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Le sentiment d'obligation morale - Partie 1

Revue de métaphysique et de morale

En 1902, par Rauh F.

On ne peut se rendre compte du rôle de ce sentiment dans la vie morale qu'à la condition de comprendre que l'honnête homme est essentiellement raisonnable, et en quel sens il l'est. Sans doute pour traiter à fond cette question, il faudrait de longs développements; nous y consacrons un volume qui paraîtra prochainement sous le titre de l'Expérience morale. Cependant les indications qui suivent suffiront peut-être à définir la raison morale dans la mesure où cela est nécessaire pour bien entendre le sentiment du devoir.


I

L'honnête homme apparaît d'abord comme désintéressé. Mais cette caractéristique est insuffisante, fausse même parfois. Il peut être moral de songer à soi, il y a des sacrifices absurdes, immoraux. Mais égoïste ou désintéressée, il ne suffit pas que l'action soit telle ou telle pour être morale. Celui qui agit moralement sans le savoir est un innocent. Ce qui caractérise un honnête homme c'est de vouloir quelque chose plus que tout au monde et de savoir qu'il le veut. En d'autres termes, l'honnête homme établit entre ses désirs, ses habitudes, ses actes un certain ordre, une hiérarchie. Toutes les fois qu'il veut agir ou dans le moment où il agit — car il y a peut-être dans la vie des cas singuliers; ce dont nous ne pouvons décider encore — il préfère telle action à telle autre, il place dans sa pensée telle action avant telle autre. En langage philosophique cela peut s'exprimer en disant que ses désirs, ses habitudes, ses actes, lui apparaissent dans un certain ordre idéal, a priori. On peut dire que l'homme moral sent en lui une double poussée intérieure, une double vis a tergo antérieure à l'émotion, à tout donné, quel qu'il soit, en d'autres termes que son action est en quelque sorte deux fois a priori.

La loi morale est une règle imposée à ses désirs, ses tendances, ses habitudes. L'honnête homme est un actif. Or qu'est-ce qu'une tendance, un désir, une habitude? C'est une possibilité indéfinie d'images allant vers l'action. C'est donc une sorte de loi de développement. Celui qui agit — même sans penser —, explicite en quelque sorte une formule a priori. Et de plus l'honnête homme établit entre ses différentes tendances une hiérarchie, affirme comme devant être un certain ordre de ces a priori naturels. Agir moralement c'est donc s'élever de deux degrés au-dessus de l'expérience: naturellement, rationnellement. L'émotion morale n'est qu'un signe de cette double action.

On peut caractériser la conscience d'une société comme celle d'un individu. L'idéal moral d'une société se définit par ce qu'elle veut avant tout. Veut-elle avant tout que certains droits individuels soient respectés et ne consent-elle à vivre qu'à ce prix? Ou veut-elle avant tout sa stabilité, sa conservation matérielle, la paix sans trouble, la paix morte? Dans le premier cas, elle supposera l'accusé innocent, lui assurera toutes les garanties de défense, ne se résignera à le flétrir irrémédiablement qu'à la dernière extrémité, cherchera, s'il est condamné, à approprier la peine à la nature du criminel, à l'individualiser, lui offrira tous les moyens de réhabilitation. Si au contraire la société est préoccupée avant tout de salut social, elle supposera l'accusé coupable, elle usera de tous les moyens pour établir son crime, tremblant de laisser échapper un coupable plus que de condamner un innocent. Selon l'un ou l'autre parti pris, toute la législation change.

Mais notre définition n'est pas suffisante encore. Car en somme certains coquins le sont résolument, délibérément: ils ont fait leur choix, ils ont leur parti pris sur la vie. Ce qui caractérise l'honnête homme c'est de se placer pour savoir ce qu'en somme il veut faire dans une attitude impartiale, impersonnelle. Il juge en sa propre cause, comme en celle d'autrui. Cela s'appelle être raisonnable.

Un honnête homme pense donc a priori et rationnellement sa vie, ou chaque action de sa vie. En ce sens, la pensée morale possède tous les caractères généraux et formels d'une pensée quelconque. Un honnête homme est sincère, sérieux, impartial, uniquement occupé de distinguer le vrai du faux dans l'ordre de vérité qui le concerne.

Mais un honnête homme ne réfléchit pas sa vie comme un philosophe. Il ne la contemple pas une fois vécue. La pensée morale est une pensée pratique qui tend à se réaliser, qui veut se réaliser, toute tournée vers l'action. Elle se dégage des cas particuliers, des problèmes que pose la vie, au fur et à mesure de la vie. On juge un homme sur ses actes, non sur ses doctrines explicites. C'est pourquoi on dit qu'une vie est un enseignement. Cela ne veut pas dire qu'une morale ne soit et ne doive être — dans une mesure à déterminer — un système, ni même qu'il ne soit utile et nécessaire d'exprimer ce système en formules verbales. Mais les théories livresques ou verbales — si elles n'expriment pas des théories vécues ou si elles n'ont été vérifiées au contact de la vie par des hommes d'action — sont de vaines idéologies. Il y a des croyances cérébrales qui n'ont en quelque sorte pas l'intention d'aboutir à l'acte, théories d'imaginatifs ou d'agités, théories livresques qui s'évaporent en mots. Un honnête homme ne pense pas par mots mais par émotions ou par images d'actions. Son langage, c'est sa vie, et sa vie se développe comme une formule. Tolstoï a profondément analysé ce mode de pensée substantielle. Ce caractère de la pensée pratique qui est de se traduire en actes est une des raisons pour lesquelles on ne la reconnaît pas toujours pour une pensée. Mais le savant, l'artiste, eux aussi, ont leur langue propre et manient mal le langage commun, quoiqu'ils soient l'un et l'autre à leur façon des penseurs. L'artiste pense par images visuelles, par gestes, par sons, le mathématicien par équations, le physicien par expériences.

L'honnête homme ne se borne pas à déterminer la fin idéale de ses actes. Puisqu'il cherche la règle de la vie, il ne peut se désintéresser des moyens de vivre. Le héros, l'ascète lui-même, tiennent compte du possible. L'honnête homme est aussi un homme d'action, et si nous tenons compte de son intention dans le jugement que nous portons sur la conduite de l'agent moral, nous préférons certainement un honnête homme intelligent, qui sait ce qu'il veut et ce qu'il peut, à un imbécile bien intentionné.


II

Nous n'avons pas fait mention du sentiment du devoir dans la définition que nous venons de donner de l'honnête homme. C'est qu'en effet on a exagéré l'importance morale du sentiment de l'obligation. L'état de conscience complexe désigné ainsi est un moment nécessaire, il n'est pas le tout de la vie morale. Nous allons essayer d'en fixer exactement par une analyse psychologique le rôle et la signification.

La pensée pratique, la raison appliquée au désir et aux actes peut, comme toute pensée, se présenter sous la forme d'une spontanéité. L'homme se confond alors avec sa pensée. Il est cette pensée. Lors même que l'esprit a un objet il peut l'absorber, se l'assimiler au point qu'il se l'oppose juste assez pour le penser, s'en distinguant par suite à peine. Mais il n'en va pas toujours, il en va rarement ainsi. La spontanéité intellectuelle peut être entravée par la passion, par exemple, ou par les choses qui ne se prêtent pas aux formes qu'elle veut leur imposer. Alors il y a heurt, souffrance, connaissance distincte par la pensée d'autre chose qu'elle-même, en même temps que réflexion de la pensée sur soi, conscience de soi. Or, du moment que cette réflexion s'est produite, la spontanéité ne se suffit plus. Il faut que la volonté rationnelle ou réfléchie — nous dirons d'un mot la volonté — fasse franchir à la spontanéité rationnelle l'obstacle douloureux.

Qu'est-ce que la volonté? La pensée réfléchie s'apparaît à la fois comme contrainte et comme libre. Elle s'apparaît d'une part comme capable de faire aboutir ou avorter la spontanéité intellectuelle, comme libre. Elle s'appelle alors volonté. Vouloir c'est affirmer qu'on peut quelque chose par cette affirmation même. Elle affirme d'autre part la nécessité d'agir de telle ou telle façon, et elle éprouve comme une pression de la spontanéité rationnelle. La pensée réfléchie c'est la volonté affirmant à la fois qu'elle est contrainte par la spontanéité rationnelle et qu'elle peut dans certaines conditions et jusqu'à un certain point résister à cette contrainte.

Enfin, selon que la volonté agit ou non conformément à cette contrainte rationnelle, selon qu'elle lui résiste ou lui obéit, il se produit une tristesse ou au contraire un sentiment de paix bien connu. On peut donc distinguer dans tout acte de morale réfléchi: 1° une spontanéité rationnelle pratique, la pensée de quelque chose à faire, pensée qui peut être plus ou moins certaine — possible, probable ou nécessaire, affectée de tel ou tel signe modal — mais toujours spontanée, non libre; 2° cette même pensée, mais réfléchie, consciente d'elle-même, qui se pose à la fois comme libre et comme pressée par la spontanéité rationnelle; 3° des sentiments divers, signes de ces différentes opérations. C'est tout cet ensemble de relations complexes entre la volonté et la spontanéité rationnelle, à savoir la pression sentie de la spontanéité sur la volonté, la conscience que cette volonté a d'elle-même, comme capable d'aider ou d'entraver cette spontanéité, les sentiments divers de plaisir ou de peine qui résultent de la résistance ou de l'obéissance de la volonté à la spontanéité rationnelle — c'est tout cet ensemble que l'on a pu traduire avec une approximation suffisante par la métaphore sociale de l'obligation ou de la contrainte.


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