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La finalité sans intelligence - Partie 1

Revue de métaphysique et de morale

En 1900, par Globot E.

Pourquoi certaines fleurs ont-elles au fond de leurs corolles, des glandes nectarifères, tandis que d'autres en sont dépourvues. Linné, dit Sir John Lubbuck, se déclarait incompétent dans cette question. D'autres botanistes ont imaginés des hypothèses plus ou moins ingénieuses: Patrick Blair a supposé que le pollen ne fécondait l'ovaire qu'après s'être mêlé au nectar; Krünitz y voit un produit d'excrétion: la glande nectarifère serait une sorte de rein végétal, et si les plantes fréquemment visitées par les insectes n'en prospèrent que mieux, ce serait qu'ils rendent le service de les débarrasser d'une substance nuisible; Kürr, ayant remarqué que le nectar ne se forme qu'au moment de la maturité des étamines et disparaît après la déhiscence des anthères, pensa que c'était une réserve alimentaire, utile au développement de l'ovaire une fois fécondé.

Toutes ces hypothèses sont finalistes. Elles se discutent d'ailleurs comme toutes les autres hypothèses scientifiques, par des comparaisons de faits, soit spontanés, soit provoqués. La première est fausse, car, quand on pratique avec une baguette la fécondation artificielle, le nectar ne joue aucun rôle dans l'opération. Si ce nectar était un produit d'excrétion, il serait probablement toxique, peut-être pourrait-on essayer d'inoculer à une plante son propre nectar; on découvrirait ainsi ce que vaut la deuxième hypothèse. Enfin, il serait facile de s'assurer si la fécondation artificielle peut encore réussir après l'ablation des glandes, et la troisième se trouverait jugée.

Il n'est guère utile de faire ces expériences: voici une quatrième hypothèse, également finaliste, qui se prête merveilleusement à l'interprétation du détail des faits. Formulée à la fin du XVIIIème siècle par Conrad Sprengel, reprise avec éclat par Ch. Darwin, poursuivie en d’innombrables conséquences par un grand nombre d'autres botanistes, elle nous offre un remarquable exemple de ce que j'ai nommé la méthode de convenance complexe.

Cette matière sucrée, les abeilles ont font leur miel, les papillons et beaucoup d'insectes s'en nourrissent; si les fleurs trouvaient pour elles-mêmes un avantage à être visitées par les insectes, le nectar n'aurait-il point pour fonction de les y attirer? Cet avantage, c'est la fécondation croisée. Il est reconnu, pour un très grand nombre de fleurs pourvues de nectaires que la fécondation directe y réussit mal, ou n'y réussit point, ou même y est complètement impossible; sans parler des fleurs unisexuées, dans beaucoup de fleurs hermaphrodites, les étamines et les pistils ne mûrissent pas en même temps; parfois même, selon Fritz Müller, le pollen d'une fleur serait toxique pour la même fleur. — Par contre, dans les fleurs dépourvues de nectaires, ou bien la fécondation directe réussie toujours suffisamment, ou bien le pollen, en quantités énormes, parfois en véritables nuages, est transporté par le vent, ou bien encore il tombe sur les fleurs femelles situées plus bas.

L'hypothèse Sprengel-Darwin suggère d'autres hypothèses accessoires qui cadrent vraiment bien avec les faits. Tandis que les fleurs à fécondation directe sont, en général, inodores, petites, vertes ou blanches, les fleurs à fécondation croisée attirent par leur parfum, par la grandeur et l'éclat de leurs corolles, les insectes propres à les féconder. Le parfum s'exhale justement pendant la période de maturité. Certaines fleurs ne sont odorantes que le jour ou que la nuit, ou le matin ou le soir, à l'heure où l'insecte qui les visite, papillon diurne, nocturne ou crépusculaire, sort de ses retraites. Chaque senteur différente est recherchée par des espèces déterminées d'insectes ailés. Telle odeur qui est désagréable pour nous et pour les abeilles, est un parfum pour telle espèce de mouche ou de papillon. Lubbock a démontré que les abeilles et les guêpes ont une prédilection pour les couleurs vives et pour certaines couleurs, le rose et le bleu notamment. S'il y a relativement peu de fleurs bleues, s'est peut-être, selon lui, que cette coloration est plus difficile à obtenir, suppose une chimie plus savante et un stade d'évolution plus avancé; et, de fait, des fleurs bleues ne se rencontrent que dans des espèces très hautement différenciées.

La même hypothèse rend également compte de la forme d'un grand nombre de fleurs. Les unes cachent leurs nectaires au fond d'un long tube, où l'insecte ne pénétrera pas sans frôler les anthères et le stigmate; d'autres l'y retiennent prisonnier jusqu'à ce qu'il ait fait son office. Il y a des raisons de croire que les fleurs irrégulières, qui se sont modifiées pour se mieux adapter à quelque fonction; or Darwin a remarqué que toutes les fleurs irrégulières sont fécondées avec le concours des insectes. La corolle du muflier, hermétiquement close, ne s'ouvre que sous le poids du gros bourdon qui se pose sur son labelle. Celle des légumineuse est curieusement articulées, et le pollen ne s'échappe que sur le dos ou les pattes de l'animal qui sait en faire jouer le mécanisme. Chez les labiées, les étamines et le pistil, présentent un ingénieux système de bascule; il suffit que l'abeille les touche pour qu'elles se renversent et viennent déposer leur pollen sur son dos; quand le pistil mûrit à son tour, il s'allonge et se recourbe vers le bas, de façon à ratisser, avec son stigmate, précisément la place où l'insecte a pu se charger de pollen, en visitant une fleur moins avancée. La fleur de l'epilobium anguslifolium (laurier de Saint Antoine), bien que composée de pièces similaire, est irrégulière, car ses quatre pétales à limbe étalé verticalement, deux s'écartent, jusqu'à se ranger sur un même diamètre horizontal, tandis que les deux autres se rapprochent vers le haut; les étamines mûrissent les premières, se relèvent et portent leurs anthères, au moment de la délivrance, en un point déterminé; quand le pistil mûrit à son tour, il se recourbe également et vient placer son stigmate précisément au même endroit où s'était faite la déhiscence des étamines. Ainsi, quand l'insecte pénètre dans la fleur, l'organe femelle recueille la poussière fécondante juste au point où l'organe mâle d'une autre fleur vient de la déposer.

Si les fleurs à fécondation croisée ont avantage à être visitées par les insectes ailés, elles seraient inutilement dévalisées par les insectes sans ailes, qui ne peuvent passer rapidement d'une plante à une autre, par exemple les fourmis, si friandes de toute matière sucrée. C'est par une variété étonnante d'organes jusqu'alors inexpliqués, rangées de poils semblables à des cheveux de frise, surface velues, engluées ou glissantes, etc., que les plantes à fécondation croisée défendent leur nectar contre les insectes grimpants et le réservent aux insectes ailés. Ces organes font généralement défaut dans les plantes dépourvues de nectaires, et dans les plantes qui croissent dans l'eau.

Cette théorie de la fécondation croisée est très connue; des livres célèbres l'ont rendue populaire. Mais les profanes l'accueillent souvent avec incrédulité; ils croient lire quelque roman; ils se demandent si l'ingénieux auteur n'a pas groupé des faits exceptionnels, et construit artificiellement une nature imaginaire. Toutes les fleurs n'ont pas les étamines à bascule de la sauge; toutes les corolles n'ont pas, comme celle du muflier, la forme « d'une cassette dont les bourdons seuls auraient la clef » (Lubbock). Il n'est que de mettre en œuvre avec art des exemples adroitement choisis, pour donner de la vraisemblance à des théories illusoires. Tout cela, c'est de la littérature; cela n'a pas la rigueur et la solidité de la vraie science.


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