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Le moi des mourants - Partie 2

Revue Philosophique de la France et de l'Etranger

En 1896, par Egger V.

Ce qui manque à l'enfant, le vieillard, comme il est naturel, l'a en excès. Qui n'a remarqué le moi des vieillards, toujours présent à leur pensée, sans cesse exprimé dans leurs paroles? Ils ont trop de souvenirs, et des souvenirs trop souvent remémorés, trop bien organisés par une trop longue suite de réflexions; leur moi est un système d'idées autour desquelles gravitent des anecdotes choisies qui commentent et confirment chaque élément du système; par cette masse de souvenirs particuliers et généraux leur conscience présente est comme opprimée; ils tiennent si bien le passé que le présent leur échappe; ils ne peuvent plus apprendre, ils ne peuvent plus observer; mais ils se souviennent, ils racontent, ils disent leur expérience; ils ne lisent plus, ils relisent; ils vivent leur passé, l'entretenant toujours actuel, le conservant comme des avares, sans l'enrichir d'acquisitions nouvelles. Pour la jeunesse impatiente, qui vit surtout l'action présente et le succès futur, vivre ainsi, c'est se survivre. Mais l'agitation de la vie ne doit-elle pas s'apaiser pour se connaître? Après s'être dispersée au cours du temps, la conscience se replie sur elle-même, se réfléchit, se résume, et du devenir dont la trace survit elle fait de la pensée. L'être successif et conscient ne peut se connaître, en effet, que s'il réussit à se survivre; être, pour lui, c'était désirer et vouloir, c'était agir, se mêler au milieu physique et social pour s'en enrichir et s'en emparer, pour se plier à son influence ou pour le soumettre à sa volonté, sans cesse recevoir et sans cesse créer des objets nouveaux, jusqu'à s'étonner soi-même de cet incessant renouvellement; maintenant, à vrai dire, il n'est plus. il fut; mais il sait qu'il fut, et c'est ainsi qu'il est encore; se connaître est une forme de l'être et de la vie, la dernière en date selon les lois de la nature, et non la moindre en dignité peut-être, pourvu qu'elle vienne à son heure. Autant le moi du jeune homme est insupportable, moi factice et prématuré, autant le moi du vieillard est respectable et légitime. Souvent ce moi s'exprime par des paroles et des écrits qu'on qualifie de testamentaires; l'idée de la mort est, en effet, son corrélatif naturel; moi et après moi s'opposent sans cesse dans la pensée du vieillard, et sans cesse il passe de l'une à l'autre de ces idées, la première conçue éveillant bientôt la seconde.

Aux adversaires de la psychologie intérieure qui demandaient avec raison si un homme en colère peut contempler sa colère, Stuart Mill a répondu que l'observation psychologique se fait par souvenir et non par conscience directe. Le moi individuel, synthèse en chaque conscience des états successifs de cette conscience, ne se fait pas autrement que l'observation psychologique destinée à construire la science de ce qui est commun à toutes les âmes. On ne connaît un fait de conscience que par souvenir; on ne connaît une âme, son âme à soi, que par souvenir; plus donc on a vécu dans le passé et moins on vit dans le présent, mieux on pourra se connaître. Achille ne pourra décrire la colère d'Achille que s'il s'apaise et réfléchit, et jamais il ne pourra vraiment connaître Achille, puisque les Dieux ont décidé qu'il mourrait en pleine action et n'atteindrait pas l'âge de Nestor; pourtant il pourra s'apparaître, en quelque sorte, à lui-même, si quelque répit lui est laissé entre la blessure mortelle et la mort.

Aristote ne s'est occupé ni des mourants, ni même du moi, car on ne s'est avisé qu'après lui de trouver un sens philosophique au petit mot je; découvrir dans ses écrits une confirmation des vues qui précèdent peut donc sembler paradoxal. J'ose pourtant penser qu'il a traité sans s'en douter le problème du moi dans les deux chapitres célèbres où il oppose les caractères du jeune homme et du vieillard (Rhétorique, II. 12 et 13), et, pour le montrer, je vais en traduire quelques passages, changeant un peu l'ordre de ses phrases pour bien mettre en lumière son idée maîtresse:

« Les jeunes gens vivent surtout d'espérance; car l'espérance a pour objet l'avenir, comme la mémoire le passé or aux jeunes gens l'avenir est vaste, le passé court, et aux premiers âges de la vie on ne trouve rien à se rappeler, tout à espérer... Ils sont prompts à l'espérance, n'ayant pas encore été déçus... Ils sont crédules, n'ayant pas encore été trompés... Ils sont présomptueux, courageux jusqu'à l'imprudence... Ils croient tout savoir, et ils affirment... Ils sont généreux..., amis dévoués et bons camarades..., etc.
Les vieillards vivent par la mémoire plus que par l'espérance, car la vie qui leur reste est courte, la vie écoulée longue... Et c'est là la raison de leur bavardage: se plaisant à se souvenir, ils racontent ce qui leur est arrivé au cours des années passées.Vu leur expérience, ils sont rebelles à l'espérance, soupçonneux, incrédules, pusillanimes. Ayant été déçus et s'étant trompés, ils déprécient toutes choses et ils n'affirment rien; ils ne savent pas, ils croient; ils atténuent par des peut-être tout ce qu'ils disent... Ils sont intéressés..., attachés à la vie..., égoïstes..., etc. »

On voit qu'Aristote, toujours déductif, même dans les questions de fait, veut dériver, autant que possible, d'un principe unique les différents traits du caractère juvénile et du caractère sénile; pour lui la prévision optimiste ou l'espérance est l'état d'âme fondamental du jeune homme, le souvenir pessimiste est l'état d'âme fondamental du vieillard; le jeune homme est confiant, le vieillard désabusé; ce double principe explique à peu près tout le reste; d'où une sorte de parti pris qui nuit peut-être à la parfaite exactitude des deux tableaux; on dirait qu'Aristote n'a connu ni le vieillard optimiste et généreux, l'oncle de nos comédies, ni le vieillard sentencieux, le Royer-Collard hautain et dogmatique, le bonze de nos assemblées politiques, deux types qui devaient pourtant avoir leurs représentants dans les sociétés helléniques. Ces réserves faites, une vue générale se dégage des deux descriptions on entre dans la vie avec une croyance instinctive à la bonté des choses et des hommes, c'est-à-dire à une sorte d'harmonie naturelle entre le sujet intérieur et l'objet, et, sous l'impulsion de cette croyance, le jeune homme se projette au dehors; il croit au succès de tous ses désirs, à la vérité de tout ce qu'il imagine; l'expérience de la vie nous apprend que cette croyance est fausse, et peu à peu nous nous replions sur nous-mêmes le vieillard se prend lui-même pour objet; il ne trouve de bien relatif qu'en lui, de sécurité que dans ses souvenirs; tandis que le jeune homme dit « les choses sont ainsi », le vieillard consulte son expérience, et dit « je crois »; même sa pensée des choses est devenue subjective; le probabilisme est né en lui du souvenir de l'erreur. Ainsi le jeune homme se disperse, se donne et s'ignore, tandis que le vieillard se considère comme une richesse qu'il faut connaître, entretenir et jalousement garder. Aristote a donc pensé comme nous et dit à sa manière que le moi se développe avec l'âge et que le vieillard se distingue du jeune homme par un sentiment plus vif, plus intense et plus continu de sa personnalité subjective.

Les peuples comme les individus ont leur adolescence, leur maturité, leur vieillesse. Aristote, dans les lignes que j'ai citées, semble avoir défini la philosophie de ses prédécesseurs et prévu celle de ses successeurs. Avant lui, c'est l'âge du dogmatisme confiant la pensée grecque se projette hardiment sur les choses et croit s'unir à elles presque sans effort; la sophistique même enseigne que l'instant individuel est maître de la vérité. Après Aristote, les sages, désabusés de l'objet et de l'action, s'occuperont surtout d'eux-mêmes; leur méditation prendra le sujet pour principal ou pour unique objet; ayant replié le désir sur le milieu intérieur où il prend naissance, ils se feront des moi fermés, que les choses ne pourront plus troubler. Certains d'entre eux ne veulent plus savoir; probabilistes ou sceptiques, ils ont subjectivé jusqu'à leur pensée. Sans doute ces penseurs moralistes veulent moins se connaître que se faire, mais pour se faire il faut au moins se connaître un peu sculpteurs d'eux-mêmes, ils ne peuvent ignorer le marbre brut que transforme leur sage volonté.

Le De Senectute de Cicéron est l'œuvre d'un moraliste, non d'un philosophe; la psychologie du grand Romain est aussi banale que sa métaphysique, et il est assez inutile de relever dans cette œuvre célèbre les formules exactes que l'on y rencontre çà et là. Une seule mérite de retenir un instant notre attention « De quel prix n'est-ce pas, après avoir accompli son temps de service, soldat libéré de la volupté, de l'ambition, de la dispute, des rivalités, de toutes les passions, d'être enfin à soi-même et de vivre avec soi-même » (secum esse secumque vivere; chap. XIV). Certainement, Cicéron n'avait pas lu ou n'avait pas relu le chapitre d'Aristote il est donc curieux de le voir retrouver par lui-même et traduire en Romain désenchanté l'idée maîtresse du Stagirite. La rencontre a d'autant plus de prix que la phrase de Cicéron semble être une réminiscence d'un passage de la première Tusculane (chap. XXXI), écrite environ un an auparavant; la phrase des Tusculanes était une traduction libre du Phédon mais ces deux transcriptions successives ont dénaturé la pensée de Platon; celui-ci disait que le philosophe prépare son âme à la vie future en la séparant du corps à l'avance par la force de son bon sens, Cicéron transforme une chimère métaphysique en une vérité de fait il pose la vie intérieure et le moi comme succédant naturellement avec l'âge à la vie dispersée de l'homme d'action.

J'aurais tort peut-être d'insister davantage; car les faits dont je parle sont connus de tout le monde. Pourtant il me reste à signaler encore une forme spéciale du moi qui s'attend à disparaître; c'est la forme strictement morale. Au commencement de la République, Platon fait parler sur la vieillesse un vieillard nommé Céphale, et met dans sa bouche l'antithèse qui, depuis, sous l'influence du christianisme, est devenue banale « Certains vieillards, pensant à ce qu'on raconte des enfers, se sont demandé compte de leur conduite passée, l'ont trouvée pleine d'injustices, et ils tremblent d'effroi comme des enfants, jusqu'à en perdre le sommeil; tandis que celui qui, ayant mené une vie juste et sainte, n'a rien à se reprocher, termine ses jours dans une douce espérance; etc. » On trouve dans Cicéron des formules plus simples et plus abstraites « Conscientia bene actae vitae recordatio jucundissima est » (De Senectute, chap. II); « quum advenit extremum, tum illud quod praeteriit effluxit, tantum remanet quod virtute et recte factis consecutus sis » (id. chap. XIX). Cette dernière phrase surtout nous montre l'idée de mérite entièrement dégagée, et comme substituée à l'idée plus compréhensive du moi vertueux, d'où elle a été extraite par abstraction quand le terme de la vie arrive, il ne reste rien du passé, sinon le mérite acquis au cours de ce passé par les actes moraux. Dans le cas d'une vie d'injustice, il ne resterait, de même, que le démérite. On voit que les conceptions morales tendent à simplifier l'idée du moi jusqu'à la vider de presque tout son contenu qualitatif; ainsi considérée, l'âme n'est plus qu'un certain degré ou du bien ou du mal; sauf cette différence, elle est, ou dans le bien ou dans le mal, une valeur, une quantité, un nombre. Rien de plus commun chez les modernes que cette conception. L'âme religieuse, mais non pas mystique, l'âme moralement religieuse, exercée à se juger par la pratique de l'examen de conscience, considère la vie comme une préparation à la mort, et la mort, pour elle, c'est le moment où elle paraîtra devant un Dieu de justice, dont la sentence infaillible fera de l'autre vie la récompense ou le châtiment de la vie terrestre; dès lors, peu importe ce que fut matériellement celle-ci; peu importent les nuances qualitatives de notre moi; peu importe même la matière dont furent tissées nos bonnes actions ou nos mauvaises ce qui seul vaut, c'est, à l'heure du départ, la force d'ascension de l'âme vers le ciel. et la seule chose à redouter, c'est la pesanteur qui la ferait descendre dans les régions mystérieuses du châtiment. Mais il en est de cette abstraction comme de toutes les abstractions; l'esprit y tend, il ne peut l'atteindre; qui donc pourra concevoir son mérite nu, sans aucun souvenir des actes qui l'ont fait? et quel coupable pourra penser sa honte ou son démérite sans aucun souvenir de ses fautes? Le spiritualisme religieux même le plus ardent ne peut se maintenir dans l'abstraction morale. Le P. Lacordaire écrivait en 1854 à un de ses disciples: « J'aime comme vous les montagnes, la mer et les forêts; mais, à mesure qu'on vieillit,... on sent la beauté de ce mot de Vauvenargues « Tôt ou tard on ne jouit que des âmes. » Eût-il joui du commerce des âmes saintes s'il avait pu contraindre à ne voir entre elles que des différences de degré? Bien plus; on a peine à concevoir Dieu simplement juste, et indifférent à la qualité d'âme de ses saints. Un professeur de la Faculté de théologie disait en pleine Sorbonne, pour excuser la vie d'épreuves du P. Gratry « Il y a de grandes âmes auxquelles Dieu refuse les consolations de la terre parce qu'il est jaloux d'être seul leur récompense ». Si Dieu jouit des âmes au point d'envier les meilleures à l'affection et même à la justice des hommes, nous voilà loin du comptable impassible qui tient à jour le grand livre du mérite et du démérite, dédaignant les actions humaines et considérant la vie terrestre comme la matière d'un examen dont la note finale importe seule. A parler exactement, le mérite est l'élément moral de l'idée du moi, et il ne peut être séparé des autres éléments du moi que par une convention logique ou bien par un effort mental dont le succès ne saurait être ni complet ni durable. Dans les cas de danger subit, cette conception morale sera moins que jamais dégagée des souvenirs de la vie passée; mais on ne saurait prétendre qu'elle soit toujours et totalement absente ne nous dit-on pas que l'homme étendu entre les deux rails d'un chemin de fer d'Angleterre comparait au jugement dernier l'état de sa conscience pendant que le train menaçant passait sur lui?

Je conclus. Le moi devient avec l'âge une idée de plus en plus vive et de plus en plus riche; chez l'enfant, elle est vague, inconsistante, presque vide; chez le jeune homme vraiment jeune, elle n'est qu'un possible, et l'attraction constante des objets présents et futurs la retient de passer à l'acte; chez le vieillard, elle est précise, riche de contenu, toujours présente; pour qu'elle s'éclaire et se condense encore davantage, il faut que la mort se rapproche et s'annonce; mais le moi des vieillards est déjà comme l'ébauche diffuse du moi des mourants. Si les exceptions signalées n'étaient pas si nombreuses, on pourrait dire que le moi se fait pendant toute la vie et s'achève en face de la mort. Celle-ci, prochaine ou imminente, ne provoque ce que j'appelle le moi vif ni chez l'enfant ni chez l'adulte rendu imbécile par la maladie, ni chez l'adulte sain d'esprit, mais plein d'illusions sur son état, ou mystique au point de ne songer qu'au ciel dont il est sûr, ou activement héroïque et en pleine action; au contraire, chez l'adulte qui, passif et résigné, se voit mourir, l'idée de la mort prochaine provoque un moi vif intellectualisé par la réflexion et qui s'exprime en phrases bien faites; l'idée de la mort imminente et soudaine provoque un moi vif qui consiste en images significatives et rapides. Quant à l'idée du mérite ou du démérite final, elle colore de joie ou de tristesse, d'espérance ou de crainte, le moi des mourants, surtout quand il est conçu à loisir et prend la forme intellectuelle; elle ne saurait en être dégagée sans un artifice d'abstraction.

Telle est, du moins provisoirement, l'interprétation qui me paraît le plus vraisemblable de ces faits jusqu'à présent si peu étudiés. Mais ne pensez-vous pas, mon cher Directeur, que la question mériterait les honneurs d'une enquête méthodique et critique? Ceux qui ont vu la mort de près, soit dans leur lit, soit à la guerre, soit dans l'eau, soit en montagne, soit dans un accident de chemin de fer, sont nombreux. Il vaudrait la peine de recueillir et de comparer leurs témoignages. Voici, par exemple, un cas extraordinaire auquel vos amis d'Angleterre, si experts aux enquêtes psychologiques, devraient s'intéresser; je l'extrais d'un récent article de journal sur la justice anglaise.

« James Lee fut, il y a dix ans, déclaré coupable par le jury criminel de Londres d'avoir étranglé une vieille femme pour lui voler ses économies. De terribles coïncidences l'accablaient; le verdict n'étonna personne. Le juge ayant prononcé la peine de mort, ce fut à qui hausserait les épaules quand Lee protesta une dernière fois de son innocence. Mais au jour marqué pour l'exécution les choses se refusèrent à consacrer le verdict des hommes: la trappe placée sous la potence ne joua pas, ne lança pas le pendu dans l'abîme les gonds, rouillés par quelques journées de brouillard, semblaient soudés à leur cadre. Il fallut ramener le malheureux dans sa cellule et demander de nouveaux ordres. Le ministre de l'intérieur, M. Matthews, s'empressa de soumettre à la reine une ordonnance de grâce. Lee, sauvé de la corde, pouvait mourir au bagne. Depuis un an il y peinait, protestant toujours de son innocence, quand le vrai coupable se dénonça. C'était une femme, la dernière domestique de la victime; à son lit de mort elle manda un magistrat et lui raconta son crime; ses déclarations furent minutieusement vérifiées; l'innocence de Lee éclatait. On alla chercher ce malheureux dans son bagne pour le ramener à Londres, où il vit encore. Le gouvernement lui fait une pension de 2500 francs pour remplacer la réhabilitation légale, que les lois anglaises ne connaissent pas. »

Si j'étais un psychologue anglais, il me semble que je chercherais James Lee pour le soumettre à une interview très sympathique, mais très serrée, sur ce qui s'est passé dans sa conscience pendant que le bourreau s'efforçait en vain de faire jouer la trappe récalcitrante.


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