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Le sentiment d'obligation morale - Partie 2

Revue de métaphysique et de morale

En 1902, par Rauh F.

On peut admettre avec Bain que l'expérience des contraintes légales a pu influer sur le sentiment proprement moral de l'obligation. Mais il paraît difficile de méconnaître la vérité de l'analyse psychologique que nous avons sommairement esquissée. Les différentes formes de conscience que nous avons énumérées seraient-elles exactement ce qu'elles sont si des influences sociales ne les avaient modifiées, si elles s'étaient développées en un homme isolé, n'ayant d'autre société que l'univers? Cela est peu probable. Mais on peut dire aussi que ces relations sociales recouvrent des relations psychologiques dont on peut dire qu'elles n'ont pas changé, qu'elles ont été seulement plus ou moins clairement aperçues aux différents moments de l'histoire. Car les relations sociales elles-mêmes apparaissent à l'homme comme raisonnables, s'imposent à lui avec le même caractère de rationalité que les lois mêmes de la nature. Certaines coercitions ont toujours passé pour légitimes, d'autres pour illégitimes, et l'on pourrait dire que si nous avons transporté aux relations purement psychologiques de la raison et de la sensibilité des métaphores empruntées à l'ordre social, nous avons aussi interprété les oppositions sociales à la lumière des oppositions psychologiques — ou ontologiques fondées sur les oppositions psychologiques. Si l'homme a transporté aux puissances mystérieuses des choses le respect que lui inspiraient les puissances humaines, il est sûr d'autre part que certaines puissances humaines, celles du sorcier, du prêtre, du roi, ont dû leur prestige à ce qu'elles semblaient être dans la confidence des choses. C'est l'ordre naturel qui sanctifiait alors l'ordre social. Toujours donc l'homme a tenté de relier les sentiments sociaux à ceux qu'il éprouvait en face de la nature du milieu cosmique, et ainsi plus ou moins vaguement à faire participer de la force de la raison en général la raison sociale.

Il y a donc lieu de croire que, fût-il isolé de ses semblables, l'homme éprouverait, si le développement naturel de sa pensée était entravé, quelques sentiments analogues à celui que nous appelons, nous, êtres façonnés par des siècles d'hérédité sociale, le sentiment d'obligation. C'est pourquoi le savant, l'artiste, éprouvent ce sentiment, lorsqu'ils ont besoin de soutenir par un effort l'inspiration rebelle. Les artistes modernes semblent le reconnaître: ils ont rompu sur ce point avec les pratiques ou plutôt avec les formules romantiques. Ils se posent comme des travailleurs, des hommes de labeur, de volonté, par suite, de devoir, — dans leur ordre. Un homme ne compte dans un métier quelconque que s'il a le sentiment d'une fonction, d'une tâche. Il y a des artistes probes, il y a des savants sans conscience scientifique.

On oublie trop que ce que nous appelons ordinairement la morale n'en est qu'une partie. On entend dans le langage usuel par morale l'ensemble des règles qui concernent les hommes dans leurs relations avec leurs semblables ou les règles de morale individuelle qui ont un retentissement social. Mais la morale embrasse toutes les formes de pensée en tant que la pensée est pratique, c'est-à-dire tendance à être, tendance à l'action. Elle hiérarchise toutes nos tendances, les spéculatives comme les autres. L'homme est en relation non pas seulement avec l'homme mais avec l'ordre universel par la science, la philosophie, et aussi par l'art: car l'artiste lui-même, en ce sens qu'il se fait de ses impressions un spectacle désintéressé, pense impersonnellement. Le domaine de la morale s'étend aussi loin que celui de la pensée, et avec elle le domaine du devoir.

Bien plus, et par là même, le sentiment d'obligation apparaît non comme un état de conscience exceptionnel, comme une crise dans la vie, mais comme une forme que revêt naturellement dans son évolution — on pourrait presque dire — un état de conscience quelconque. Car la raison, c'est la faculté d'intégrer, d'achever. Cette forme s'applique à toute matière du moment qu'elle est répétée ou du moment qu'elle est isolée. Le rationnel, c'est l'idée du toujours ou du jamais, du partout, du nulle part, de l'intégration du temps, et de l'espace, de l'intégration de quoi que ce soit. Et nous avons une tendance à achever toute chose, à faire de chaque chose un absolu. Il suffit pour qu'un sentiment soit rationalisé qu'il occupe tout le champ de la conscience, qu'aucun autre ne s'y oppose, ou encore qu'il soit habituel. Pour l'homme sans culture morale qui n'a pas fait d'enquête sur sa conscience les coutumes sont des principes. Tout ce qui est socialement organisé prend dès lors la forme d'un devoir, les habitudes sociales les plus basses, celles des brigands, des prostituées. Toute profession a son code. Il n'est pas de désir, de sentiment qui ne puisse se transformer en devoir s'il domine dans la conscience. Le snob considère comme un devoir la promenade qu'il fait chaque jour à la même heure, dans la même allée du Bois. Il parle de cela, de ses obligations mondaines avec le sérieux d'un ministre. Ce qui différencie les hommes, c'est moins qu'ils manquent de morale mais que leur morale est localisée et qu'ils l'ont adoptée sans enquête préalable. Le sentiment d'obligation est donc un sentiment normal, mêlé à toute la vie psychologique. Le sentiment du devoir naît avec la réflexion. Nier le devoir, ce serait nier la réflexion, prétendre que l'homme est toujours à l'état de spontanéité pure, de nature.

On peut dire plus. Le devoir n'est pas seulement un moment normal, c'est un moment nécessaire de toute vie morale. Un homme qui n'est pas capable à son heure de réfléchir, de suppléer par l'effort réfléchi aux défaillances de la pensée spontanée n'est pas, dans son ordre, un honnête homme. En ce sens, le sentiment du devoir est bien le signe caractéristique, la condition nécessaire de la moralité. C'est donc une erreur d'en revenir purement et simplement avec M. Brochard à la morale des anciens. Kant a noté justement un moment de la vie morale, un moment de la vie de la pensée, et même de la vie tout entière. Car il n'est pas un sentiment qui pour l'homme adulte ne puisse par l'habitude ou l'isolement se transformer en pensée, par suite en devoir.


III

Mais cela ne veut pas dire que le sentiment du devoir soit le tout de la vie, qu'on ne puisse être honnête qu'à la condition d'en avoir continuellement le sentiment en quelque sorte aigu. L'erreur de Kant a été, après avoir dégagé ce moment de la vie morale, d'en faire le tout de cette vie. Nous croyons en ce sens avec M. Brochard à la nécessité d'une réaction contre la morale kantienne. Le seul moyen de connaître une force de la nature c'est de l'isoler, et à ce titre l'abstraction est aussi légitime en morale que dans les sciences expérimentales. Mais ce qui sert à définir une chose, le cas type n'est pas le plus commun. C'est bien au contraire le plus rare. Kant a isolé le sentiment de l'obligation, sous sa forme la plus âpre, dans ces moments où il s'oppose violemment à la vie. Sur ce point comme sur tant d'autres il a fait œuvre de logicien, d'analyste. Il n'a pas étudié l'idée dans ses relations mouvantes avec les choses. Il faut reprendre pour l'assouplir la psychologie du devoir comme celle de l'a priori kantien.

Si l'on replace le sentiment du devoir dans l'ensemble des sentiments humains, on s'aperçoit qu'il doit sous-tendre en quelque sorte la vie, sans la remplir. L'esprit s'avance d'abord comme dans un rêve avant de prendre une claire conscience de lui-même; puis il se connaît, il trouve sa formule, il est encore inspiré mais il domine son inspiration; l'inspiration et la réflexion s'unissent en lui, celle-ci suivant ou sollicitant celle-là, selon le cas. L'inspiration est alors dans le même rapport avec la réflexion que la nature extérieure avec le savant qui la pense. Le savant obéit à la nature, mais il la soumet aussi à ses formules, il l'observe mais il l'interroge. C'est la période de la maîtrise de soi, de la création féconde. Cette période est suivie d'une troisième où la pensée réfléchie, la volonté subsiste seule, où manque l'inspiration. C'est l'âge du procédé, l'âge des préfaces. La vie n'est faite ni de pensées ou de sentiments spontanés ni de réflexions ou d'obligations pures. Elle consiste en une spontanéité aidée, achevée par la réflexion. Le sentiment du devoir, qui naît avec la réflexion, soutient le sentiment impuissant. Il remplit dans la vie morale les vides de la passion, de l'exaltation.

Cela est vrai de toute la conduite humaine. Le sentiment du devoir pas plus que l'inspiration ne caractérisent exclusivement tel mode de pensée ou d'action. La moyenne des hommes, à qui ce mode de penser est peu familier, imagine les penseurs abstraits dans cette attitude d'effort continu, nécessaire à leur médiocrité pour se hausser aux mathématiques pures ou à la métaphysique. Sans doute on peut dire que la pensée abstraite ou métaphysique est réfléchie et même au second degré en ce sens qu'elle pense des pensées. Mais en elle-même elle peut être aussi spontanée que la pensée la plus élémentaire. Un Spinoza vivait sans doute sa pensée comme un artiste. Aussi un philosophe original est-il en général peu critique, et il faut s'en rapporter pour le comprendre plus à sa pensée qu'à l'idée qu'il s'en fait quand il s'oppose à autrui. Inversement un homme d'action médite ses actions, en sait les pourquoi, les comment, tient ses passions en mains. La pensée spéculative n'est pas plus réfléchie par essence que la pensée pratique n'est spontanée. L'inspiration et la réflexion se retrouvent à tous les étages de la pensée.

On voit par suite que l'homme le plus moral n'est pas nécessairement celui chez qui le sentiment du devoir est le plus vif. Un inventeur — et nous entendons par là non celui qui apporte une idée nouvelle, mais celui qui pense vraiment son idée, qui ne l'imite ni ne l'emprunte — est souvent dans un état proche de l'inspiration pure. Il se peut dès lors que tel grand honnête homme n'ait jamais connu le sentiment du devoir ou ne l'ait connu que mêlé, fondu avec l'inspiration morale. L'attitude disgracieuse de l'homo-duplex est celle souvent d'âmes sans sève, inquiètes, vivant dans le perpétuel tremblement, la peur du péché, incapables de chutes, mais aussi de ces relèvements qui vous portent bien au delà du point où l'on tomba. Si les premiers philosophes grecs ont méconnu ce moment de la réflexion et de l'obligation douloureuses, ils devaient peut-être cette heureuse ignorance à la fraîche nouvelleté d'une pensée jeune et féconde. La place du devoir dans la vie varie avec les difficultés de la pensée, de l'action morale, les différents types moraux.

Il ne faut pas dès lors hypnotiser en quelque sorte sur le sentiment d'obligation la conscience des hommes. Il ne faut le présenter que comme une crise nécessaire: on peut pour les actions morales ordinaires se contenter de faire appel à la raison sans plus, c'est-à-dire à la conscience de nos préférences idéales, sans mettre l'accent sur le caractère douloureux de l'effort moral. Pour une conscience moyennement honnête les préceptes de la morale quotidienne, ne pas voler, ne pas tuer, etc., éveillent à peine ou n'éveillent pas distinctement le sentiment d'obligation. Comme la crise du devoir se produit à propos des pensées morales que l'homme soutient difficilement et que les pensées les plus difficiles sont pour le commun des hommes les pensées systématiques, il convient de n'éveiller l'attention sur le sentiment d'obligation qu'à propos-des actions qui sont des fins par elles-mêmes et auxquelles toutes les autres sont subordonnées. En ce sens la notion du devoir peut servir, comme moment caractéristique de la pensée rationnelle, à distinguer les actions qui ne nous intéressent plus que comme moyens en vue de fins désirables en elles-mêmes, c'est-à-dire en vue de fins morales en soi, et ces fins morales en soi. Il faut replacer le sentiment du devoir dans le cours général de la vie, mêler les appels à la nature et à la volonté au devoir. L'éducation de l'enfant doit se régler sur ces principes. Les actions à propos desquelles il convient d'éveiller le sentiment du devoir sont rares pour l'enfant comme pour l'homme. Pour l'enfant ce sont, par exemple, celles qui dans sa conscience éveillent héréditairement la honte, une répugnance immédiate. Ce point de vue est opposé à celui de la pédagogie encore en partie piétiste. Le devoir, au sens kantien du mot, posé comme transcendant est une nouvelle forme d'entité.


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