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L'explication du sentiment - Partie 5

Revue de métaphysique et de morale

En 1897, par Halévy E.

C'est donc la théorie intellectualiste qui reste vraie: elle seule peut conférer une certaine mesure de vérité à la théorie physiologique, elle seule (et c'est sur ce point qu'il nous reste à insister) peut expliquer pourquoi il est nécessaire que toute explication du sentiment reste une explication extrinsèque. L'histoire même des théories du sentiment fait pressentir qu'il y a là une nécessité tenant à la nature du sujet. Selon Aristote, tout le premier, le plaisir n'est identique ni à la puissance ni à l'acte, il est un épiphénomène qui s'ajoute à l'être lorsqu'il passe de la puissance à l'acte, c'est-à-dire que la théorie aristotélicienne essaie bien d'établir quelles sont les conditions nécessaires et suffisantes de l'apparition du plaisir, – ces conditions sont néanmoins d'un autre ordre que le plaisir, hétérogènes par rapport à lui. Or toutes les théories du sentiment présentent, à ce point de vue, le même caractère que la théorie d'Aristote. Ou bien l'état de sentiment est conçu comme la suite nécessaire d'une idée, comme l'équivalent d'une dépense d'activité intellectuelle; ou bien le sentiment est conçu comme la traduction psychique d'un mouvement de la matière: dans les deux cas l'émotion agréable ou désagréable demeure un épiphénomène, qui n'est pas de même nature que ses conditions intellectuelles, dans l'hypothèse idéaliste, organiques, dans l'hypothèse matérialiste. Il en est donc du sentiment comme de la conscience elle-même, qui demeure un épiphénomène soit dans l'hypothèse matérialiste, puisque c'est seulement par accident que la matière s'accompagne de conscience, soit dans l'hypothèse idéaliste, puisque la pensée est indifféremment consciente et inconsciente. Mais, si les analyses qui précèdent sont exactes, d'une part le matérialisme n'est qu'une conception de l'esprit, une philosophie de la représentation pure, une forme de l'idéalisme; d'autre part ce qui reste du sentiment, lorsqu'on a fait abstraction en lui de toutes les associations ajoutées, d'origine intellectuelle et représentative, c'est précisément la réaction originale de la conscience sur les impressions extérieures, la pure conscience d'une différence sensible. Nous avons réduit déjà l'opposition du physique et du psychique à l'opposition du représentatif et de l'affectif: puisque la distinction même des affections entre elles suppose déjà un mélange d'éléments représentatifs, il faut réduire cette deuxième opposition elle-même à une expression encore plus simple, et la poser maintenant comme opposition de la conscience réfléchie et de la conscience immédiate. C'est comme le paradoxe de la conscience que ces deux termes doivent être mis en relation réciproque, s'opposer l'un à l'autre et cependant s'impliquer l'un l'autre. Il faut voir pour regarder, et regarder pour voir; il faut entendre pour écouter, et écouter pour entendre. Pour que la réflexion s'exerce, il faut qu'elle s'exerce sur un fait de conscience et, pour qu'il existe un fait de conscience, il faut que ce fait de conscience soit l'objet d'une réflexion.

On parle indifféremment de la relativité de la connaissance et de la relativité du sentiment. Si les deux termes, connaissance et sentiment, ou, ce qui revient au même; conscience réfléchie et conscience immédiate, sont deux termes opposés l'un à l'autre, il faut donc que, dans les deux cas, on emploie le mot de « relativité » en deux sens opposés. Si les deux termes sont réciproques l'un par rapport à l'autre, il faut que: dans les deux cas, on emploie ce même mot en deux sens inverses l'un de l'autre: il faut que, dans la mesure où l'on pose la connaissance comme relative, on affirme le caractère absolu du sentiment, et que, dans la mesure où l'on pose le sentiment comme relatif, on attribue à la connaissance un caractère absolu. C'est ce que confirme l'analyse de ces deux notions.

Quand je parle de la relativité de la connaissance, j'entends que la connaissance ne peut atteindre que des relations. Par exemple, au point de vue de la connaissance abstraite, il n'y a pas de mouvement absolu dans l'espace: dire qu'un point A se meut dans l'espace, c'est dire qu'il se trouve déplacé par rapport à un autre point B. Supposons par hypothèse qu'il existe des mouvements absolus, et supposons, en particulier, qu'il existe deux mouvements absolus, l'un par lequel, un point B restant fixe, le point A se déplace de droite gauche avec une vitesse donnée pendant un temps donné, l'autre par lequel, le point A restant fixe, le point B se déplace de gauche à droite avec la même vitesse et pendant le même temps. Les deux mouvements seront, au point de vue où se place la mécanique rationnelle, indiscernables l'un de l'autre: l'hypothèse n'a donc pas de sens pour la connaissance abstraite, il n'y a ici qu'un seul et même mouvement, à savoir un seul et même changement dans les situations relatives des deux points. – De même, au point de vue de la connaissance abstraite, les dimensions de l'espace ne sont pas absolues. Supposons par hypothèse deux mondes semblables, c'est-à-dire dans l'un desquels toutes les dimensions de l'autre seraient agrandies ou réduites selon le même rapport. Toutes les relations étant les mêmes dans l'un et l'autre de ces deux mondes, ces deux mondes seraient indiscernables pour la pensée. A dire vrai, l'hypothèse n'a pas de sens, et se réfute elle-même: il y a là pour la connaissance abstraite non pas deux univers semblables, mais un seul et même univers. – Seulement ce qui est vrai de la connaissance abstraite cesse de l'être du sentiment. Si c'est moi qui vais voir mon ami, ou si c'est mon ami qui vient me voir, les deux cas peuvent être indiscernables pour la mécanique abstraite; ils ne le sont pas pour moi qui éprouve un sentiment de fatigue, si c'est moi qui vais, ou pour mon ami, qui éprouve ce sentiment et non pas moi, si c'est lui qui vient. De même, à parcourir un certain espace, j'éprouve un certain sentiment de fatigue à parcourir un espace double, j'éprouve un sentiment de fatigue dont je ne saurais dire qu'il est double de l'autre, dont je sais seulement qu'il est différent du premier, et quantitativement incomparable avec celui-ci. Si donc je dis de la connaissance qu'elle est relative, dans la mesure où elle ne porte que sur de pures relations entre des termes homogènes, je dois dire inversement du sentiment qu'il est absolu, dans la mesure où il porte sur des états de fait, radicalement hétérogènes les uns par rapport aux autres, qui ne sauraient donc entrer en relation les uns avec les autres.

Mais, quand je parle de la relativité du sentiment, j'entends précisément cela, à savoir que les jugements de goût, ceux qui se bornent à l'affirmation d'une impression sensible éprouvée, portent sur l'hétérogène pur, et sont par conséquent incomparables entre eux, relatifs à la nature de l'individu qui les éprouve, incommunicables d'un individu à un autre. Sur les jugements de relation, au contraire, les individus peuvent se mettre d'accord. Par exemple, en matière de couleurs, nous pouvons nous comprendre lorsque nous disons que les arbres sont verts, le ciel bleu, et le sable jaune; ce qui revient à dire que nous pouvons nous mettre d'accord pour faire correspondre, dans la langue commune à nous tous, les mêmes différences de nom aux mêmes différences perçues dans les objets. L'accord ne deviendrait impossible que si un individu était incapable de percevoir une différence perçue par un autre individu: et c'est ce qui arrive dans les cas de daltonisme et d'achromatopsie. Le système de relations qui fonde sa perception est alors, en effet, moins complet que le système qui constitue la perception chez ses semblables. Mais où toute discussion devient vaine, toute comparaison entre les états d'âme de deux individus distincts impossible, c'est sur la question de savoir si la qualité sensible que j'appelle, par exemple, le rouge, est identique, en soi, à celle qu'un autre individu appelle du même nom; tout ce que nous pouvons savoir l'un et l'autre, et ce qui est très différent, c'est si la qualité sensible que j'appelle le rouge, et celle qu'il appelle du même nom, est différente des qualités sensibles que moi, d'une part, et lui de l'autre, nous accordons à appeler le bleu, le vert, le jaune... L'état de conscience en soi, le sentiment immédiat, est impénétrable; c'est en ce sens qu'on le dit relatif à la nature de l'individu. Au contraire la connaissance des relations ne dépend pas de la diversité des natures individuelles, elle est susceptible de créer un accord, elle est universelle en ce sens on peut la dire absolue.

Ces dernières observations, qui semblent bien confirmer ce que nous disions de la relation de réciprocité qui est entre la conscience réfléchie et la conscience immédiate, nous permettent donc de conclure et de résumer notre critique de la théorie physiologique des émotions. Ou bien la théorie se propose comme une théorie scientifique de l'émotion, elle vise à définir un équivalent mécanique du sentiment, mais, ainsi envisagée, elle attend encore d'avoir reçu une vérification expérimentale. Ou bien elle se propose comme une théorie purement philosophique: mais alors elle aboutit à énoncer un postulat métaphysique, et ce postulat est, en dernière analyse, celui même sur lequel repose la théorie intellectualiste. Le point de vue physiologique, suffisamment, approfondi, nous ramène au point de vue intellectualiste; et, de fait, c'est seulement en nous plaçant à ce dernier point de vue que nous pouvons comprendre pourquoi d'une part une traduction du sentiment dans le langage de la représentation est nécessaire si nous voulons introduire un principe d'organisation dans notre sensibilité, opérer la distinction même du plaisir et de la peine, et pourquoi d'autre part l'explication du sentiment, ainsi entendue, doit nécessairement demeurer toujours indirecte et extrinsèque. La connaissance, ne pouvant atteindre que des rapports, ne peut se représenter le sentiment que par rapport à autre chose que lui; et d'ailleurs il est nécessaire que, dans la conscience, la conscience immédiate et la conscience réfléchie s'opposent l'une à l'autre comme deux termes réciproques l'un par par rapport à l'autre. Si la conscience réfléchie est relative, le sentiment immédiat est absolu, et la même chose est vraie, inversement, de la conscience réfléchie elle est absolue, dans la mesure où le sentiment est relatif. Donc la conscience réfléchie et le sentiment immédiat sont deux absolus, en deux sens inverses du mot, deux limites de toute discussion: ni des goûts et des couleurs, ni des vérités on ne peut discuter.


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