, qui forme le sujet principal et sur lequel se fixe l'attention; puis, en arrière-plan, une montagne. Si, en regardant cette peinture, nous nous déplaçons latéralement d'un mouvement prompt, la montagne, semble se transporter vivement en sens contraire, ce qui produit un effet très étrange. Cette impression se manifeste avec toute peinture d'un sujet attirant le regard et se détachant sur un fond de paysage plus éloigné ou sur l'intérieur d'un édifice. Elle est naturellement atténuée quand le spectateur se déplace lentement.

L'artiste doit tenir grand compte de ces illusions qui peuvent être favorables ou fâcheuses. Elles donnent de la vie aux corps animés, mais elles peuvent choquer dès qu'elles se font ressortir sur des objets qui doivent être immobiles par nature. C'est pour cela que, dans un portrait, les accessoires fixes, de formes accusées, sont souvent d'un mauvais effet. Le personnage d'un portrait, presque isolé sur un fond assez obscur, avec quelques accessoires un peu vagues, est bien plus vivant que s'il est assis à une table, ou s'il se détache sur un fond architectural. Dans le premier cas, les illusions de mouvement dont nous venons de parler reproduisent une impression connue et familière; dans l'autre cas, elles sont d'un effet bizarre qui ne nous rappelle rien de ce que nous voyons dans la nature.


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