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L'explication du sentiment - Partie 3

Revue de métaphysique et de morale

En 1897, par Halévy E.

Ou bien (c'est le second parti à prendre) l'identification établie par le langage entre les deux formes de la douleur, « morale » et « physique », est légitime: alors il faudra, pour que cependant la théorie reste vraie, considérer le plaisir et la douleur comme deux émotions simples qui accompagnent des réactions de l'organisme. Or cela même se peut entendre de deux façons. Si l'on cherche à adapter l'hypothèse à la représentation schématique de l'action réflexe, il suffira donc, pour réfuter cette hypothèse, d'une découverte physiologique, telle que, par exemple, la découverte de l'existence de nerfs dolorifères, semblables aux nerfs auditifs ou visuels. Si, au contraire, on essaie d'une nouvelle interprétation des phénomènes dont le système nerveux est le siège, on pourra, en admettant, par exemple, que, « dans la sensation subjective qui suit la transmission de l'excitation périphérique au sensorium », il y a déjà eu réaction de l'organisme individuel sur l'impression extérieure, se soustraire au contrôle de l'expérience. Hypothèse, d'ailleurs, philosophiquement très justifiable. Si tel objet, agréable à voir, à goûter, à palper, pour tel individu, est désagréable pour tel autre, la meilleure façon d'expliquer ces deux affections contraires, c'est de dire que les deux individus ne réagissent pas de la même manière sur l'impression extérieure. Mais, en dernière analyse, ce qui est vrai de l'agréable et du désagréable doit l'être aussi du doux et de l’amer, du blanc et du noir, ou, d'une manière générale, de toutes les qualités sensibles, de toutes les impressions qui sont dites subjectives, parce qu'elles impliquent, outre l'action de l'objet sur le sujet, la réaction du sujet sur l'objet; si l'on entend par catégories les formes irréductibles d'affirmation, les modes inanalysables de réaction de l'esprit sur les choses, les qualités sensibles sont autant de catégories, catégories qui diffèrent d'individu à individu, sont incommunicables de l'un à l'autre, et que, en conséquence, par opposition aux catégories de l'entendement, aux catégories du sens commun, on pourrait appeler les catégories du sens individuel. Ainsi interprétée, la théorie physiologique des émotions perd autant en précision qu'elle gagne en généralité. Ce qu'il faut dire de l'émotion, il faut le dire du plaisir et de la douleur, il faut le dire de toutes les qualités sensibles: tout état de conscience, sans exception, accompagne une réaction organique. Mais, d'un autre côté, ce qu'il faut dire du mouvement centrifuge, celui qui se produit dans la seconde partie de l'arc réflexe, à savoir qu'il constitue une réaction de l'organisme, il faut le dire aussi des mouvements qui se produisent au centre nerveux, entre le dernier élément sensitif et le premier élément moteur; il faut le dire encore du mouvement centripète lui-même, qui se propage de la périphérie au centre, d'élément à élément, par une série d'actions subies et de réactions: tout phénomène physiologique ayant pour siège le système nerveux est de nature telle que l'action ne s'y sépare pas de la réaction. Voici donc à quelle forme rudimentaire, si l'on acceptait ce dernier point de vue, se réduirait la théorie: tout état de sentiment est l'équivalent psychique d'une altération de l'organisme physiologique.

William James a suggéré un procédé de vérification expérimentale de la théorie, dont peut-être l'examen nous permettra de résumer les objections qui précèdent sous une forme plus frappante. Il propose, non plus de provoquer ou d'abolir la réaction organique, afin de voir si cela suffit pour provoquer ou abolir l'émotion correspondante, mais bien, tout en laissant se produire la réaction organique, d'abolir la conscience de cette réaction et de voir si cela suffit pour abolir le sentiment, auquel cas la théorie serait démontrée. « On aurait, écrit-il, une preuve positive de la théorie si nous pouvions trouver un sujet frappé d'anesthésie absolue, interne et externe, mais non paralytique, de telle sorte que les objets qui inspirent les émotions pourraient susciter en lui les expressions corporelles habituelles mais qui, – lorsqu'on l'interrogerait, dirait qu'aucune affection subjective d'ordre émotionnel n'était sentie. » Seulement, pour que l'expérience fût probante, deux conditions devraient avoir été réalisées. Il faudrait avoir démontré, d'abord, qu'il est possible d'isoler dans l'organisme la fonction sensitive d'avec la fonction motrice, de produire une anesthésie sans produire une paralysie correspondante, ou inversement: c'est ce qui a été contesté, et le fait que la possibilité d'une pareille décomposition expérimentale des fonctions physiologiques reste encore à prouver confirme ce que nous avons dit plus haut, sur l'impossibilité d'isoler, psychologiquement, l'émotion de la représentation. Il faudrait démontrer encore que le travail de l'intelligence, la fonction de représentation, ne suppose pas déjà une réaction de l'organisme sur les impressions extérieures, qu'une anesthésie n'est pas déjà, en soi, une paralysie c'est, sous une forme nouvelle, notre seconde objection de tout à l'heure. Bref, il faut toujours en revenir au même point. Ou bien la notion de réaction organique est une notion scientifique bien définie, la réaction est constituée par la seconde partie de l'action réflexe: alors, si la théorie était vraie, elle présenterait un caractère scientifique. Mais elle n'est pas susceptible de vérification expérimentale. Ou bien la notion de réaction organique perd ce caractère de détermination, elle est considérée comme convenant à tous les phénomènes du système nerveux sans exception. Mais alors la théorie, même si elle est vraie, ne présente plus le caractère d'une théorie scientifique, elle ne contient que l'énoncé d'un postulat métaphysique.


II

En fait toute la force de la théorie physiologique, considérée maintenant sous sa forme la plus générale, réside dans une argumentation d'ordre métaphysique. Selon l'opinion courante, l'ordre dans lequel se succèdent les phénomènes constitutifs de l'émotion serait le suivant: d'abord viendrait l'idée, la représentation – puis l'état de sentiment proprement dit – enfin la réaction physiologique, expression de l'émotion. Or la première objection, celle de Descartes et de William James, c'est qu'entre la représentation et l'émotion il y a solution de continuité, et que la relation de cause à effet n'est pas concevable entre ces deux termes hétérogènes: « Sans les états corporels, qui suivent la perception, écrit William James, celle-ci serait purement intellectuelle dans sa forme, pâle, sans couleur, privée de chaleur affective. » Et – seconde objection, celle sur laquelle Lange insiste – l'état de sentiment ne contient pas la raison de la réaction organique qui est interprétée comme en étant l'expression. L'observation du sentiment de tristesse explique-t-elle pourquoi on pleure de tristesse? « L'angoisse psychique peut-elle expliquer pourquoi l'on pâlit et pourquoi l'on tremble? » D'où la nécessité prétendue d'opérer un renversement de point de vue et de considérer, tout au contraire, l'état de sentiment comme conditionné par l'état organique.

Mais, en réalité, une fois effectué le changement de point de vue, la difficulté métaphysique demeure. On ne veut pas que le phénomène physiologique soit l'effet du phénomène psychique, parce qu'entre le physique et le psychique il y a solution de continuité, parce que le premier terme est hétérogène par rapport à l'autre: mais la même raison vaut pour empêcher que le phénomène physiologique soit la cause du phénomène psychique. De même on ne veut pas que la représentation soit conçue comme étant la cause du sentiment, parce que les deux phénomènes ne sont pas du même ordre. Objection qui a bien sa valeur. Soient deux sentiments distincts, tels que l'espérance et la crainte: si l'on cherche à expliquer ces sentiments par les idées qui les accompagnent dans la conscience. On observera que les deux sentiments présentent intellectuellement un trait commun: l'un et l'autre se rapportent à l'idée d'un événement futur. Mais cette ressemblance est tout extrinsèque, et n'implique aucune ressemblance entre les sentiments en tant que sentiments: le sentiment de crainte est une certaine affection originale de l'âme, dont tout ce qu'on peut dire c'est qu'elle diffère de l'espérance comme elle diffère de l'angoisse, de la colère, de la pitié, comme le rouge diffère du bleu, de l'amer, ou du parfum de la violette. Or ce qu'il faut dire de la relation qui est entre la représentation et le sentiment, il faut le dire aussi de la relation que le sentiment soutient avec son accompagnement physiologique. Lange, pour justifier une étude physiologique des sentiments, invoque l'analogie de la théorie des couleurs. « L'étude des couleurs, écrit-il, n'a pu être scientifique, tant que les individus n'ont connu que les effets subjectifs qu'ils éprouvaient; elle le devint le jour où Newton découvrit un caractère objectif, la différence de réfrangibilité des rayons colorés. » Mais ailleurs Lange reproche précisément à la théorie purement psychologique du sentiment de faire « de l' émotion un état tellement subjectif qu'il échappe à toute définition, comme la perception du bleu ou du rouge ». La perception du bleu et du rouge est donc demeurée, de l'aveu de Lange, après comme avant Newton, purement subjective; et l'originalité de la physique moderne, par opposition à la physique qualitative d'Aristote et des scolastiques, est d'avoir renoncé à l'explication des impressions subjectives en tant que telles, et de substituer à l'étude directe de celles-ci l'étude, tout extrinsèque, d'un équivalent mécanique. Si le mouvement étudié constitue en effet le caractère objectif du phénomène psychique, il est nécessairement hétérogène par rapport à celui-ci, qui est essentiellement subjectif. Du sentiment, comme de la sensation proprement dite, il y a aussi loin à un mouvement qu'à une représentation.


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