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L'explication du sentiment - Partie 2

Revue de métaphysique et de morale

En 1897, par Halévy E.

« Personne, objecte-t-on, ne s'est jamais avisé de distinguer d'une émotion véritable celle que provoque un bruit soudain et violent; personne n'hésite à la considérer comme une peur. » – Mais personne n'hésite non plus à considérer une peur comme une peine accompagnée de la représentation d'un danger: or, s'il en est ainsi, le témoignage du sens commun a été mal interprété par les partisans de la théorie physiologique. A tort ou à raison, lorsque nous disons avoir peur, nous ne séparons pas en nous de l'élément affectif l'élément représentatif, l'idée d'un événement extérieur, d'une fin à poursuivre ou d'un danger à éviter. C'est d'ailleurs un phénomène psychologique connu que chacun, même lorsqu'il ne se rend pas compte d'abord des raisons de l'émotion éprouvée, cherche à expliquer son émotion: « Les passions tâchent toujours de se justifier. » Phénomène morbide, répondra-t-on. Mais quelle règle faudra-t-il donc adopter pour distinguer, en ces matières, entre le normal et l'anormal? – Je joue la colère, et, à force de jouer la colère, je crée en moi le sentiment de la colère. C'est là, si j'en crois le sens commun, une manière indirecte et artificielle de créer la colère. C'est, si j'en crois au contraire la théorie physiologique du sentiment, l'ordre naturel des choses, le sentiment supposant la réaction organique de la même manière que le phénomène de représentation suppose l'existence de l'objet représenté. – J'éprouve un sentiment de colère, de « mauvaise humeur », et pour justifier non seulement vis-à-vis des autres, mais encore, vis-à-vis de moi-même le sentiment que j'éprouve, j'imagine, je crée en moi des motifs de colère. Ici la théorie physiologique est d'accord avec le sens commun, pour considérer comme anormal et comme morbide l'ordre de succession des phénomènes. Pourquoi, dans un cas, cet accord, et, dans l'autre, ce désaccord? L'opinion vulgaire n'est-elle pas sur ce point plus cohérente que la théorie scientifique? Elle admet que, dans tous les cas, le sentiment s'accompagne d'une représentation, tantôt consciente, tantôt inconsciente, et raisonne de la manière suivante: « Quand je suis en colère, je grince des dents. Or je grince des dents. Donc je suis en colère. – Quand ma dignité est atteinte, je suis en colère. Or, je suis en colère. Donc ma dignité a été atteinte. Ces raisonnements peuvent être critiqués au point de vue logique le logicien pourra démontrer ou bien qu'ils sont sophistiques dans la forme, ou bien encore que les motifs de colère sont disproportionnés avec l'émotion irascible elle-même, condamner, et par là même apaiser la passion. Il reste toujours que l'idée même d'émotion implique l'idée de représentation, et qu'aucune expérience d'ordre physiologique ne peut aller contre les conclusions de cette analyse psychologique.

Examinons dans le détail quelques-uns des exemples invoqués à l'appui de la théorie. Lange cite « cette émotion que provoque un bruit soudain et violent », émotion indiscernable de la peur, et qui n'est cependant pas liée à la représentation d'un danger quelconque, puisqu'elle se manifeste déjà chez les nouveau-nés et persiste, par exemple, chez des soldats de métier, dans les cas même où depuis longtemps l'expérience a montré l'absence de danger réel William James cite le vertige et autres émotions connexes « Si notre ami s'approche du bord d'un précipice, nous éprouvons le sentiment bien connu que l'on exprime en disant que tout est fini (all overishness), et nous reculons, quoique sachant positivement qu'il est sauf, et n'ayant pas d'image distincte de sa chute. » Donc, dans l'un et l'autre cas, on devrait croire que l'émotion, malgré le témoignage de la langue commune qui l'appelle « peur », est la conscience pure et simple d'une réaction organique. Les faits ne sont-ils pas susceptibles cependant d'une autre interprétation? Je marche, sans vertige, sur une planche large d'un mètre, placée à un mètre du sol, parce que je sais que j'ai très peu de chances de tomber, et que, si je tombais, je ne me ferais aucun mal. Placez maintenant cette planche en travers d'un précipice. J'éprouverai un sentiment de vertige qui m'empêchera de passer; et la raison de ce sentiment, ce sera que j'ai la certitude de périr, dans le cas où je ferais un faux pas, et que, d'ailleurs, dans les circonstances inusitées où je me trouve, je n'ai pas pris l'habitude de peser les chances, de calculer les probabilités. Ce n'est pas mon organisme qui réagit automatiquement sur la vue du gouffre; c'est mon âme qui voit et qui raisonne, bien ou mal le plus grand philosophe du monde, sur une planche plus large qu'il ne faut, s'il y a au-dessous un précipice, quoique sa raison le convainque de sa sûreté, son imagination prévaudra », – son imagination et non pas son organisme physique. Or il en est de la « peur » d'un bruit soudain comme, de la « peur » d'une chute dans l'abîme. « Bien des gens ne s'habituent jamais à rester près d'un canon que l'on tire, bien qu'ils sachent avec certitude qu'ils n'ont aucun danger à redouter ni pour eux ni pour personne, c'est seulement à cause du bruit » et, ainsi présenté, le phénomène implique immédiatement une interprétation physiologique. Mais nous dirons de même: « Bien des gens ne s'habituent jamais à supporter l'idée de l'anéantissement par la mort, bien qu'ils sachent avec certitude qu'ils n'ont aucun danger à redouter, puisque la mort est un objet de crainte dont la nature est d'anéantir le sujet craignant lui-même. » Est-ce à dire que leur organisme continue de répugner à la mort, tandis que leur âme a cessé de la craindre? N'est-il pas plus simple d'admettre qu'il s'est produit comme un dédoublement dans leur intelligence? Ils savent que la mort n'est pas un mal, mais d'autres habitudes de pensée continuent à leur inspirer la crainte de la mort: car ce sont deux choses très différentes d'avoir acquis une certitude et de se l'être assimilée, d'avoir réformé, au point de vue de cette certitude, nouvelle, tout le système de ses connaissances. Il peut même arriver qu'en travaillant à nous raisonner, afin de réagir contre la peur instinctive et le vertige, nous allions exactement à l'encontre de la fin poursuivie. Se démontrer à soi-même, sur le bord d'un précipice, qu'il n'y a pas danger de chute, c'est fixer son attention sur l'idée de chute, à l'instant même où on la nie. Se démontrer à soi-même que la mort n'est pas à craindre, c'est arrêter sa pensée sur l'idée de la mort, et courir par là le risque, si les anciennes habitudes de pensée n'ont pas été vaincues, d'aggraver en soi la crainte de la mort. C'est pourquoi les non-philosophes aimeront mieux recourir, pour lutter contre la peur, à la méthode du « divertissement » qu'à la méthode démonstrative: mais le divertissement constitue un traitement psychologique des émotions, au même titre que le raisonnement.

Les observations qui précèdent, si elles ne suffisent pas à réfuter la théorie selon laquelle l'émotion serait un effet d'une réaction de l'organisme physiologique, prouvent du moins qu'il est impossible de fournir une preuve expérimentale de cette théorie. Il est impossible de prouver par voie d'expérience qu'il est des cas où l'émotion se produit sans être accompagnée par une représentation. – Mais, dans l'action réflexe, les phénomènes de représentation ne correspondent ni au mouvement centripète ni au mouvement centrifuge; pour en découvrir l'équivalent physiologique, il faut compliquer la notion de l'arc réflexe, et insérer, entre l'élément sensitif et l'élément moteur, un ou plusieurs élément centraux, capables d'accumuler et de transformer les mouvements communiqués par l'élément sensitif, afin d'empêcher qu'ils se répercutent, intégralement et immédiatement, dans l'élément moteur: aux mouvements qui se produisent dans ces éléments centraux correspond le travail de l'intelligence. Peut-être donc ne faut-il pas condamner encore la théorie qui assimile le sentiment à la conscience d'une réaction organique; on peut essayer de la conserver si on renonce à établir entre le phénomène physiologique et le phénomène psychique une relation de cause à effet, et si l'on se borne à dire que l'émotion succède à la représentation comme la réaction nerveuse succède aux phénomènes qui se produisent dans le centre nerveux. Le sentiment resterait donc encore le simple accompagnement de la réaction organique; mais alors une seconde question se pose, c'est la notion même de réaction organique que peut-être le schème de l'action réflexe, tel que nous l'avons défini jusqu'ici, simplifie à l'excès, et qu'il convient à présent de soumettre à l'épreuve de la critique.

Où commence, en effet, où finit la réaction dans la vie organique? Jusqu'ici nous avons assimilé la réaction aux mouvements qui se manifestent dans les émotions composées, et qui partent du centre nerveux pour aboutir-à la périphérie. Mais alors que fera-t-on, dans la théorie qui considère le sentiment comme accompagnant la conscience d'une réaction de l'organisme, du plaisir et de la douleur, formes simples, en apparence, de la vie affective? Lange constate que « dans toutes les langues on se sert du même mot pour désigner la douleur physique et la douleur morale ». Cette identification verbale est-elle, ou n'est-elle pas légitime? De deux choses l'une.

Ou elle n'est pas légitime. En fait, la théorie que nous discutons est généralement présentée comme une théorie des émotions, c'est-à-dire de ces formes de la vie affective où le sentiment s'accompagne d'une réaction visible de l'organisme, plutôt que comme une théorie générale de la sensibilité. Lange admet, par exemple, que « le caractère principal de la douleur physique, la sensation subjective qui suit la transmission de l'excitation périphérique au sensorium, manque dans la douleur morale » il y aurait donc lieu, selon Lange, de distinguer entre une douleur émotionnelle, souvent appelée d'une façon inexacte douleur morale, dont la théorie rend compte, et qui a pour condition biologique d'existence une réaction de l'organisme sur l'impression extérieure – le mouvement centrifuge dans l'action réflexe, – et une douleur physique, qui a pour condition biologique d'existence la transmission de l'impression extérieure depuis la périphérie jusqu'au centre – le mouvement centripète dans l'action réflexe. L'existence de la douleur dite physique, par conséquent, contredirait la théorie, si la théorie se proposait d'en rendre compte au même titre que de l'émotion proprement dite. Mais alors il est singulier que la théorie physiologique des émotions s'expose précisément à l'objection qui paraissait la plus forte contre la théorie intellectualiste. C'est en effet la critique la plus souvent dirigée contre Herbart et son école: la théorie qui dérive toutes les émotions de représentations intellectuelles et d'associations d'idées, est, en ce qui touche les émotions proprement dites, au moins plausible, mais elle échoue devant les sentiments simples, devant le plaisir et la douleur, dont l'origine physiologique semble indiscutable. A quoi bon maintenant substituer à la théorie intellectualiste une théorie physiologique qui, associant l'émotion à la conscience d'une réaction organique, ne peut rendre compte, elle non plus, du plaisir et de la douleur?


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