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Le progrès dans la consommation - Partie 1

Annales de l'Institut international de sociologie

En 1913, par Gide C.

Le programme comporte une étude du progrès économique sous son triple aspect — production, répartition, consommation. J'ose dire que celle qui m'a été dévolue est la plus ingrate, car mes deux collègues, dont nous regrettons l'absence, n'auraient pas été très embarrassés pour déterminer le critérium du progrès économique chacun en sa partie: — pour la production c'est évidemment l'accroissement, en quantité, en qualité, en rapidité; pour la répartition c'est l'approximation d'un certain idéal de justice distributive.
Mais quand il s'agit de la consommation, quel sera le critérium du progrès? Chacun de ceux que nous croyons saisir nous trompe ou nous échappe.

Dirons-nous que le progrès dans la consommation se mesure à l'accroissement des quantités consommées telles qu'elles sont exprimées dans toutes les statistiques? C'est ainsi que l'on procède dans les traités d'économie politique. On relève, par exemple, la consommation de blé, de vin, de lait, de sucre, de cotonnades, de chaussures, de montres, de journaux, etc., il y a cinquante ans; on la compare à celle d'aujourd'hui: on constate qu'elle s'est énormément accrue, et on dit: voilà le progrès dans la consommation. Il se trouverait mesuré arithmétiquement par les chiffres donnés.
Mais prenons garde que ces chiffres qui mesurent en effet l'accroissement de la richesse, de l'aisance, représentent bien plutôt les progrès de la production que ceux de la consommation! Naturellement la consommation suit la marche de la production ou quand, par extraordinaire, elle n'y réussit pas, en ce cas il y a crise de surproduction. Mais il ne s'agit pas alors d'un progrès inhérent à la consommation en soi. Est-ce un progrès de la consommation que de suivre passivement la marche de la production, que d'absorber tout ce qu'on jette dans son immense bouche, que d'obéir aveuglément à tous les besoins que les fabricants avides de gain s'efforcent de surexciter? Le progrès dans la consommation peut se manifester aussi bien et mieux dans une vie simple et avec des besoins réduits que dans une vie de prodigalité.

Cela est si vrai que nous voici même tentés de nous demander si le critérium du progrès dans la consommation ne doit pas être cherché plutôt au pôle opposé, dans une diminution de la consommation, consécutive à une réduction graduelle des besoins? Cependant si le moraliste peut être tenté de s'arrêter à une telle conception du progrès, pour l'économiste elle est inadmissible. Une réduction générale de la consommation entraînerait d'abord une crise de surproduction; puis, si elle devenait systématique et générale, un arrêt de la production elle-même et comme un refroidissement de tout le monde économique: les fabriques se fermeraient, les chemins de fer s'arrêteraient, les terres retourneraient à l'état sauvage. Écartons de telles perspectives. D'ailleurs il est bien évident que ce n'est pas aux pauvres qu'il convient d'indiquer la réduction de la consommation comme un progrès: ce ne pourrait être en tout cas qu'aux riches. Mais remarquez que même en admettant le bien fondé de ce conseil, d'ailleurs très discuté — je n'ai pas l'intention de reprendre ici la fameuse question du luxe — même en admettant que les riches aient pour devoir d'épargner, remarquez que l'épargne des riches n'impliquerait nullement une diminution générale de la consommation. L'épargne, on le sait, n'est que l'ajournement à un terme plus ou moins éloigné — et en attendant le transfert à d'autres personnes — de notre puissance personnelle de consommation. Les pays où l'on épargne le plus sont ceux où l'on consomme le plus.

La question très difficile de savoir quelle est la proportion du revenu de chacun qui doit être consacrée soit aux dépenses improductives, soit à l'épargne, dépend du degré du développement économique de chaque pays, mais doit rester à notre avis en dehors de notre sujet.
Ces diverses conceptions du progrès économique ainsi écartées, arrivons à celle que nous proposons. Je la définirai en un mot en disant que le progrès dans la consommation consiste à utiliser pour le mieux, c'est-à-dire de façon à obtenir le maximum de satisfaction de nos besoins — à utiliser pour le mieux, dis-je, les biens que nous tenons du travail et de la nature.
Or ceci c'est tout un art et très compliqué, et qui est totalement sacrifié dans les traités d'économie politique où, d'ailleurs, comme on sait, toute la théorie de la consommation est restée en blanc. Nous n'avons pas la prétention dans ce rapport de combler une telle lacune. Indiquons simplement quelles nous paraissent être les manifestations principales du progrès dans la consommation. Nous en voyons trois.

1° — C'est d'abord d'économiser le plus possible la richesse employée à la satisfaction des besoins, autrement dit de l'utiliser pour le mieux.
Remarquez qu'il ne faut pas confondre ces deux mots — quoiqu'ils le soient fréquemment dans le langage courant — user et utiliser. Utiliser, c'est le bien, car c'est le but même de la consommation: user, c'est le mal, car c'est la destruction de la matière qui rendra impossible toutes satisfactions ultérieures. Et remarquez qu'inusable ne veut pas dire inutilisable: au contraire, il est évident que si une chose était inusable son utilisation serait portée au maximum.
Tel est le privilège merveilleux et vraiment divin des œuvres d'art de n'impliquer aucune destruction ni usure des richesses qui les procurent. Sans doute les œuvres d'art peuvent périr tôt ou tard, où le sait-on mieux qu'ici, à Rome? mais alors c'est le temps ou les barbares qui les auront fait périr, ce ne sera point la consommation. La Vénus de Milo pourra rassasier éternellement les regards des hommes, et si elle est mutilée ce n'a point été certes par la contemplation de ses adorateurs.

Le progrès dans la consommation, le plus grand de tous, serait d'élever tous les modes de consommation au niveau des consommations artistiques, de les dématérialiser, de les sublimer. Hélas! la grossièreté de nos sens ne le permet pas. Il est peu probable que l'homme arrive jamais à se nourrir avec le parfum des fleurs ou à refaire ses forces en s'assimilant les émanations du radium qui, dit-on, dure quelques centaines de millions d'années avant de s'user. La satisfaction de nos besoins exige le contact brutal avec la matière et même souvent sa destruction: il faut user, dans le sens le plus naturel du mot, nos vêtements en les portant; il faut user notre maison en y habitant, il faut brûler l'huile de notre lampe pour travailler; il faut ingurgiter, engloutir, digérer, les aliments pour nous nourrir.
Je dois même mettre en garde contre une conception du progrès dans la consommation qui consisterait à acheter « ce qui dure le plus ». C'est là une conception de ménagère. On entend dire souvent que l'on ne vend plus aujourd'hui que de la camelote, et on en conclut qu'il y a recul et non progrès dans la consommation. Ce grief ne nous paraît pas tout à fait justifié: tout au moins, faut-il distinguer entre les choses. Que pour tout ce qui se rapproche des objets d'art dont je viens de parler, pour les meubles purement décoratifs, pour les livres, le consommateur doive chercher ce qui dure, sans doute; mais, quand il s'agit de tout ce qui sert à la vie quotidienne, alors un renouvellement rapide apparaît comme un bien plutôt que comme un mal, parce que la propreté et l'hygiène y trouvent mieux leur compte.
Nous ne croyons pas qu'il y ait à regretter le temps où le marchand, en montrant l'étoffe à sa cliente, disait en la palpant: « C'est du solide! il y en a pour la vie! »


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