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L'explication du sentiment - Partie 4

Revue de métaphysique et de morale

En 1897, par Halévy E.

Il semble donc que la théorie physiologique des émotions ne constitue pas un progrès sur la théorie intellectualiste. En effet elle prétend expliquer les émotions en les ramenant à des mouvements dans l'espace. Or le mouvement en soi, comme l'espace en soi, est inconcevable: il ne saurait exister que par rapport à une pensée, il n'a qu'une existence représentative. L'opposition du sentiment et du mouvement, du psychique et du physique, se réduit donc à la seule opposition qui soit vraiment irréductible et fondamentale, celle de l'affectif et du représentatif: et la théorie dite physiologique du sentiment se ramène à la théorie intellectualiste convenablement interprétée. La théorie intellectualiste serait absurde si elle disait que le sentiment de crainte est la représentation d'un danger futur, elle se borne à expliquer le sentiment par son association extérieure avec cette représentation. La théorie physiologique serait également absurde si elle définissait le sentiment comme étant la représentation de certaines modifications de nos organes, sous l'influence de notre système nerveux; elle cesse d'être absurde, mais elle est, comme la théorie intellectualiste et de la même façon que celle-ci, une explication extrinsèque, si elle se borne à expliquer le sentiment par son association avec cette représentation.

Mais il convient d'ajouter que la théorie physiologique des émotions, ainsi interprétée, complète et précisé en un certain sens la théorie intellectualiste. Dans la théorie intellectualiste, tout sentiment accompagne la représentation d'un événement passé, présent et futur, prochain ou lointain dans le temps et l'espace: un ami est ému de tristesse, de pitié, de colère, par le récit de la mort d'un ami. Mais, dans dette théorie, il subsiste comme une lacune: pour que la mort d'un ami, événement en quelque sorte historique, susceptible d'être localisé dans le temps et l'espace, puisse m'intéresser, il faut qu'elle puisse, au sens propre du mot, me toucher, que je sois soumis, de mon côté, à des relations temporelles et spatiales, que je m'attribue une existence dans le temps et l'espace, c'est-à-dire en d'autres termes un corps. Or c'est ici que la théorie physiologique des émotions, identique dans son essence à la théorie intellectualiste, permet cependant de compléter celle-ci: elle conçoit tout état de sentiment comme accompagnant non pas la représentation d'un événement temporel ou spatial, mais bien la représentation de la relation d'un événement temporel et spatial avec les événements de ma vie organique.

De plus ce n'est pas une raison, parce que l'explication physiologique des sentiments, identique, en son fond, à l'explication intellectualiste, est une explication extrinsèque, pour la condamner et la rejeter. Selon la remarque de Lange, on peut bien se refuser à expliquer le sentiment, et déclarer « que la chose n'a besoin d'aucune définition particulière, puisque chacun peut s'éclairer suffisamment par sa propre expérience: nous savons tous ce que c'est que la joie et la tristesse »; mais « tant qu'on s'en tient à une conception aussi subjective des émotions, toute analyse scientifique de leur contenu est naturellement impossible ». Peut-être même cette prétendue connaissance immédiate des sentiments mérité-t-elle à peine le nom de connaissance. Tout ce que l'on peut dire en effet d'une affection de l'âme, d'une impression subjective en tant que telle, c'est qu'elle diffère de toutes les autres, et également de toutes les autres: c'est ici le règne de la différence pure, dont toute ressemblance est exclue. C'est ce qui est vrai des qualités sensibles en général. Une couleur déterminée ne diffère pas plus d'un son quelconque qu'elle ne diffère d'une autre couleur déterminée. Si, après cela, nous avons appris à grouper nos sensations en sensations tactiles, visuelles, auditives, et ainsi de suite, c'est uniquement, semble-t-il, parce que nous avons appris à distinguer nos sensations en tant qu'elles affectent telle ou telle partie déterminée, tel ou tel organe de notre corps la seule ressemblance qu'il y ait entre les deux qualités sensibles du bleu et du rouge, c'est que nous les connaissons comme perçues l'une et l'autre par l'organe de l'œil. Pour organiser nos impressions subjectives, il nous faut leur assigner des conditions susceptibles d'être représentées à notre intelligence; pour connaître notre âme, il nous faut connaître notre corps.

Un doute subsiste cependant: ce que l'on est disposé d'accorder au sujet des sensations représentatives, cela est-il également vrai des sensations affectives? les sensations ne se classent-elles pas spontanément, avec une évidence qui ne suppose l'intervention d'aucun jugement, en sensations agréables et sensations désagréables? Il n'est pas certain, en réalité, que cette dernière distinction, plus que la distinction, par exemple, des sensations visuelles et des sensations auditives, soit une donnée immédiate de la conscience sensible. Observons d'abord que, si nous avions vraiment affaire ici à une évidence sensible absolue, il ne devrait pas se trouver un seul système philosophique pour nier la distinction du plaisir et de la douleur, comme de deux réalités irréductibles l'une à l'autre. Or il s'est trouvé, sans doute, peu de philosophes pour nier la réalité de la douleur, quoique certaines théories intellectualistes, en assimilant la douleur à la représentation d'une « moindre perfection », aient tendu à l'irréaliser autant que possible; mais, en revanche, depuis l'origine de la pensée philosophique, on a souvent contesté la réalité du plaisir, on a tenté d'identifier l'apparition du plaisir à la simple suppression d'une douleur: il n'est donc pas évident que le plaisir soit une forme simple et irréductible de la sensibilité. Il existe de plus un phénomène psychologique de nature paradoxale, et dont l'interprétation semble tendre à la même conclusion. Le plaisir et la douleur ne s'opposent pas comme s'opposent l'une à l'autre deux réalités contraires, si vraiment il arrive que nous éprouvions du plaisir à souffrir, ou que la douleur devienne pour nous un plaisir. Pour apaiser une douleur sourde et persistante, je provoque une douleur aiguë, qui, dans les circonstances, constitue pour moi un plaisir. L'ascétisme et la mortification ont leurs voluptés. Les misères et les ridicules qui me feraient souffrir dans la vie réelle, deviennent, lorsqu'elles sont la matière d'une tragédie ou d'une comédie, la source de souffrances agréables. Dira-t-on qu'il y a ici une illusion du langage, que ce n'est pas la souffrance qui est agréable, mais que la souffrance est, dans les circonstances, associée à l'idée d'un plaisir, qui contre-balance, et au delà, la souffrance? Dira-t-on, par exemple, que l'ascète jouit non pas de sa souffrance, mais de l'espoir du salut ou de l'orgueil d'avoir vaincu la souffrance? Peut-être; mais l'apparence est que l'impression subjective est, en même temps, et prise en elle-même, agréable et douloureuse. Admettons donc, si l'on veut, que l'impression est agréable non pas en soi, mais seulement par association; rien ne nous interdit alors, l'observation des faits nous prescrit bien plutôt d'étendre ce procédé d'interprétation, et de dire que c'est par association, et non pas en soi, que l'impression est dite non seulement agréable, mais, encore douloureuse. Supposons que la distinction du plaisir et de la douleur, la classification des sensations en agréables et désagréables, n'ait rien de primitif, mais que notre activité ait pris l'habitude de réagir d'une certaine manière contre les impressions nuisibles, destructives, pour les fuir, et d'une autre manière contre certaines autres impressions, utiles et favorables à la vie, pour les rechercher, il se produira une classification de toutes les sensations selon qu'elles sont habituellement ou recherchées ou évitées. Les premières seront dites agréables, les secondes désagréables. Que maintenant une certaine impression, irréductible, en tant qu'impression, à toute autre, nous apparaisse, dans un instant donné du temps, par l'effet d'une aberration du jugement, ou pour une raison exceptionnelle, comme devant être recherchée, alors que généralement, dans le passé, elle a été, et a dû être fuie, elle, sera dite agréable, puisqu'elle sera recherchée, et en même temps désagréable, d'anciens souvenirs continuant à nous dire qu'elle doit être fuie. Il en est donc du plaisir et de la douleur comme des autres formes de la sensibilité: une douleur, en tant qu'impression subjective irréductible, diffère autant d'une autre douleur qu'elle diffère d'un plaisir quelconque. Si, d'ailleurs, les sensations agréables et les sensations désagréables s'opposent entre elles comme deux groupes naturels, c'est en raison de certaines habitudes intellectuelles, de certains jugements portant sur le caractère utile ou nuisible de ces impressions par rapport à la conservation de la vie. Si, parfois, il y a confusion entre le plaisir et la douleur, il n'y a pas là une contradiction, inconcevable, de la sensibilité, mais un simple conflit de jugements. Encore une fois l'organisation de la sensibilité n'est pas une donnée immédiate de la conscience, elle est le produit de la conscience réfléchie.


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