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L'acquisition du langage chez les enfants et dans l'espèce humaine - Partie 2

Revue Philosophique de la France et de l'Etranger

En 1876, par Taine H.

... Du 15e au 17e mois. — Grands progrès. Elle a appris à marcher et même à courir, elle est ferme sur ses petites jambes. On voit qu'elle acquiert tous les jours des idées, et qu'elle comprend beaucoup de phrases, par exemple : "Apporte la balle. Va faire doudou à la dame (caresser de la main et tendre la joue). Viens dans les jambes de papa. Va là-bas. Viens ici, etc." Elle commence à distinguer le ton fâché du ton satisfait ; elle cesse de faire ce qu'on lui interdit avec un visage et une voix sévères ; elle a spontanément et souvent l'envie d'être embrassée, et pour cela elle tend le front et dit d'une voix calme papa, ou maman. — Mais elle n'a appris ou inventé que très peu de mots nouveaux. Les principaux sont Pa (Paul), Babert (Gilbert), bébé (enfant), bééé (la chèvre), cola (chocolat), oua-oua (chose bonne à manger), ham (manger, je veux manger). — Il y en a d'autres et assez nombreux, qu'elle comprend, mais ne prononce pas, par exemple : "Grand-père, grand-mère" ; ses organes vocaux trop peu exercés ne reproduisent pas encore tous les sons qu'elle connaît et auxquels elle attache un sens.

Cola (chocolat) est une des premières friandises qu'on lui ait données ; c'est le bonbon qu'elle préfère. Tous les jours elle allait chez sa grand-mère, qui lui donnait une pastille ; elle sait très bien reconnaître la boîte, insister en la montrant du doigt pour qu'on l'ouvre. D'elle-même et sans nous, ou plutôt malgré nous, elle a étendu le sens de ce mot ; en ce moment elle l'applique à toutes les friandises : elle dit Cola quand on lui donne du sucre, de la tarte, des raisins, une pêche, une figue (De même le petit garçon de 20 mois cité plus haut dit téterre (pomme de terre) pour désigner les pommes de terre, la viande, les haricots, presque tout ce qui est bon à manger, sauf le lait pour lequel il dit lolo. Peut-être pour lui téterre signifie tout ce qui, étant solide ou demi-solide, est bon à manger). — On a déjà vu plusieurs exemples de cette généralisation spontanée ; ici elle était aisée ; car la saveur du chocolat, celle du raisin, de la pêche, etc., coïncident en ceci, qu'étant toutes agréables elles provoquent le même désir, celui d'éprouver encore une fois la sensation agréable. Un désir ou une impulsion si distincte aboutit sans difficulté à un air de tête, à un geste de la main, à une expression, par suite, à un nom.

Bébé. On a vu la signification singulière qu'elle donnait d'abord à ce mot ; peu à peu, par l'effet de l'éducation, il s'est rapproché chez elle du sens ordinaire. On lui a montré d'autres enfants en lui disant bébé ; on l'a appelé elle-même de ce nom ; à présent elle y répond. De plus, en la mettant devant une glace très basse et en lui montrant son visage réfléchi, on lui a dit : c'est "bébé" ; maintenant elle va toute seule devant la glace et dit bébé en riant quand elle s'y voit. — Partant de là, elle a étendu le sens du mot ; elle appelle bébés toutes les figurines, par exemple les statues en plâtre de demi-grandeur qui sont dans l'escalier, les figures d'hommes et de femmes des petits tableaux et des estampes. — Cette fois encore l'éducation produit un effet sur lequel on ne comptait pas ; le caractère général saisi par l'enfant n'est pas celui que nous voulions lui faire saisir ; nous lui avons enseigné le son, il en a inventé le sens.

Ham (manger, je veux manger). Ici tout est créé, le son et le sens. Ce son est apparu au quatorzième mois ; pendant plusieurs semaines je ne l'ai considéré que comme un gazouillement ; à la fin, j'ai vu qu'il se produisait, sans jamais manquer, en face de la nourriture. Maintenant l'enfant ne manque jamais de le faire quand elle a faim ou soif, d'autant plus qu'elle voit que nous le comprenons et que, par cette articulation, elle obtient à boire et à manger. Quand on l'écoute avec attention et quand on essaie de la reproduire soi-même, on s'aperçoit que c'est le geste vocal naturel de quelqu'un qui happe quelque chose ; il commence par une aspirée gutturale voisine d'un aboiement et finit par l'occlusion des lèvres exécutée comme si l'aliment était saisi et englouti ; un homme ne ferait pas autrement si, parmi les sauvages, les mains liées, et n'ayant pour s'exprimer que ses organes vocaux, il voulait dire qu'il a envie de manger. — Peu à peu, l'intensité et la singularité de la prononciation primitive se sont atténuées ; nous lui avons répété son mot mais en l'adoucissant ; par suite chez elle la portion gutturale et labiale a cessé de prédominer ; la voyelle intermédiaire a pris le dessus ; au lieu de Hamm, c'est am ; et maintenant, à l'ordinaire, nous nous servons de ce mot comme elle. L'originalité, l'invention est si vive chez l'enfant que, s'il apprend de nous notre langue, nous apprenons de lui la sienne.

Oua-oua. — Ce n'est guère que depuis trois semaines (fin du seizième mois) qu'elle prononce ce mot dans le sens de chose bonne à manger. Nous sommes restés quelque temps sans le comprendre ; car elle l'employait depuis longtemps et l'emploie encore aussi dans le sens de chien. Pas un aboiement dans la rue qui n'évoque chez elle ce mot dans le sens de chien, et avec le plaisir vif d'une découverte. - Dans ce nouveau sens, le son a oscillé entre va-va et oua-oua. Probablement le son que j'écris oua-oua est double pour elle selon la signification double qu'elle y attache ; mais mon oreille ne peut saisir cette différence ; les sens des enfants bien moins émoussés que les nôtres perçoivent des nuances délicates que nous ne distinguons plus. Quoi qu'il en soit, à table, à la vue d'un mets dont elle a envie, elle dit plusieurs fois de suite oua-oua ; elle dit aussi le même mot, quand, après en avoir mangé, elle veut en manger encore. Mais c'est toujours en présence d'un mets et pour désigner quelque chose de mangeable. En cela le mot se distingue de am qu'elle n'emploie que pour désigner son envie de manger, sans spécifier la chose à manger. Ainsi, quand dans le jardin elle entend sonner la cloche du dîner, elle dit am et non oua-oua ; au contraire, à table, devant une côtelette, elle dit oua-oua, et bien moins souvent am.

D'autre part le mot tem (donne, prends, regarde) dont j'ai parlé est depuis deux mois tombé en désuétude ; elle ne le dit plus, et je ne vois pas qu'elle l'ait remplacé par un autre. La cause en est sans doute que nous n'avons pas voulu l'apprendre ; il ne correspondait à aucune de nos idées, parce qu'il en réunissait trois fort distinctes ; nous ne nous en sommes pas servi avec elle ; par suite elle a cessé de s'en servir.

Si l'on résume les faits que je viens de raconter, on arrive aux conclusions suivantes ; c'est aux observateurs à les contrôler par des observations faites sur d'autres enfants :
À l'origine l'enfant crie et emploie son organe vocal de la même façon que ses membres, spontanément et par action réflexe. Spontanément et par plaisir d'agir, il exerce ensuite son organe vocal de la même façon que ses membres, et en acquiert l'usage complet par tâtonnement et sélection. — Des sons non articulés, il passe ainsi aux sons articulés. — La variété d'intonations qu'il acquiert, indique chez lui une délicatesse d'impression et une délicatesse d'expression supérieures. — Par cette délicatesse il est capable d'idées générales. — Nous ne faisons que l'aider à les saisir en lui suggérant nos mots. — Il y accroche des idées sur lesquelles nous ne comptions pas et généralise spontanément en dehors et au-delà de nos cadres. Parfois il invente non seulement le sens du mot, mais le mot lui-même. — Plusieurs vocabulaires peuvent se succéder dans son esprit, par l'oblitération d'anciens mots que des nouveaux mots remplacent. — Plusieurs significations peuvent se succéder pour lui autour du même mot qui reste fixe. — Plusieurs mots inventés par lui sont des gestes vocaux naturels. — Au total, il apprend la langue déjà faite, comme un vrai musicien apprend le contrepoint, comme un vrai poète apprend la prosodie ; c'est un génie original qui s'adapte à une forme construite pièce à pièce par une succession de génies originaux ; si elle lui manquait, il la retrouverait peu à peu ou en découvrirait une autre équivalente.

... L'observation a été interrompue par suite des calamités de l'année 1870. — Les notes qui suivent peuvent servir à constater l'état mental d'un enfant : à beaucoup d'égards c'est celui des peuples primitifs dans la période poétique et mythologique. — Un jet d'eau qu'elle a vu pendant trois mois sous ses fenêtres la mettait tous les jours dans un transport de joie toujours nouvelle ; de même la rivière au-dessous d'un pont : il était visible que l'eau luisante et mouvante lui semblait d'une beauté extraordinaire ; "l'eau, l'eau !" ses exclamations ne finissaient pas (20 mots.) — Un peu plus tard (2 ans 1/2) elle a été extrêmement frappée par la vue de la lune. Tous les soirs elle voulait la voir ; quand elle l'apercevait à travers les vitres, c'étaient des cris de plaisir ; quand elle marchait, il lui semblait que l'astre marchait aussi, et pour elle cette découverte était charmante. Comme la lune apparaissait selon les heures à divers endroits, tantôt devant la maison, tantôt par-derrière, elle criait : "Encore la lune, une autre lune !" — Un soir (3 ans) comme elle s'enquérait de la lune, on lui dit qu'elle est allée se coucher, et là-dessus elle reprend : "Où donc est la bonne de la lune ?" - Tout ceci ressemble fort aux émotions et aux conjectures des peuples enfants, à leur admiration vive et profonde en face des grandes choses naturelles, à la puissance qu'exercent sur eux l'analogie, le langage et la métaphore pour les conduire aux mythes solaires, lunaires, etc. Admettez qu'un pareil état d'esprit soit universel à une époque ; on devine tout de suite les cultes et les légendes qui se formeraient. Ce sont celles des Védas, de l'Edda, et même d'Homère.
Si on lui parle d'un objet un peu éloigné, mais qu'elle peut se représenter nettement parce qu'elle l'a vu ou qu'elle en a vu de semblables, sa première question est toujours : "Qu'est-ce qu'il dit ? — Qu'est-ce qu'il dit, le lapin ? Qu'est-ce qu'il dit, l'oiseau ? Qu'est-ce qu'il dit, le cheval ? Qu'est-ce qu'il dit, le gros arbre ?" Animal ou arbre, elle le traite tout de suite comme une personne, elle veut savoir sa pensée, sa parole, c'est là pour elle l'essentiel ; par une induction spontanée, elle l'imagine d'après elle et d'après nous ; elle l'humanise. — On retrouve cette disposition chez les peuples primitifs, et d'autant plus forte qu'ils sont plus primitifs ; dans l'Edda, surtout dans le Mabinogion, les animaux ont aussi la parole ; un aigle, un cerf, un saumon sont des sages vieillards expérimentés, qui se souviennent des événements anciens et instruisent l'homme (pareillement elle dit : "Ma voiture ne veut pas marcher ; elle est méchante").
Il faut bien du temps et bien des pas à un enfant pour arriver à des idées qui nous semblent simples. Quand ses poupées avaient la tête cassée, on lui disait qu'elles étaient mortes. Un jour sa grand-mère lui dit : "Je suis vieille, je ne serai pas toujours avec toi, je mourrai" — "Alors, tu auras la tête cassée ?" — Elle a répété cette idée à plusieurs reprises ; maintenant encore (3 ans 1 mois), pour elle, être morte, c'est avoir la tête cassée. — Avant-hier une pie tuée par le jardinier a été pendue par la patte au bout d'une perche, en guise d'épouvantail ; on lui a dit que la pie était morte, elle a voulu la voir. "Qu'est-ce qu'elle fait la pie ?" — "Elle ne fait rien, elle ne remue plus, elle est morte." "Ah !" — Pour la première fois l'idée de l'immobilité finale vient d'entrer dans sa tête. Supposez qu'un peuple s'arrête à cette idée, et ne définisse pas la mort autrement ; l'au-delà pour lui sera le schéol des Hébreux, le lieu où vivent d'une vie vague, presque éteinte, les morts immobiles. — Hier signifie pour elle dans le passé, et demain signifie dans l'avenir ; aucun de ces deux mots ne désigne dans son esprit un jour précis par rapport à celui d'aujourd'hui, le précédent ou le suivant. Voilà encore un exemple d'un sens trop vaste qu'il faudra rétrécir. — Il n'y a presque pas de mot employé par un enfant dont le sens ne doive subir cette opération. Comme les peuples primitifs, ils sont enclins aux idées générales et vastes ; les linguistes nous disent que tel est le caractère des racines, et partant des conceptions premières telles qu'on les trouve dans les plus anciens documents, notamment dans le Rig-Véda.
En général l'enfant présente à l'état passager des caractères mentaux qui se retrouvent à l'état fixe dans les civilisations primitives, à peu près comme l'embryon humain présente à l'état passager des caractères physiques qui se retrouvent à l'état fixe dans les classes d'animaux inférieurs.


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