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Physiologie et psychologie du rire - Partie 1

Revue scientifique de la France et de l'étranger

En 1873, par Dumont L.

Depuis une douzaine d'années, les philosophes se sont beaucoup occupés de la théorie du rire, et le premier reproche que nous adresserons au docteur Hecker de Gœrlitz, qui vient de publier à son tour un livre sur cette matière, est de ne pas s'être mis suffisamment au courant des travaux de ses devanciers. Il connaît, à la vérité, un certain nombre d'études et d'analyses faites en Allemagne; mais ce qui a été publié en Angleterre et en France lui a complètement échappé. Il ignore les théories des psychologistes anglais les plus célèbres, celles d'Herbert Spencer, de Bain, etc. Il ne s'est pas enquis davantage ni de l'opuscule que nous avons fait paraître, en 1862, sur les Causes du rire, ni des vues émises par M. Charles Lévéque dans la Revue des deux mondes (1er décembre 1863) et dans son traité de La science du beau (2ème édition), ni de celles que M. Fr. Bouillier a développées dans son livre sur Le plaisir et la douleur. Le défaut que nous relevons ici est devenu d'ailleurs fort commun chez les savants et les philosophes contemporains de l'Allemagne, et la politique pangermaniste menace de se traduire par une sorte d'exclusivisme scientifique et littéraire. Ce n'était pourtant pas ainsi que l'on procédait dans ce pays à l'époque où sa littérature et sa philosophie jetaient précisément le plus vif éclat. Mais aujourd'hui on dirait presque qu'il répugne à un auteur allemand de citer un auteur français. Par un tel dédain, la pensée allemande ne peut que se nuire à elle-même; car elle se prive, sans compensation, de cette source d'excitation qui se trouve dans les idées étrangères, d'autant plus suggestives qu'elles sont plus éloignées des idées nationales. Les résultats de cet isolement volontaire se laissent déjà apercevoir: l'Allemagne a laissé reconquérir par l'Angleterre la prépondérance philosophique; depuis le déclin de l'école hégélienne, sa métaphysique tourne sans cesse dans le même cercle et semble frappée de stérilité les deux seules écoles qui montrent de la vitalité, celle de Schopenhauer et celle du naturalisme, sont précisément celles qui ne partagent pas l'indifférence générale pour tout ce qui se fait au dehors. En ce qui concerne particulièrement le docteur Hecker, il est certain que la lecture de certains travaux étrangers aurait suffi pour le prémunir contre la plupart de ses erreurs.

Notre auteur étudie d'abord le rire causé par le chatouillement, et c'est la partie la plus intéressante, bien que la plus courte de son livre. Il part de ce fait que chaque sensation de la peau s'accompagne d'une excitation de tout le système vaso-moteur et du grand sympathique, d'où résulterait un rétrécissement des vaisseaux circulatoires. Il rapporte les expériences d'un physiologiste, Oswald Naumann ce dernier prenait une grenouille morte, dont il avait séparé la colonne vertébrale de la tête; pour empêcher toute action directe, il liait les vaisseaux du fémur et coupait tous les nerfs aboutissants, à l'exception du nerf ischiaque, dont les extrémités correspondent avec les nerfs tactiles du pied; il soumettait ensuite le pied de la grenouille à l'action du galvanisme, et le microscope lui permettait d'observer, à chaque excitation, un rétrécissement des vaisseaux mésentériques, du poumon et de la membrane interdigitaire, ainsi qu'une diminution proportionnelle de la quantité de sang contenue dans ces vaisseaux. D'autres expériences, essayées sur l'homme a l'aide du sphygmographe appliqué à l'artère tibiale postérieure, qui fait constater un rétrécissement semblable des vaisseaux sous l'influence d'une application de sinapismes, d'un saisissement par de l'eau chaude, etc. On a observé aussi que chaque excitation du sympathique s'accompagnait d'une dilatation de la pupille.

Le docteur Hecker prétend que le chatouillement produit de même une excitation du système vaso-moteur et un rétrécissement des vaisseaux. Ce qui le confirme dans cette opinion, c'est qu'il a, dit-il, constaté sur des personnes que l'on chatouillait cette dilatation de la pupille qui coexiste ordinairement avec les phénomènes qui viennent d'être décrits.

Nous ne faisons aucune difficulté à accepter cette manière de voir. Mais, jusqu'à, présent, il n'est pas question du rire, et ce qui va suivre nous paraît d'une exactitude beaucoup plus contestable.

Le docteur Hecker croit que les mouvements du diaphragme, dans le rire, ont pour but de remédier, par l'élargissement de la cavité thoracique, au trouble subit produit dans l'équilibre cérébral par le rétrécissement des vaisseaux circulatoires.

Il est très vrai que, dans l'aspiration, le refoulement du diaphragme et le soulèvement des côtes agrandissent la poitrine les poumons, le cœur, les gros vaisseaux qui y aboutissent, se trouvent moins comprimés et fonctionnent avec plus d'aisance; les veines se vident plus facilement et le sang afflue dans les artères on même temps que l'air se précipite dans les poumons. Dans l'expiration, c'est le contraire le soulèvement du diaphragme et l'abaissement des côtes diminuent la cavité thoracique; le cœur, les poumons et les gros vaisseaux sont soumis aune plus grande pression, l'air est chassé de la poitrine, les artères se vident et le sang s'accumule dans les veines. Le rire consisterait donc, suivant notre auteur, dans une action réflexe qui remédierait, par une succession de fortes aspirations, à la gêne de la circulation dans le cerveau. Les aspirations correspondraient, dans le chatouillement, à chaque excitation nouvelle de la peau, tandis que les mouvements d'expiration correspondraient à chaque interruption des attouchements. Le docteur Hecker croit que les interruptions fréquentes sont, dans le chatouillement, une condition essentielle du rire.

D'après cette description du phénomène, l'aspiration serait, dans le rire, le fait le plus important, et les expirations n'auraient qu'un rôle (très secondaire). Le rire serait une succession de soupirs. Or, c'est précisément le contraire de ce qui arrive. Le procédé dont parle notre auteur se réalise quand nous souffrons, quand nous sommes on proie a un saisissement: un homme qui subit une opération douloureuse, ou qui reçoit une douche d'eau très froide, se livre, en effet, à une série d'aspirations profondes entrecoupées par de courtes et brusques expirations. Mais dans le rire ce sont, au contraire, les expirations saccadées qui nous semblent l'élément principal; les aspirations paraissent ne se produire que dans la mesure nécessaire pour rendre la respiration possible, et quelquefois elles restent complètement insuffisantes; lorsqu'on a ri très fortement, on est obligé de faire de profonds soupirs pour réparer le trouble causé par l'excès des expirations sur les aspirations.

Si d'ailleurs la doctrine du docteur Hecker était vraie, comment expliquerait-on que des excitations de la peau, bien plus fortes que celles qui ont lieu dans le chatouillement, ne s'accompagnent pas du rire. Pourquoi ne rions-nous pas quand on nous frictionne, quand on nous masse, quand on nous bat, et sous l'influence surtout de toutes les irritations de la peau? Pourquoi le chatouillement lui-même fait-il d'autant plus rire qu'il est plus légèrement exécuté ?

Nous le répétons, le procédé que notre auteur a décrit, ce n'est pas celui du rire, c'est celui de l'angoisse qui accompagne la douleur.

La menace du chatouillement fait rire quelquefois plus que sa réalisation, et nous ne pensons pas que cela puisse être expliqué par la simple association, résultant de l'habitude, du rire avec l'idée du chatouillement, comme l'idée d'un citron suffit pour faire venir l'eau la bouche; car le rire causé par l'idée aurait du moins une intensité inférieure à celle du rire cause par le chatouillement lui-même, et c'est souvent le contraire qui a lieu. Voici, d'ailleurs, des expériences qui viennent à l'appui de nos objections. Annoncez à une personne irritable que vous allez la pincer à telle place et à tel moment si elle perçoit la sensation juste au moment et à la place où elle l'attendait, elle ne rit point. Faites, au contraire, un geste comme pour la pincer, et ne la pincez réellement pas, elle rit immédiatement. Ce sont là des cas où le rire ne coexiste pas avec une excitation de la peau et se produit, au contraire, quand l'excitation fait défaut. Ces faits nous paraissent analogues à ceux qui se rapportent au chatouillement. Ajoutons qu'il y a rire dans le cas où, ayant annoncé à une personne qu'on allait la pincer à une place, on la pince réellement à une autre. Cela ne nous donne-t-il pas à penser que le rire dépend bien moins des sensations de la peau que d'une attente déçue ?

Nous avons fait sur le chatouillement les observations suivantes:

1° Lorsqu'on promène le doigt sur la peau d'une autre personne, sans aucun changement de direction ni de vitesse et sans interruption, on ne la fait pas rire; il n'y a pas chatouillement.

2° Lorsqu'on fait succéder des attouchements successif, à la même place ou en suivant une direction constante, on ne fait pas rire non plus, si les attouchements ont lieu à des intervalles de temps égaux. Mais le rire se produit quand les intervalles ne sont pas les mêmes.

3° Le rire se produit également quand, les intervalles étant égaux, il y a des changements inattendus dans la direction des attouchements successifs.

4° Dans le cas où il n'y a pas d'interruption dans le contact, on fait encore rire, soit en faisant varier la vitesse; soit eu changeant la direction des mouvements.

5° On ne rit pas lorsqu'on se chatouille soi-même. En somme, le rire paraît avoir sa cause non pas dans la sensation même de contact, mais dans la variation de vitesse, de direction ou d'interruption. Il faut de plus que les variations soient inattendues, et c'est pourquoi l'on ne peut se faire rire en se chatouillant soi-même. Une seule des trois formes de variation que nous venons de mentionner suffit pour provoquer le rire mais le phénomène a plus d'intensité quand les trois espèces se combinent. On obtient ce résultat au maximum en ne faisant qu'effleurer la peau avec une extrême légèreté et laissant pour ainsi dire ricocher au hasard l'extrémité des doigts suivant les moindres inégalités du corps.

Si le rire, même dans le chatouillement, tient à une attente continuellement trompée, il dépend d'un phénomène intellectuel, et ce sera l'analyse psychologique qui pourra seule nous en faire connaître la véritable explication. Comme il est évident, d'un autre côté, que nous ne rions pas chaque fois que nous éprouvons une déception, il faut encore, pour expliquer le rire, la réunion d'autres conditions que nous ne pourrons découvrir que dans l'étude du risible proprement dit. Kant avait défini le sentiment du risible, « la résolution d'une attente en rien »; nous nous attendons, selon lui, à trouver certaine qualité dans un objet, à en ressentir certaine perception, et nous découvrons tout à coup que cette qualité ne lui appartient pas. Mais il faut encore, selon nous, quelque chose de plus pour nous faire rire; si la condition indiquée par Kant suffisait, nous ririons toutes les fois que nous aurions partagé une illusion et qu'elle viendrait à être détruite, toutes les fois qu'une de nos espérances seraient déçues, chaque fois, en un mot, que nous ne trouverions pas dans une personne ou dans une chose ce que nous nous attendions à y rencontrer. Mais il n'est pas besoin de rappeler que de pareilles déceptions, loin de nous être agréables et de nous faire rire, nous font éprouver le plus souvent un sentiment d'autant plus pénible que nous comptions davantage sur l'existence de qualités illusoires.

A quelles conditions une attente trompée devient-elle la cause du rire? C'est ce qui nous reste à examiner.


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