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La solidarité nationale - Partie 2

Annales de l'Institut international de sociologie

En 1911, par Xénopol A.D.

Il est un seul peuple, ou plutôt une seule race, qui n'est pas maintenu dans sa cohésion, par une langue commune, mais bien par la religion — c'est la race juive. Les juifs, tout en étant Français, Italiens, Allemands, et parlant parfaitement ces langues, n'en restent pas moins reliés entre eux, comme un organisme qui plane au-dessus des Etats, par une solidarité commune, celle de la religion d'Israël. Cette exception s'expliquerait par la force particulière que l'élément religieux a toujours exercée sur la race sémite, ainsi que le prouve la naissance au sein de cette race des trois grands systèmes monothéistes. Il est vrai que dans le passé et jusqu'au seuil de notre époque, la religion a joué un rôle puissant de solidarité humaine; que l'on pense seulement à la prédominance de l'Eglise romaine au moyen âge et jusque dans l'époque contemporaine; que l'on y ajoute les inimitiés sourdes qui fermentent entre catholiques et protestants même dans les Etats actuels (nous laissons de côté les États asiatiques ainsi que l'Empire Ottoman qui en tient par sa nature), et on conviendra que la religion ou plutôt les Églises jouent encore un rôle qui n'est pas à dédaigner dans le concert de la solidarité universelle. Mais on ne saurait nier, d'autre part, que l'esprit religieux est entré depuis longtemps sur la route de la décadence, qu'il continue à descendre maintenant, tandis que l'esprit national s'est relevé pendant le même temps et se dresse toujours plus haut et plus puissant devant nous.

D'ailleurs la religion, réunissant les hommes en groupes par-dessus les nations, devait forcément céder le pas à l'élément national, lorsque ce dernier s'empara de l'esprit: des peuples, attendu que la nature ethnique particulière de chaque peuple devait forcément briser le réseau plus lâche de l'élément religieux qui en couvrait plusieurs de son tissu.
La langue, produit physico-psychique de la race, exerce une influence profonde sur l'esprit, auquel elle sert d'organe d'expression. Chaque langue possède un trésor de mots spécial à chacune d'elles, surtout en ce qui concerne la désignation des notions intérieures, que l'âme de chaque peuple forme d'une façon plus ou moins différente; mais en outre, chaque langue procède d'une façon particulière en ce qui concerne l'arrangement des mots dans la phrase et des phrases dans les discours. Toutes ces particularités donnent naissance à des systèmes divers de bâtir la pensée, de reproduire, par les idées conscientes, le contenu insondable de l'âme. C'est de là que provient la différence que les peuples présentent dans leur littérature, leur poésie et leur philosophie et l'impossibilité où l'on se trouve souvent de pouvoir reproduire, d'une façon exacte, ces œuvres de l'esprit, par des traductions.

Mais la langue n'influence pas seulement les activités psychiques qui se manifestent par son intermédiaire. Par le tour qu'elle imprime à l'esprit, ce dernier conçoit et reproduit, d'une façon particulière à chaque peuple, les autres manifestations intellectuelles; si bien que, dans la sphère du beau, l'architecture, la sculpture, la peinture, la musique et la danse; dans la sphère du bien, les idées morales et juridiques, et même la façon de traiter la science, qui est pourtant unique et n'a pas de patrie, portent selon les langues l'empreinte de la clarté, de la précision ou du manque de ces qualités, dans l'exposition de la vérité.
La langue étant un élément si essentiel dans la vie d'un peuple, toute son âme en étant imprégnée, il n'est que très naturel que l'homme s'y attache aussi par le sentiment, qu'il l'aime, la cultive et la défende au besoin, au péril même de sa vie. La langue est l'un des biens les plus précieux du peuple. Tout ce qu'il est, tout ce qui l'entoure, tout ce qu'il a été se réfléchit dans son riche contenu.
Malgré son action prépondérante, la langue n'est pas le seul lien de la solidarité nationale. Nous devons en considérer encore deux autres qui contribuent, d'une façon aussi très puissante, à réunir les hommes en ces unités ethniques qui constituent les nations. Ces deux autres éléments de la solidarité nationale sont le pays et l'histoire.

La terre qu'un peuple habite et sur laquelle il se développe se soude toujours davantage à son âme, pour ne faire bientôt avec elle qu'un seul tout. Le climat influence le physique de la race et, par lui, le moral et l'intellectuel. Réuni à la nature du sol et à la configuration géographique, il détermine le genre de vie du peuple qui occupe la région, et, par l'activité à laquelle il le pousse, pour conserver son existence, l'esprit acquiert des notions particulières sur les choses et sur les impressions qui le frappent. C'est dans le coin de terre où il habite que l'homme a vu le jour, qu'il a passé les années insouciantes de l'enfance, qu'il s'est créé une nouvelle famille, qu'il a lutté pour pouvoir vivre, lui et les siens. C'est toujours dans ce coin de terre qu'il a noué des amitiés, des situations d'intérêt, tant personnel que plus ou moins général, concernant les cercles et les sociétés dans lesquels se déroule sa vie. C'est enfin dans cette terre qu'il a foulée toute sa vie sous ses pieds, et dont il a tiré son existence, qu'il a enterré ses morts chéris, de façon que tout le contenu de sa vie s'est épanché sur le sol qui l'abrite en joies et en douleurs. Un lien sentimental s'établira donc entre cette terre et l'âme du peuple. L'idée de patrie surgira et viendra renforcer celui que la langue a forgé dans son âme.

Voilà pourquoi les peuples tiennent tant à leur terre; pourquoi ils préfèrent verser leur sang que de céder un coin du sol sur lequel ils vivent. L'attachement de l'individu pour sa propriété se réfléchit en grand dans celui du peuple pour son pays, et le meilleur moyen de vivifier son amour du sol chez un peuple, c'est de le rendre propriétaire de la parcelle dont il a besoin pour son existence. Voilà pourquoi aussi les peuples ont presque toujours occupé des régions séparées, de celles des autres peuples, par des frontières naturelles: la mer, les grands cours d'eau et les montagnes. Un auteur, Odysse Barrot, a dit: « Une nationalité c'est un bassin, une frontière, une montagne », règle qui, malgré certains écarts, est exacte dans sa généralité. Un peuple qui y fait exception, c'est celui des Roumains, qui habite les deux versants des Carpathes orientaux. Au lieu d'être séparés par ces montagnes des peuples voisins, les Hongrois et les Slaves, les Roumains voient s'étendre, comme une échine puissante, la chaîne de ces montagnes au milieu de leur nationalité. Mais cette exception est due à des circonstances historiques auxquelles nous ne pouvons toucher ici. Les Roumains n'en aiment pas moins leurs vallées et leurs montagnes bien qu'elles soient la cause de leur séparation en tronçons distincts.

Le troisième élément qui renforce la solidarité nationale, c'est l'histoire, le développement d'un peuple dans le courant du temps. Les vicissitudes de la vie, les biens et les maux qui réjouissent et accablent l'existence resserrent les liens entre les êtres humains. Mais la lutte pour la vie doit mettre les peuples aux prises les uns avec les autres; le désir d'assurer, le plus complètement possible, l'existence de chaque groupe, les pousse à l'expansion aux dépens des groupes voisins. C'est de là que proviennent les conquêtes et les envahissements qui ont donné naissance à l'état de guerre presque continuel qui s'est poursuivi à travers les temps. Injustes de la part de l'attaque, justes et soutenant le bon droit de la part de la défense, les guerres et le sang remplissent la plus grande partie de l'histoire, et c'est de leur ciseau qu'a été taillée la forme actuelle dans laquelle vit l'humanité: ce sont les violences passées qui ont été génératrices des injustices présentes, que le monde moderne veut redresser, ce qui ne saurait pourtant avoir lieu que toujours par la voie de la violence. Ce n'est pas l'idée du droit qui a régné dans les relations entre les peuples, mais bien l'empire de la force. Cette dernière n'a tenu compte ni de la solidarité créée par la langue ni de celle qui est incorporée dans le sol. Elle en a établi une autre, basée sur la contrainte à la vie commune, qui n'était pourtant qu'artificielle et ne reposait sur aucun élément naturel. Cette solidarité se désagrège de nos temps toujours davantage pour reconstituer les Etats, c'est-à-dire la vie organisée des groupes humains sur le fondement inébranlable de la langue, de la nationalité et de la terre sur laquelle elle s'étend. Le monde politique ne cessera ses tiraillements, que lorsque les États reculeront leurs limites jusqu'où s'étend le parler commun. C'est le grand problème qui se débat de nos jours, et que nous léguerons dans son inextricable complexité, aux siècles à venir. Dans les Balkans et sur les bords du Danube inférieur, les nouvelles formations ont commencé à prendre corps. En Autriche, malgré le lien politique commun, le droit des nationalités s'affirme toujours davantage. Au contraire, en Hongrie, et malheureusement aussi en Prusse et en Russie, elles sont encore étouffées par les violences léguées par le passé. Mais tout empiétement sur le droit des nationalités n'est qu'une semence jetée pour une guerre à venir, et ce n'est pas en sanctionnant des injustices présentes que l'on assurera la solidarité humaine, et que l'on garantira l'ère de paix et de fraternité vers laquelle semble voguer le vaisseau du progrès.

Voilà pourquoi l'histoire ne peut souder d'une façon plus puissante que les formations politiques qui reposent sur les deux autres éléments de la solidarité nationale, pendant que, pour celles qui n'ont pas tenu compte de ces grands intérêts, l'histoire ne sert qu'à désagréger ce que le temps seul a voulu réunir. Les États qui ne reposent pas sur la base puissante d'une nationalité commune sont bâtis sur le sable et sont destinés à périr comme unités politiques. La seule vie commune possible des nationalités différentes qui pourtant sont trop petites pour pouvoir se défendre à elles seules, est la confédération politique, confédération qui laisse pourtant l'entière liberté du développement national des divers éléments constitués en confédération. On a beau s'opposer à ce courant irrésistible des temps modernes. Ses vagues puissantes emporteront tous les efforts individuels qui veulent l'endiguer, et l'Europe, et à la fin le monde entier, finira par trouver l'assiette de son équilibre.
L'histoire ne renforce donc que la vie des sociétés fondées sur l'élément national; mais au sein de ces dernières, elle est un des plus puissants moyens de consolider la solidarité nationale.

Il va sans dire que le sentiment s'attache à l'histoire tout autant qu'au sol et à la langue, car le souvenir des joies et des maux ressentis en commun s'allonge d'autant plus que se prolonge l'histoire et sur cette voûte garnie de fleurs et de tombeaux il y a toujours de la place pour les sourires et pour les larmes.
La solidarité nationale s'élève donc sur le granit impérissable des éléments placés par la nature elle-même dans le sein des sociétés humaines, et ces éléments sont soudés à leur âme par le lien indestructible du sentiment de l'amour, le plus puissant de tous les sentiments, car il repose sur l'instinct de conservation de l'individu et de l'espèce.
La solidarité nationale repose sur le triple amour de la langue, du sol et du passé.


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